Ce soir-là, la salle Jean Bouise du TNP de Villeurbanne est mélangée, agitée. Entre les spectateurs d'un certain âge, fidèles de toujours de ce théâtre populaire né en 1920, et les jeunes lycéens et collégiens, Dominique Blanc reste calme, immobile. Elle attend. Quand le silence enfin s'installe, la comédienne ne nous lâche plus et nous emmène vers l'émotion brute. De celles qui restent gravées longtemps dans la mémoire.
La douleur est un récit lumineux et violent avec lequel elle se verrait bien vieillir. Dominique Blanc le porte en elle depuis 2008, date à laquelle Patrice Chéreau et son ami le chrorégraphe Thierry Thieû Niang lui proposent de l'adapter sur scène. Ces écrits, publiés en 1985, ont été rédigés en grande partie au sortir de la guerre, probablement entre 1946 et 1948. Dans une langue sensible et crue, Marguerite Duras y raconte la fin de l'Occupation à Paris, le retour des prisonniers et l'attente de l'être aimé, son mari Robert Antelme, l'auteur de L'Espèce humaine, déporté en 1944 à Buchenwald; puis à Dachau. Elle décrit aussi le soulagement et en même temps une sorte de dégoût au retour de la paix.
J'ai toujours aimé cette femme, cette auteure. Sa vie toute entière est au nom de l’engagement et de l’amour majuscule. Elle a écrit pour les plus modestes, les plus délaissés, les plus fragiles, les plus vulnérables. C’est ça que j’aime aussi, c’est sa dimension humaniste.
Dominique Blancau sujet de Marguerite Duras
C'est Thierry Thieû Niang qui a eu l'idée du texte de Duras. "J'ai découvert Duras avec L'amant et Un barrage contre le Pacifique, raconte le chrorégraphe et metteur en scène. Elle me parlait du pays de mon père, l'Indochine des années 20 et des années 30. Cette femme qui attendait, ça m'a rappelé mon père séparé de ses frères et soeurs par la guerre. Les silences, les impatiences et les chagrins ont traversé ma famille. Marguerite Duras m'a beaucoup consolé."
En 2008, la mise en scène est très sobre. Une table, quelques chaises, pas de son, pas de costumes, ni de décor. Un dispostif très simple qui a permis à la pièce de tourner partout dans le monde, au Viêt-Nam, au Japon et même au Brésil. Fidèles à la création initiale, et en l'absence de Patrice Chéreau décédé en 2013, Thierry Thieû Niang et Dominique Blanc ont retravaillé avec leurs souvenirs. "On a un dessin, on a des gestes, mais tout cela n'est pas chronométré, explique le chorégraphe qui est aujourd'hui artiste associé au TNP de Villeurbanne. Ça reste du vivant, au présent."
Une tragédie à défendre
L'attente se raconte avec de petits gestes. Une pomme que l'on épluche mécaniquement sans la manger. Des crayons que l'on aligne avec précision pour mieux masquer le désordre intérieur, la douleur et l'envie de mourir qui menace de tout submerger. Dominique Blanc porte les mots de Marguerite Duras avec une fluidité et une intensité sans pareil. Elle nous happe dès la première minute pour ne pas nous lâcher jusqu'à la dernière scène, brutale, qui laisse sans voix.
"C’est un texte qui comporte une violence extrême, c’est une chose qui me plaît parce que c’est une tragédie à défendre", plaide la comédienne, soucieuse de toucher la jeunesse d'aujourd'hui, celle qui en sait si peu sur la Shoah et la seconde Guerre Mondiale. Quand l'auteure évoque son mari de retour des camps, tel un mort-vivant, "c’est un texte qui est cru, poursuit-elle. Quand vous dites à des gamins, la merde est verte, elle bouillonne, on sait pas ce que c’est ça fait dix-sept jours qu’on a cette merde, on sait pas ce que c’est, ils sont là-dedans. Les choses sont dites de façon extrêmement claire. C’est aussi le talent de Duras car avec des mots simples, elle dit l’essentiel et elle dit l’horreur. Avec Duras, vous atteignez tout le monde en plein cœur." De fait, le public quelque soit l'âge, est terrassé.
"La fureur de vivre"
Cette pièce est aussi celle de la résurrection. Celle d'un homme qui revient des camps de la mort, de son épouse accablée par la douleur qui s'accroche malgré tout à la vie, celle peut-être aussi de Dominique Blanc qui, quand elle l'a jouée pour la première fois en 2008, sortait d'une période de silence, sans aucune proposition au théâtre ni au cinéma. Ce sont d'ailleurs ses premiers mots. "C’est de la joie pure, de la joie ardente", s'enflamme-t-elle aujourd'hui encore.
C'est de la fureur de jouer, de la fureur de vivre. Ce texte est d’une exceptionnelle beauté. C’est une résurrection, un cri de survie. C’est un cri de "le nazisme ne nous aura pas", "les régimes totalitaires ne nous auront pas"
Dominique Blancau sujet de La douleur de Marguerite Duras
Une comédienne plus libre, plus virtuose
L'idée de reprendre La douleur est venue de Dominique Blanc. En relisant le texte il y a quelques mois, elle a eu le sentiment que Patrice Chéreau était à ses côtés. "J'ai eu l'impression qu'il était là, sur mon épaule. C’était preque surnaturel, c’est incroyable quand même." C'est en son souvenir qu'elle a souhaité le jouer d'abord au TNP. C'est là que sa carrière a démarré. Patrice Chéreau l'avait repérée à la sortie de la classe libre du Cours Florent et proposé plusieurs rôles dans Peer Gynt. C'était en 1981.
Si La douleur lui a valu le Molière de la meilleure comédienne en 2010, la reprise de 2022 est différente à plusieurs titres. La comédienne est entrée il y a six ans à la Comédie-Française avant d'être élue sociétaire en 2020. Une expérience qui a "bouleversé" sa vie. "Elle est plus libre, plus funambule, plus joueuse, plus virtuose," observe Thierry Thieû Niang. "Oui, quelque chose est différent, reconnaît l'intéressée. Le fait de jouer autant, avec autant de partenaires qui ont des écoles de jeu très différentes, ça m’a rendue beaucoup plus libre. Je pense qu’avant d’arriver au Français j’aurai pu devenir facilement psychorigide, vous voyez ?" Elle dit ces mots avec un tel enthousiasme et un sourire si lumineux qu'on a du mal à croire à une quelconque rigidité.
Tournée en solitaire
Le contexte aussi n'est plus le même. La guerre en Ukraine et la montée de l'extrême-droite, notamment en Italie, donne à La douleur
une nouvelle résonance. Dominique Blanc repart en tournée en solitaire
pour quelques mois avec ce texte. Une perspective qui réjouit la
sociétaire de la Comédie-Française. "C’est le contrepied exact du Français, confie-t-elle. C’est l’exact équilibre. Si Eric Ruf (ndlr, administrateur général de la Comédie-Française) m’autorise,
ponctuellement, j’aimerais pouvoir continuer ces petites étapes
solitaires. N’importe où, y compris dans les lycées ou les collèges." Porter encore longtemps cette parole percutante auprès des jeunes générations.
https://www.francetvinfo.fr/culture/spectacles/theatre/c-est-de-la-fureur-de-jouer-de-la-fureur-de-vivre-seule-sur-scene-dominique-blanc-ravive-la-douleur-de-marguerite-duras_5391853.html