Le clown dans la pédagogie du jeu de l’acteur en France
par Guy Freixe
Jacques Copeau a été l’un des premiers à s’intéresser à l’apport du jeu clownesque dans la pédagogie de l’acteur. En janvier 1916, il découvre avec enthousiasme les Fratellini à Medrano. Il admire leurs lazzi, leur jeu directement en lien avec le public, leur gestuelle rythmée, précise, inventive. Il écrit, enthousiaste, dans son Carnet : « Voilà le vrai acteur1 ! ». Le clown, pour Copeau, relie l’acteur à la vitalité d’une tradition, celle de la commedia dell’arte, fondée sur la spontanéité de l’improvisation, la crédulité de l’enfance et une fantaisie toute corporelle. Copeau engage les Fratellini dans son École du Vieux-Colombier (1921-1924). Mais leur enseignement se limite à l’apprentissage de l’acrobatie. Une pédagogie du jeu par l’art clownesque n’est pas encore née. Pour cela, il faudra attendre l’apport de Jacques Lecoq. Le renouveau du clown de théâtre doit beaucoup à son enseignement. En 1962, six ans après la création de son École à Paris, il commence un travail sur le jeu comique qui s’avèrera déterminant pour le renouveau du clown : un clown qui quittera la piste du cirque où il se meurt pour gagner la rue, les cabarets, les scènes de théâtre. Lecoq a œuvré à cette mutation du clown de cirque vers le clown de théâtre, ouvert à des situations dramatiques renouvelées. Et il a fait du jeu clownesque un territoire dramatique essentiel dans la pédagogie de l’acteur, en l’ouvrant au burlesque et à l’absurde.
La pédagogie du « bide »
En s’interrogeant sur la nature de la relation entre la commedia dell’arte et les clowns de cirque, Lecoq a cherché des exercices pour mieux saisir l’émergence du rire : « J’installais la piste et chacun s’y présentait avec la seule obligation de nous faire rire. C’était terrible, ridicule, personne ne riait ; les élèves-clowns prenaient le "bide" dans l’angoisse générale ; et, à mesure que chacun passait, le même phénomène se renouvelait. Le clown dépité allait s’asseoir, penaud… et c’est à ce moment-là que nous commencions à rire de lui. La pédagogie était trouvée, celle du "bide"2. » Ce n’était pas le personnage que les élèves jouaient qui déclenchait le rire, mais la personne elle-même, mise à nu. Lecoq se rend compte alors de la spécificité du clown, éloigné de tous les autres registres et territoires de jeu où il s’agit au fond de jouer quelqu’un d’autre que soi. Le clown, lui, n’existe pas en dehors de l’acteur qui le joue. Et encore, moins il essaie de "jouer", moins il est volontaire, plus il se laisse surprendre par ses propres fragilités, et plus son clown aura des chances d’apparaître. Car, pour Lecoq, nous sommes tous des clowns, dans le sens où nous voulons tous être beaux, intelligents, forts… alors que nous avons chacun notre « dérisoire3 » qui, en s’exposant, fait rire. Cette découverte de la transformation d’une faiblesse personnelle – physique ou psychique – en force théâtrale fut de la plus grande importance dans la pédagogie de Lecoq. Dès lors, la « recherche de son propre clown » devient une étape essentielle de son enseignement et marque le temps fort de la fin du voyage de l’École. Après l’effacement devant le monde extérieur, dans la recherche sous le masque neutre d’un « fond poétique commun » qui rassemble et unifie, l’élève, à la fin du parcours pédagogique, dans une géométrie inversée, doit être le plus simplement et profondément lui-même, et observer l’effet qu’il produit sur le monde, c’est-à-dire sur le public. Car le clown n’existe qu’à partir du public.
À la recherche de son clown
Pour aider à l’émergence de son clown, Lecoq a recours à un masque, « le plus petit masque du monde » selon son expression, cette boule de couleur qui illumine les yeux et arrondit le visage : le petit nez rouge. Celui-ci opère une mutation. Quand on le met, ce n’est pas seulement un simple objet que l’on pose sur le visage, c’est un événement qui survient. L’intime prend tout à coup une force nouvelle. On se sent plus large, disponible, capable de transformer ses faiblesses en force théâtrale, ses ratages en triomphe. Alors, à force de louper, d’être nul, de multiplier les échecs, à un moment où il ne s’y attend pas, le clown se surprend et nous surprend par sa virtuosité. Car il y a en lui, cachées, enfouies – comme en chacun de nous –, des merveilles, et derrière sa balourdise apparente, des trésors d’adresse insoupçonnés.
Dans la pédagogie du jeu de l’acteur, Jacques Lecoq a aujourd’hui en France une place reconnue, dans les cours privés ou les conservatoires et écoles nationales d’art dramatique, bien que marginale par rapport à l’interprétation des textes. Le travail sur le clown, souvent proposé sous forme d’immersion d’une ou deux semaines, vise le plus souvent à développer chez l’apprenti-acteur ses capacités d’imagination, une confiance en soi gagnée par le lâcher-prise, le renforcement de la croyance intérieure, la justesse du rythme et l’ouverture au public, car le clown ne joue pas devant lui, mais avec lui. La rencontre avec le travail clownesque est toujours très attendue car celui-ci stimule la créativité et dynamite les cadres habituels du jeu interprétatif. Toutefois, l’expression très individualiste provoquée par le travail clownesque ne doit pas empêcher la rencontre poétique avec une créature attestant du mystère de notre présence au monde. Sans passé ni avenir, dans un pur présent, le clown porte avec lui la croyance totale, irréductible, dans le pouvoir de l’imaginaire. Voilà à quoi initie le clown, dans la perspective de formation d’un acteur-créateur
Videos montant l'enseignement de Lecoq
Lire son livre Le corps poétique.
https://www.youtube.com/watch?v=koExYifqFRo