Notes et précisions:
Au cours de son cheminement artistique, Dominique Blanc croise, à plusieurs reprises, la route de Patrice Chéreau, que ce soit au théâtre (Peer Gynt d’Ibsen, en 1981 ; Les Paravents de Genet, en 1983 ; Phèdre de Racine, en 2003 ; La Douleur de Duras, en 2008) ou au cinéma (La Reine Margot, 1994 ; Ceux qui m’aiment prendront le train, 1998).
Considéré comme l’un des metteurs en scène les plus influents de sa génération, Patrice Chéreau (1944-2013) s’est également consacré à l’opéra. Il a dirigé d’importantes structures (le théâtre de Sartrouville, le TNP de Villeurbanne, le théâtre des Amandiers). Il est reconnu pour la puissance visuelle de ses mises en scène et la qualité de sa direction d’acteurs.
Lorsqu’il tente de la caractériser, Patrice Chéreau la définit comme une direction « en gros à la fois animale et très physique, naturaliste et totalement psychologique » (Patrice Chéreau, J’y arriverai un jour, ouvrage réalisé par Georges Banu et Clément Hervieu-Léger, Actes Sud, coll. « Le Temps du théâtre », p. 23). Selon le metteur en scène, son travail consiste à « aider [les comédiens] d’abord et puis [à] les pousser dans leurs retranchements, […] les pousser à faire ce […] qu’ils ne feraient pas forcément s’ils étaient seuls » (Patrice Chéreau, in Pascal Aubier et Fabienne Pascaud, Portrait de Patrice Chéreau : épreuve d’artiste, 1990).
L’exigence et la volonté de co-construire le sens avec les acteurs déterminent donc son travail. « En fait[, dit-il], les comédiens en prennent et en laissent […] c’est-à-dire que, il y a des choses qui leur conviennent, d’autres qui ne conviennent pas, et puis ils adaptent en disant :" Ça, ça ne me convient pas, je vais essayer de trouver un autre chemin". Et c’est dans cet autre chemin qu’implicitement les comédiens me proposent que finalement je trouve ma nourriture, […] c’est dans une critique permanente de mon travail et dans une adaptation permanente de mon travail aux nécessités des comédiens » (Patrice Chéreau, in Stéphane Metge, Patrice Chéreau, Leçons de théâtre, leçon 5, Paroles d’élèves, Azor Films, 1999).
Relisez, dans Chantiers, je, la partie où Dominique Blanc évoque sa collaboration avec le metteur en scène (p. 81-119). En voici un extrait : « Il était très proche de nous », se remémore Dominique Blanc, « il avait toujours sa brochure à la main, mais en salle de répétition, il avait en plus – ce que j’adorais chez lui – cette grande proximité physique. Il ne touchait jamais véritablement mais il effleurait beaucoup. Il était près de nous, il nous parlait à l’oreille, il nous disait certaines choses que les autres n’entendaient pas. Il nous entourait complètement… » (Dominique Blanc, op. cit., p. 86)
Dominique Blanc évoque, à plusieurs reprises, l’exigence de Patrice Chéreau et l’intensité de l’engagement qu’il requiert de ses comédiens, que ce soit à la table ou sur le plateau, dans la dramaturgie, le travail de documentation et de compréhension, la générosité du jeu ou la mobilisation de l’intime et du corps. Elle témoigne également de certains moments où les acteurs participent activement à la construction du sens et de la mise en scène, comme lors de la déclaration à Hippolyte (Dominique Blanc, op. cit., p. 95-97) ou lorsqu’elle propose à Patrice Chéreau que l’enfant de Phèdre soit présent sur le plateau : « C’était ce qui était très joyeux dans cette aventure avec lui : on avait le sentiment d’avancer ensemble. Chaque fois que quelqu’un trouvait quelque chose, vite, tout le monde s’y engouffrait, collectivement » (Ibid., p. 100-101).
La mise en scène de Patrice Chéreau (2003) est filmée par Stéphane Metge. Il s’agit d’une captation qui permet de voir les spectateurs installés en bi-frontalité de part et d’autre d’une aire de jeu rectangulaire – bien plus longue que large – et qui rend bien compte de l’effet « cage de verre » que produit ce dispositif particulier.
Dans la mise en scène de Patrice Chéreau, en 2003, la distribution réunit parmi les plus grands comédiens du moment.
Oenone (Christiane Cohendy) est une comédienne d’un certain âge déjà dont la gestuelle, les déplacements et les quelques éclats de violence apparaissent très maîtrisés. Elle joue une nourrice certes, mais une nourrice « royale ». Phèdre (Dominique Blanc) est une reine, mère de famille, une femme mûre, qui mesure l’horreur de son crime. En 2003, Dominique Blanc a déjà une filmographie importante. Elle a joué Mme de Maintenon dans L’Allée du Roi de Nina Companeez (1995), et cela « colore » sans doute sa Phèdre, le spectateur pouvant avoir gardé en mémoire d’autres incarnations de la comédienne
La scène 3 de l’acte I met en place le couple Phèdre-Oenone, couple étrange à plusieurs titres : Oenone est la nourrice de Phèdre, celle qui a tout quitté – y compris ses propres enfants – pour l’élever dès sa naissance, celle qui a été sa mère de substitution, et celle enfin qui est aussi sa conscience, morale et politique.
Dominique Blanc joue la douleur intense de la passion interdite, de la honte et de la culpabilité avec une gestuelle hyper expressive, en laissant ses larmes défaire le maquillage.
- Oenone,
émouvante, éperdue de chagrin mais toute en retenue, tend souvent les bras
vers le ciel ou vers Phèdre. Elle a une démarche de femme épuisée et âgée.
Quand la reine se rue vers elle, Oenone garde une certaine distance, par
déférence, et caresse timidement le dos de Phèdre, même si elle lui parle
avec sévérité. Elle reste majoritairement debout, droite, en larmes. Quand
Phèdre est accroupie, juste avant l’aveu, Oenone tente de la relever, la
tirant par le bras. Elle est dans une relation d’immense tendresse, non
dans la fusion.Christiane
Cohendy joue une Oenone sévère à souhait, quasi rigide, implorant souvent le
ciel, retenue dans l’expression de sa douleur et de son attachement
– viscéral pourtant – à Phèdre.
- Phèdre fait le récit précis de sa passion avec une certaine lenteur dans le rythme des vers ; elle est en proie à une agitation constante, horrifiée par ce qu’elle dit, se tord presque toujours les bras au-dessus de la tête, cache ses yeux ; elle marche, droite ou légèrement courbée. D’abord placée devant Oenone, elle lui fait face assez vite, maintenant toujours une certaine distance. Quand Oenone se précipite pour la recevoir dans ses bras, elle la repousse, comme si elle était indigne d’être secourue.
La scénographie de Richard Peduzzi est ramenée aux deux extrêmes droite et gauche du rectangle de jeu : cela demande un effort au spectateur ; les comédiens sont souvent dans un espace nu d’où toute scénographie disparaît – sauf les chaises d’écolier –, parcourant l’espace comme des athlètes. En revanche, la vidéo permet de mieux voir la gigantesque porte de temple( évocation du site de Petra en Jordanie) par laquelle Phèdre entre et sort, et la bi-frontalité des spectateurs, devenus une réplique moderne du chœur antique. Le quatrième mur est très visiblement supprimé, la frontière entre public et acteurs a disparu. Comme le dit Patrice Chéreau, la scène est le « lieu provisoire que les personnages ne cessent d’envisager de quitter ».
Lumières très importantes projecteurs de poursuite qui encerclent les personnages, le sfixent dans l'espace, cercles sur le béton froid des ateliers Berthiers.
Costumes près du corps, contemporains, très austères chez Patrice Chéreau.Les hommes portent de longs manteaux au beau tombé qui leur donne une allure noble, bleu pour Théramène couleur de la sagesse, crème un peu scintillant pour Hypolite, nu sous la veste de smoking légèrement apparente. Phèdre a enlevé sa stricte veste bleu électrique, d’une matière plutôt brillante, et reste en robe longue noire décolletée, laissant apparaître une poitrine d’une grande blancheur. Oenone porte un costume sévère en tissu lourd, avec une veste classique prune très foncé et une jupe d’une couleur légèrement plus claire… Elle est grossièrement chaussée. On aperçoit Panope dans un tailleur identique à celui d’Oenone, couleur abricot.