lundi 8 avril 2024

Sujet sur le génie de l'actrice: proposition de Flavie avec mes dernières remarques et modifications

 

Dans Le Côté de Guermantes, Proust écrit à propos de la Berma, inspirée de Sarah Bernhardt : « Telle l’interprétation de la Berma était, autour de l’œuvre, une seconde œuvre vivifiée aussi par le génie ». L’œuvre dont parle Proust est Phèdre de Racine, jouée par Sarah Bernhardt, la Berma. Sarah Bernhardt est une comédienne et directrice de théâtre ayant joué Phèdre de 1879 à 1896. Le génie d’après la philosophie d’Emanuel Kant, le génie est celui qui a un don naturel, inné pour l’art. Ainsi, d’après Proust, si le premier génie est l’auteur de la pièce, le deuxième génie qui redonne vie à la pièce serait l’actrice qui joue le personnage de Phèdre. Phèdre est une tragédie classique écrite par Racine en 1677. Mais Racine s’est inspiré de deux dramaturges : Euripide, dramaturge grec qui a écrit Hyppolite, ou Hyppolite porte-couronne, datant de 428 avant JC ; et Sénèque, dramaturge romain ayant écrit Phèdre.Cette pièce est une tragédie se composant de cinq actes, se nommant d’abord Phèdre et Hyppolite. Cette pièce raconte l’amour tragique de Phèdre pour son beau-fils Hyppolite. Phèdre faisant partie de la famille des Atrides, elle est soumise aux passions interdites de la déesse Vénus. Œuvre culte du répertoire théâtral, elle a traversé les siècles et a été mises en scène d’innombrables fois, notamment en 2003 par Patrice Chéreau. Ainsi nous pourrons nous demander si ce propos s’applique également au travail de Dominique Blanc dans la Phèdre mis en scène par Patrice Chéreau. Nous étudierons d’abord le génie de Racine, puis les parts de génie dans le travail de Dominique Blanc mais aussi les moments où elle n’a pas fait spécialement preuves de génie au sens étymologique du terme, et enfin nous montrerons qu’au XXème siècle, la part de génie du metteur en scène n’est pas à négliger.

 Le premier génie est cet auteur qui a réussi avec un vocabulaire très restreint, environ 300 mots, à écrire la tragédie païenne considérée comme la plus aboutie des sept qu’il a écrites, et celle qui se rapproche le plus de la perfection en tant que tragédie classique. En effet, la tragédie classique est très codifiée : il y a la règle des trois unités, avec l’unité de temps (la pièce ne doit pas durer plus d’une journée, ce qui est le cas pour Phèdre), l’unité de lieu (la pièce doit se passer dans un seul lieu : dans le cas qui nous occupe le palais de Thésée à Trézène) et l’unité d’action (tous les éléments doivent être liés entre eux, de l’exposition jusqu’au dénouement et c’est bien ce qui se passe dans Phèdre centrée sur les amours interdits d’Hippolyte et la Reine et sur les problèmes de succession liés à la possible disparition du Roi Thésée. ) ; puis il y a la règle de bienséance (il ne faut pas montrer la violence sur scène ou des choses jugés mal-à-propos. Dans Phèdre, la mort d’Hippolyte n’est pas représentée sur scène mais racontée par le fidèle Théramène dans un récit poignant). Pour finir, Racine a réussi à faire ressentir aux lecteurs la catharsis qui a pour but de susciter la terreur et la pitié à l’égard de Phèdre qui n’est ni totalement coupable, ni totalement innocente. La terreur, c’est la peur du destin donc des dieux, pour Phèdre c’est la peur de Vénus et de la malédiction des Atrides.Avec toutes ces contraintes Racine a réussi à montrer le débordement des passions et des pulsions qui sont le but des arts dyonésiens théorisés par Nietzsche, qui regroupent le théâtre, la danse et le rythme. Le génie de Racine est si important qu’encore aujourd’hui certains de ces vers sont connus de tous, comme : "Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue ; / Un trouble s'éleva dans mon âme éperdue ; / Mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais parler, / Je sentis tout mon corps et transir brûler. / Je reconnus Vénus et ses feux redoutables, / D'un sang qu'elle poursuit, tourments inévitables."Cependant il est aussi important de rappeler que Racine s’est inspiré de la pièce de Sénèque du même nom, qui s’est lui-même inspiré de la pièce Hyppolite Porte Couronne, écrite par Euripide en 428 avant JC. Ainsi le « génie » de la fable ne lui appartient pas, Racine se situe bel et bien dans la tradition classique de l’imitation des Anciens, le concept de génie s’est d’ailleurs forgé bien plus tard au XIXème siècle et Proust l’emploie en quelque sorte par abus de langage.

Abordons maintenant les points qui montrent que l’interprétation de Dominique Blanc crée autour de l’œuvre une seconde œuvre vivifiée par son génie personnel d’actrice. Je pense qu’il est important de rappeler en premier lieu que Dominique Blanc est une autodidacte, c’est d’ailleurs un de ses complexes. Mais ce complexe peut la placer au rang de génie. En effet, le fait que Dominique Blanc n’ait pas fait de grandes écoles mais qu’elle soit tout de même devenue cette actrice emblématique, sociétaire de la comédie française, montre bien qu’elle a un certain génie. Etymologiquement le mot génie dans le domaine de l’art renvoie à ce qui est inné. Ainsi le talent, et la grande maitrise du jeu de Dominique Blanc seraient innés, de naissance. Si on peut considérer que la maitrise du jeu est quelque chose d’inné, c’est bien possible que Dominique Blanc soit un génie. En effet, lors de sa jeunesse, elle prend quelques cours d’art dramatique avec Jeanine Berdin, qui voit le potentiel en elle et qui lui propose tout de suite de présenter le concours du conservatoire de Lyon.

De plus, son complexe d’autodidacte la pousse à beaucoup travailler de son côté, pour acquérir plus de savoir et pouvoir faire de meilleures propositions, mais cela la pousse également à beaucoup observer et apprendre des autres comédiens, comme dans Peer Gynt où elle observait toutes les répétitions de toutes les scènes où elle n’était pas apprenant beaucoup de ces prestigieux camarades de jeu à commencer par Maria Casares Cela pourrait être considéré justement comme le contraire du génie, mais je pense que même un génie ne peut pas avoir tout le savoir en lui, il doit avoir la vivacité d’esprit de comprendre que pour encore évoluer il faut qu’il apprenne également des autres. Malgré ce travail, Dominique Blanc arrive à garder une certaine fraîcheur dans son jeu pour ne pas le rendre mécanique, comme nous le disait Thierry Thieu Niang elle travaille avec l’instinct, elle ne va pas forcément trop réfléchir sur ce qu’elle est en train de faire, ce qui rajoute du poids dans le fait qu’elle a une part de génie. De plus dans son travail du jeu dans Phèdre, Dominique Blanc a fait plusieurs choses très intéressantes pour la mise en scène, spontanément. Tout d’abord, elle a cassé les alexandrins de son propre chef, sans que Chéreau lui demande. En effet comme elle n’a jamais fait de grandes écoles et appris à jouer de la tragédie classique, elle n’avait pas ancré en elle la mélodie de l’alexandrin. Ce n’était pas le cas de ses camarades de jeu, Éric Ruff et Michel Duchossoy, avec qui Chéreau s’est battu pour qu’ils cassent les alexandrins. Elle le rappelle dans son livre Chantier, Je : «Nous avons un atout toi et moi, nous n’avons jamais fait de théâtre classique, nous n’avons jamais travaillé l’alexandrin ». 

En outre, Dominique Blanc faisait dans le travail sur Phèdre, des propositions spontanées ; par exemple lorsque Hyppolite lui dit que ses sentiments ne sont pas réciproques, spontanément Dominique Blanc en tant que Phèdre essaye de le tuer lorsqu’elle dit dans la scène 5 de l’acte 2 « Au défaut de ton bras prête moi ton épée. // Donne », cela   de Dominique Blanc entraine également celui des autres comédiens. C’est également elle qui propose la façon dont Phèdre meurt empoisonnée, les lèvres bleues et bavantes ayant pris la peine pour plus de justesse de se renseigner sur les effets des différents poisons.

Mais, il est également intéressant de parler de certains points qui montrent qu’il y a des moments où Dominique Blanc n’est pas ce génie créateur. Revenons sur le fait que Dominique Blanc est autodidacte, ce qui l’oblige à beaucoup travailler. Ce point peut montrer son génie, mais aussi montrer le contraire. En effet, le fait qu’elle ait besoin de tout le temps beaucoup travailler, de se renseigner sur la pièce, de lire tout ce qui existe autour de l’œuvre, peut montrer que pour être à l’aise lors des répétitions et avoir une force de proposition plus intense, Dominique Blanc a besoin d’un support qui n’est pas inné.         

 Le comédien est également au service d’un metteur en scène, dans ce cas-là, Patrice Chéreau. Dans la citation de Proust, le metteur en scène n’est pas cité, car à son époque il existait des metteurs en scène comme Antoine mais leur travail s’apparentait plus à celui d’un régisseur général. Dans le travail sur Phèdre, Patrice Chéreau qui est un formidable directeur d’acteurs a fait plusieurs propositions qui ont permis de susciter du jeu chez les comédiens, par exemple, c’est lui qui a proposé à Dominique Blanc de montrer son sein à Hyppolite, elle l’a fait et cela a engendré une réaction intéressante de la part d’Éric Ruff. C’était une proposition de Chéreau et au départ, Dominique Blanc n’était pas emballée à l’idée de le faire comme elle le relate dans Chantiers, je, mais elle l’a tout de même fait et cela a permis d’étoffer la mise en scène, l’incarnation des personnages. C’est également Patrice Chéreau qui voulait un jeu corporel intense, qui permettait une grande singularité de sa mise en scène, il a beaucoup fait travailler les acteurs sur ce point ; et lors des répétitions filmées, on voyait que Patrice Chéreau était presque en train de jouer en même temps que les comédiens, il avait une inspiration, un génie créateur. De plus sa mise en scène se démarque totalement des indications de Racine car il ne respecte pas la bienséance, comme lors de la dernière scène où il ramène sur le plateau par le monte-charge des Ateliers Berthier le corps d’Hyppolite totalement mutilé et termine la pièce sur le visage ravagé de Thésée que Pascal Gregory, l’acteur, vient de recouvrir du sang de son fils, comme si la tragédie racinienne devenait un drame shakespearien. Ainsi si « génie » il y a, le metteur en scène n’est pas à oublier.

 

Nous avons donc pu comprendre que Dominique Blanc lorsqu’elle a joué Phèdre a témoigné d’une certaine forme de génie car c’est une comédienne qui fonctionne beaucoup à l’instinct et elle a fait beaucoup de propositions dans cette mise en scène qui l’ont fait évoluer. Mais il faut également rappeler qu’il n’y a pas que les acteurs qui peuvent témoigner d’un génie au théâtre, car ils sont au service d’un metteur en scène qui les diriges selon sa propre volonté, mais aussi au service d’un texte, d’une langue, écrite tout d’abord par un auteur qui est lui aussi un génie.