mercredi 29 mai 2024

Les 60 ans du Théâtre du Soleil d'Ariane Mnouchkine

 Elle sera au programme des terminales l'an prochain avec son spectacle 1789 qui a donné lieu à une captation.

Mais le Soleil fête cette année ses 60 ans.

Article dans Télérama: interview d'Ariane Mnouchkine

Dès l’arrivée à la Cartoucherie de Vincennes où elle s’est installée en 1970, on est saisi par l’accueil de la troupe. Paroles de bienvenue, sourires, bienveillance… La passion du théâtre et de vivre de son métier — chacun touche le même salaire, 2 000 euros net, d’Ariane Mnouchkine au cuisinier — suscite-t-elle cette délicatesse ? Le 29 mai, le Théâtre du Soleil fêtera ses 60 ans. Soixante ans d’émerveillement et de partage sous la houlette d’Ariane Mnouchkine, 85 ans, toujours aussi exigeante et généreuse. Des Petits Bourgeois (1964) à L’Île d’or (2021), via des créations collectives comme 1789, 1793, L’Âge d’or, Le Dernier Caravansérail, Les Éphémères ou de flamboyantes re-visitations de Shakespeare ou des Atrides, le Soleil n’aura cessé de créer des images somptueuses comme de faire réfléchir, de rassembler comme de poser des questions. Ici le théâtre se fait épopée, rêve tout en restant engagé. Il métamorphose la réalité en poésie, pour mieux la dire, fort d’une troupe transmonde (soixante-dix personnes dont quarante comédiens) à la vingtaine de nationalités. Un ultime théâtre populaire, de service et de salut public qui enchante et secoue. Rencontre avec son inaltérable et magique fondatrice.

Quels souvenirs gardez-vous des débuts du Théâtre du Soleil ?
La promesse du bonheur. Donc, déjà, le bonheur. Nous savions que nous commencions une aventure extraordinaire, digne du Capitaine Fracasse et de sa troupe au XVIIe siècle dans le roman de Théophile Gautier (1863). Nous en étions persuadés, parce que la plupart d’entre nous étions encore des enfants. En tout cas, moi, je l’étais. Nous partions en voyage. Un immense voyage, qui allait durer notre vie entière. Le rêve ne pouvait que s’accomplir si on donnait, tous, tout ce que nous avions à donner, jour et nuit. À peine vingt ans après la fin de la guerre, l’époque était pleine de certitudes positives. On ne se posait pas encore de questions sur la fin de l’Histoire. Elle ne pouvait qu’être heureuse : les luttes sociales, la justice, la fraternité gagneraient. Et nous aussi. Bien sûr, nous savions que nous ne savions rien, mais nous allions tout apprendre. Pendant longtemps, nous avons d’ailleurs été traités d’amateurs par certains professionnels, mais, Philippe Léotard, Jean-Claude Penchenat, Jean-Pierre Tailhade, Gérard Hardy, Myrrha Donzenac, son frère Georges, Françoise Tournafond et moi, les fondateurs, on s’en fichait. Nous avions l’humour, l’innocence, la naïveté fertile indispensables à toute épopée immense ou minuscule comme la nôtre. Nous avions l’enthousiasme. Nous étions parés.

 

Comment est né votre désir de théâtre ?
Probablement Le Capitaine Fracasse, certainement aussi le choc éprouvé devant la mise en scène de Giorgio Strehler d’Arlequin, serviteur de deux maîtres de Goldoni. J’avais 16 ans, j’étais en vacances à Menton. À la sortie, je ne marchais plus, je volais. Bien sûr il y eut aussi les plateaux de cinéma où j’accompagnais mon père, Alexandre Mnouchkine, producteur de cinéma —autant de miniscènes de théâtre. Et, du côté de ma mère, en Angleterre, mon grand-père, Nicholas Hannen et ma tante Hermione, acteurs tous les deux. Mais ce qui fut décisif c’est le théâtre universitaire à Oxford où j’ai passé un an après le bac. J’y fus, entre autres, l’assistante de Ken Loach qui y finissait ses études. Après une répétition de Coriolan de Shakespeare, où je figurais, je me rappelle m’être dit : « C’est cela ma vie ! » Quelle chance j’ai eu d’avoir si tôt cette certitude et de la ressentir encore aujourd’hui.

Comment naît le Soleil ?
De retour d’Oxford à la Sorbonne où je fais de la psychologie et m’ennuie copieusement, je réalise qu’il n’y existe aucune troupe de théâtre universitaire accessible aux femmes. Jean-Pierre Miquel, qui restera un ami adorable, dirige à l’époque le Groupe de théâtre antique réservé aux garçons et me propose de rejoindre l’atelier de couture ! Alors je fonde avec mon amie Martine Franck, future grande photographe, l’Association théâtrale des étudiants de Paris (Atep) et demande juste au gardien de la Sorbonne la clé d’une salle pour répéter. Il m’en donne une — chose inimaginable aujourd’hui ! — et après avoir posé une affiche, je m’installe derrière une petite table pour recruter des comédiens. Miracle ! Arrivent à l’Atep la plupart des fondateurs du Soleil. Nous montons fiévreusement Gengis Khan du poète Henry Bauchau. Je laisse tomber la psychologie. Nous décidons de créer ensemble une troupe professionnelle. Mais avant, chacun doit finir ce qu’il a à faire : études, service militaire, et moi, un long voyage, rêvé depuis l’enfance, en Chine, où je n’ai d’ailleurs jamais pu, ni plus tard voulu, entrer. Je partirai donc au Japon et reviendrai en traversant toute l’Asie. Notre engagement ensuite devait être total ! Et nous avons fondé le 29 mai 1964 cette coopérative ouvrière de production dont tous les membres sans exception toucheront le même salaire douze mois sur douze. Comme aujourd’hui. À l’époque, on ne pouvait pas se payer et la plupart d’entre nous travaillaient à l’extérieur pour gagner leur vie. J’avais la chance que mon père m’entretienne encore. Nous avions juste le désir d’avancer dans le métier. Aujourd’hui, j’ai plutôt l’impression de résister. Le ministère ne nous donnait pas grand-chose — nous n’avons eu de subventions correctes qu’avec l’arrivée de Jack Lang en 1981 — mais il était attentif et bienveillant. Une jeune troupe a besoin de liberté, de considération, de bienveillance. Je ne suis pas sûre que ce soit ce qu’elles reçoivent de nos jours. En dépit du dévouement de tant de fonctionnaires, bons serviteurs de l’État, qui en souffrent eux aussi, et se démènent pour tenter d’y remédier, le système est devenu glacial. Et glaçant.

Comment s’est fait l’apprentissage ?
Sur le tas. Je n’ai jamais caché que je ne savais rien. On a d’abord choisi une pièce qui semblait nous convenir, Les Petits Bourgeois de Gorki que j’avais repérée à la librairie théâtrale, grâce à sa quatrième de couverture ! Je préparais la mise en place avec des soldats de plomb. Pour nous, au début, la mise en scène, c’était ça. Il y eut des crises bien sûr. Deux comédiens plus âgés, plus… professionnels, venus de l’extérieur, les seuls payés, me traitent de nulle. Je devais l’être, au fond. J’avançais à tâtons. Je suis prête à démissionner mais Philippe Léotard me défend, net et clair : « Les gars, si ça ne vous plaît pas, dehors ! » Ils sont partis. Et on s’est rendu compte que nous n’étions forts que de notre amitié. Le bonheur a fait que l’époque s’y prêta, les intolérances idéologiques sévissaient bien sûr, mais, comme je l’ai dit, notre église, à nous, c’était le théâtre, le théâtre populaire. Nous n’appartiendrions à aucune autre secte. Donc, on commence. En 1964, Les Petits Bourgeois. Un succès. Suivi d’un four : Le Capitaine Fracasse, notre deuxième spectacle. Martine Franck me parle alors d’une pièce géniale qui triomphe à Londres La Cuisine d’Arnold Wesker. J’y vais, et sans illusion en demande humblement les droits à cet auteur déjà célèbre ; ma lettre commençait par « We are nobody » — « Nous ne sommes personne ». Nouveau miracle : il nous les donne ! Alors on répète le soir comme des dingues car la pièce se passe dans la cuisine d’un restaurant et exige une véritable virtuosité gestuelle. Et au cirque Médrano, aujourd’hui disparu, nous faisons un triomphe en 1967…

Cette reconnaissance publique et critique change-t-elle votre fonctionnement ?
Jusque-là on ne se payait pas, il n’était question que de dévouement, on en a désormais les moyens et les ennuis commencent. « Pourquoi on dépense de l’argent dans les décors au lieu d’augmenter nos salaires », voilà le genre de questions auxquelles on était soudain confronté.

Nous apprenons que le succès est plus difficile à gérer que l’échec ; il exacerbe certains ego.

En 1970, le Soleil s’installe à la Cartoucherie…
Si nous ne l’avions pas trouvée, je pense que nous n’existerions plus ! Impossible pour une jeune troupe de durer sans maison. En août 1970, notre ami, architecte spécialiste du spectacle vivant et proche de Jack Lang, Christian Dupavillon, me signale que l’armée quitte la Cartoucherie de Vincennes et la rend à la Ville de Paris. Je cours la visiter. Coup de foudre ! Elle était là, notre maison grandiose et familière. Immense espace sans cloisons. On pouvait tout y mettre dans tous les sens. Nous nous y installons sans véritable autorisation. Et on retape tout nous-mêmes. En bravant tout. Heureusement, Guy-Claude François — qui sera notre scénographe jusqu’à sa mort — vient nous rejoindre. Un vrai professionnel.

Vous êtes la première à faire circuler le public dans vos spectacles. Pourquoi ?
Une envie d’assemblée, de communion, de rêves et de projets collectifs qui correspondait à l’époque. Aujourd’hui, j’ai compris que les voyages intérieurs du public se faisaient même assis… 1789, cette grande geste populaire où nous souhaitions raconter la Révolution vue et faite par le peuple, puis 1793 et L’Âge d’or sont des succès qui nous permettent de vivre. Nous apprenons que le succès est plus difficile à gérer que l’échec ; il exacerbe certains ego. Pour montrer la vitalité d’une vraie troupe, je décide de tourner la vie de Molière. Présenté à Cannes en 1978, le film a fait un bide épouvantable.

Comment avez-vous vécu la mise en examen pour agressions sexuelles de Philippe Caubère — qui incarnait Molière ?
Je ne veux pas répondre à cette question.

Que pense la féministe que vous êtes de la libération de la parole des femmes grâce à #MeToo ?
Ce mouvement était indispensable, vital. Si excès il y a, ils restent regrettables. Ils passeront.

Pour sentir le monde aujourd’hui, il ne faut mettre ni le Capital, ni le Coran, ni la Bible entre la vie et l’homme.

En 1995, vous dénonciez dans Tartuffe l’intégrisme musulman et faisiez une grève de la faim pour la Bosnie. En 1996, vous accueillez des sans-papiers, défendez les Tibétains dans Et soudain des nuits d’éveil en 1997, les migrants dans Le Dernier Caravansérail en 2003. L’engagement est-il dans les gènes du Soleil ?
Dans Tartuffe c’est Molière qui attaque l’intégrisme et la bigoterie ! Moi, j’actualise ce fanatisme en le situant dans une région du monde où il sévit cruellement aujourd’hui. Je ne fais pas de théorie. Nous embrassons des causes qui tombent sous le sens, évidentes, insupportables. Se battre pour l’Ukraine, c’est aussi se battre pour notre propre avenir et celui de nos enfants. Pour que notre monde ne bascule pas du côté de la tyrannie de Poutine, et ne pas recommencer les aveuglements politiques d’hier. La lâcheté n’est jamais récompensée. Au moment de l’annexion de la Crimée par la Russie, en 2014, nous montions curieusement Macbeth. Nous pressentons parfois les choses. Ce sont les idéologies, leur dogmatisme, leur méchanceté, qui font écran. Albert Camus disait : « Je me refuserai toujours à mettre entre la vie et l’homme un volume du Capital. » Pour sentir le monde aujourd’hui, il ne faut mettre ni le Capital, ni le Coran, ni la Bible entre la vie et l’homme.

On ne vous a pas entendue sur le conflit israélo-palestinien ?
Mais si, je réponds quand on m’interroge ! Je ne renie jamais ma part juive. Mais pour l’Ukraine, on peut concrètement faire quelque chose. Revendiquer des envois d’armes, la protection du ciel ukrainien, alors qu’il règne une telle radicalisation sur le sujet israélo-palestinien. Chaque mot porte en lui un brasier. Après le pogrom abominable du 7 octobre, il m’a fallu faire beaucoup d’efforts pour continuer à travailler. L’oubli, non, l’effacement de ces mille deux cents suppliciés, ce « oui, mais… » qui a immédiatement surgi était insupportable. On peut maudire les mafieux théocrates fascisants du gouvernement Netanyahou, tout en maudissant l’ignominie, l’inhumanité pornographique du Hamas. On doit pouvoir penser l’un sans nier l’autre. Ce que font les colons israéliens est criminel, ce que fait le Hamas est abominable. On juge au nombre de morts ou à l’intention ? Doit-on être borgne pour plaire à un clan ? Ne voit-on pas que le Hamas est la malédiction des Palestiniens musulmans et Netanyahou celle des juifs israéliens ?

Je dois aimer ceux que le Soleil engage. Plus encore, je dois me sentir capable de les aimer longtemps.

Quelles qualités faut-il pour diriger soixante ans le Soleil ?
La santé. Et aimer. Continuer à aimer vivre et se battre pour une famille à la fois protectrice et libératrice. Je dois aimer ceux que le Soleil engage. Plus encore, je dois me sentir capable de les aimer longtemps. Avant de dire oui, nous travaillons beaucoup ensemble, parfois six, sept semaines. Ensuite, il ne faut pas avoir peur de faire confiance. Au début du Soleil, j’explosais comme du salpêtre, je croyais toujours le théâtre remis en question par nos insuffisances. Cela me terrifiait. Je me laisse moins submerger par la colère. On obtient le même résultat en étant plus calme. Avant, je ne félicitais jamais non plus un acteur quand c’était bien : au fond de moi, ce n’était jamais assez bien, donc surtout pas de relâchement, il fallait continuer à travailler. Maintenant j’ai compris que ces « soulagements prématurés » comme je les appelle, nous redonnaient confiance.

Comment choisissez-vous de monter un spectacle ?
La société impose souvent ses thèmes. Peu à peu un sujet vous obsède. Tel le drame des migrants pour Le Dernier Caravansérail. La création que nous répétons pour la rentrée prochaine — War Rooms (titre provisoire) — est née de la guerre en Ukraine : comment en est-on arrivé là ? Qu’un État attaque impunément un autre État ? Les jeunes ignorent les rouages de notre histoire politique européenne, et l’origine de nos conflits actuels. Nous-mêmes, manquons de mémoire et souvent de discernement. La première partie de ce spectacle en deux volets se jouera en novembre 2024 et la seconde en 2025.

 

Gardez-vous les mêmes méthodes de travail, improvisation, puis écriture ?
D’abord pour nourrir l’imagination des acteurs, nous avons amassé une énorme quantité de livres, documents, archives, films. Ensuite, forts de ce nouveau savoir, les acteurs commencent à me faire des propositions. Quand l’improvisation est bonne, c’est-à-dire lorsqu’elle me fait rire ou pleurer, elle est provisoirement retenue pour le spectacle. Sinon, on recommence ou on efface. Ou on travaille une proposition prometteuse mais imparfaite. Cette méthode a beaucoup progressé lorsque, après Tartuffe, nous avons commencé à filmer les improvisations. On filme tout. On revoit tout. Ensuite l’évidence et moi choisissons. Le cinéaste Ingmar Bergman disait « je ne peux faire confiance qu’à mes propres émotions », je m’arroge ce rôle de premier public.

Je m’arrêterai quand je sentirai que je ralentis mes compagnons de travail.

À 85 ans, War Rooms sera-t-il votre dernier spectacle ?
Je n’en sais rien. Je m’arrêterai quand je sentirai que je ralentis mes compagnons de travail. Ce n’est pas encore vraiment le cas. Le théâtre c’est un tout. Les spectateurs font un effort pour venir jusqu’à nous après leur travail — métro, navette — ils veulent entrer dans un palais des merveilles de l’intelligence, de la poésie, de l’humanité. Ils attendent de la considération, de l’amour, une conversation, le partage d’une même question si ce n’est d’une même réponse. C’est un moment fragile où tout peut s’arrêter, où se noue un pacte entre les spectateurs et les comédiens : les premiers doivent momentanément se taire pendant que les seconds leur racontent des histoires éclairantes. Tout cela demande des forces. Nous verrons. Je n’ai pas envie que le Soleil s’arrête après moi. J’arrive désormais à en parler gaiement avec Charles-Henri Bradier, mon jeune codirecteur. Le Soleil peut muter, trouver une autre façon de faire.

Ne trouvez-vous pas que la place du théâtre aujourd’hui se rétrécit ?
Peut-être plus que la place ou la qualité des spectacles, c’est le comportement qui a changé. Aujourd’hui, on confond souvent vérité et méchanceté. Heureusement le théâtre c’est de la chair, des acteurs pour de vrai, de la poésie pour de vrai. Il renaît sans cesse, il est sans rival, il est dans nos gènes. Il est indestructible. Il y a en chacun de nous une envie de jouer et il y aura toujours des gens pour partager ce jeu. Jouer à ériger une barricade. Une barricade contre le mensonge, l’ignorance, la haine, l’hybris.

Ariane Mnouchkine en quelques dates
3 mars 1939
Naissance à Boulogne-Billancourt (92).
1959
Création de l’Association théâtrale des étudiants de Paris (Atep).
29 mai 1964
Fondation du Théâtre du Soleil.
1967
La Cuisine, d’Arnold Wesker, adaptation de Philippe Léotard. 63 400 spectateurs. Grand Prix du théâtre du Syndicat de la critique.
1970
Installation du Théâtre du Soleil à la Cartoucherie, bois de Vincennes.
2021
L’Île d’or - Kanemu-Jima, création collective.