Elle sera au programme des terminales l'an prochain avec son spectacle 1789 qui a donné lieu à une captation.
Mais le Soleil fête cette année ses 60 ans.
Article dans Télérama: interview d'Ariane Mnouchkine
Dès l’arrivée à la Cartoucherie de Vincennes où elle s’est installée en 1970, on est saisi par l’accueil de la troupe. Paroles de bienvenue, sourires, bienveillance… La passion du théâtre et de vivre de son métier — chacun touche le même salaire, 2 000 euros net, d’Ariane Mnouchkine au cuisinier — suscite-t-elle cette délicatesse ? Le 29 mai, le Théâtre du Soleil fêtera ses 60 ans. Soixante ans d’émerveillement et de partage sous la houlette d’Ariane Mnouchkine, 85 ans, toujours aussi exigeante et généreuse. Des Petits Bourgeois (1964) à L’Île d’or (2021), via des créations collectives comme 1789, 1793, L’Âge d’or, Le Dernier Caravansérail, Les Éphémères ou de flamboyantes re-visitations de Shakespeare ou des Atrides, le Soleil n’aura cessé de créer des images somptueuses comme de faire réfléchir, de rassembler comme de poser des questions. Ici le théâtre se fait épopée, rêve tout en restant engagé. Il métamorphose la réalité en poésie, pour mieux la dire, fort d’une troupe transmonde (soixante-dix personnes dont quarante comédiens) à la vingtaine de nationalités. Un ultime théâtre populaire, de service et de salut public qui enchante et secoue. Rencontre avec son inaltérable et magique fondatrice.
Quels
souvenirs gardez-vous des débuts du Théâtre du Soleil ?
La promesse
du bonheur. Donc, déjà, le bonheur. Nous savions que nous commencions une
aventure extraordinaire, digne du Capitaine Fracasse et de sa troupe au
XVIIe siècle dans le roman de Théophile Gautier (1863). Nous en
étions persuadés, parce que la plupart d’entre nous étions encore des enfants.
En tout cas, moi, je l’étais. Nous partions en voyage. Un immense voyage, qui
allait durer notre vie entière. Le rêve ne pouvait que s’accomplir si on
donnait, tous, tout ce que nous avions à donner, jour et nuit. À peine vingt
ans après la fin de la guerre, l’époque était pleine de certitudes positives.
On ne se posait pas encore de questions sur la fin de l’Histoire. Elle ne
pouvait qu’être heureuse : les luttes sociales, la justice, la fraternité
gagneraient. Et nous aussi. Bien sûr, nous savions que nous ne savions rien,
mais nous allions tout apprendre. Pendant longtemps, nous avons d’ailleurs été
traités d’amateurs par certains professionnels, mais, Philippe Léotard,
Jean-Claude Penchenat, Jean-Pierre Tailhade, Gérard Hardy, Myrrha Donzenac, son
frère Georges, Françoise Tournafond et moi, les fondateurs, on s’en fichait.
Nous avions l’humour, l’innocence, la naïveté fertile indispensables à toute
épopée immense ou minuscule comme la nôtre. Nous avions l’enthousiasme. Nous
étions parés.
Comment est
né votre désir de théâtre ?
Probablement
Le Capitaine Fracasse, certainement aussi le choc éprouvé devant
la mise en scène de Giorgio Strehler d’Arlequin, serviteur de deux maîtres
de Goldoni. J’avais 16 ans, j’étais en vacances à Menton. À la sortie, je
ne marchais plus, je volais. Bien sûr il y eut aussi les plateaux de cinéma où
j’accompagnais mon père, Alexandre Mnouchkine, producteur de cinéma —autant de
miniscènes de théâtre. Et, du côté de ma mère, en Angleterre, mon grand-père,
Nicholas Hannen et ma tante Hermione, acteurs tous les deux. Mais ce qui fut
décisif c’est le théâtre universitaire à Oxford où j’ai passé un an après le
bac. J’y fus, entre autres, l’assistante de Ken Loach qui y finissait ses
études. Après une répétition de Coriolan de Shakespeare, où je figurais,
je me rappelle m’être dit : « C’est cela ma vie ! »
Quelle chance j’ai eu d’avoir si tôt cette certitude et de la ressentir encore
aujourd’hui.
Comment naît
le Soleil ?
De retour
d’Oxford à la Sorbonne où je fais de la psychologie et m’ennuie copieusement,
je réalise qu’il n’y existe aucune troupe de théâtre universitaire accessible
aux femmes. Jean-Pierre Miquel, qui restera un ami adorable, dirige à l’époque
le Groupe de théâtre antique réservé aux garçons et me propose de rejoindre
l’atelier de couture ! Alors je fonde avec mon amie Martine Franck, future
grande photographe, l’Association théâtrale des étudiants de Paris (Atep) et
demande juste au gardien de la Sorbonne la clé d’une salle pour répéter. Il
m’en donne une — chose inimaginable aujourd’hui ! — et après avoir posé
une affiche, je m’installe derrière une petite table pour recruter des
comédiens. Miracle ! Arrivent à l’Atep la plupart des fondateurs du Soleil.
Nous montons fiévreusement Gengis Khan du poète Henry Bauchau. Je laisse
tomber la psychologie. Nous décidons de créer ensemble une troupe
professionnelle. Mais avant, chacun doit finir ce qu’il a à faire :
études, service militaire, et moi, un long voyage, rêvé depuis l’enfance, en
Chine, où je n’ai d’ailleurs jamais pu, ni plus tard voulu, entrer. Je partirai
donc au Japon et reviendrai en traversant toute l’Asie. Notre engagement
ensuite devait être total ! Et nous avons fondé le 29 mai 1964 cette
coopérative ouvrière de production dont tous les membres sans exception
toucheront le même salaire douze mois sur douze. Comme aujourd’hui. À l’époque,
on ne pouvait pas se payer et la plupart d’entre nous travaillaient à
l’extérieur pour gagner leur vie. J’avais la chance que mon père m’entretienne
encore. Nous avions juste le désir d’avancer dans le métier. Aujourd’hui, j’ai
plutôt l’impression de résister. Le ministère ne nous donnait pas grand-chose —
nous n’avons eu de subventions correctes qu’avec l’arrivée de Jack Lang
en 1981 — mais il était attentif et bienveillant. Une jeune troupe a
besoin de liberté, de considération, de bienveillance. Je ne suis pas sûre que
ce soit ce qu’elles reçoivent de nos jours. En dépit du dévouement de tant de
fonctionnaires, bons serviteurs de l’État, qui en souffrent eux aussi, et se
démènent pour tenter d’y remédier, le système est devenu glacial. Et glaçant.
Comment
s’est fait l’apprentissage ?
Sur le tas.
Je n’ai jamais caché que je ne savais rien. On a d’abord choisi une pièce qui
semblait nous convenir, Les Petits Bourgeois de Gorki que j’avais
repérée à la librairie théâtrale, grâce à sa quatrième de couverture ! Je
préparais la mise en place avec des soldats de plomb. Pour nous, au début, la
mise en scène, c’était ça. Il y eut des crises bien sûr. Deux comédiens plus
âgés, plus… professionnels, venus de l’extérieur, les seuls payés, me traitent
de nulle. Je devais l’être, au fond. J’avançais à tâtons. Je suis prête à
démissionner mais Philippe Léotard me défend, net et clair : « Les
gars, si ça ne vous plaît pas, dehors ! » Ils sont partis. Et on
s’est rendu compte que nous n’étions forts que de notre amitié. Le bonheur a
fait que l’époque s’y prêta, les intolérances idéologiques sévissaient bien
sûr, mais, comme je l’ai dit, notre église, à nous, c’était le théâtre, le
théâtre populaire. Nous n’appartiendrions à aucune autre secte. Donc, on
commence. En 1964, Les Petits Bourgeois. Un succès. Suivi d’un
four : Le Capitaine Fracasse, notre deuxième spectacle. Martine
Franck me parle alors d’une pièce géniale qui triomphe à Londres La Cuisine
d’Arnold Wesker. J’y vais, et sans illusion en demande humblement les droits à
cet auteur déjà célèbre ; ma lettre commençait par « We are
nobody » — « Nous ne sommes personne ».
Nouveau miracle : il nous les donne ! Alors on répète le soir comme
des dingues car la pièce se passe dans la cuisine d’un restaurant et exige une
véritable virtuosité gestuelle. Et au cirque Médrano, aujourd’hui disparu, nous
faisons un triomphe en 1967…
Cette reconnaissance
publique et critique change-t-elle votre fonctionnement ?
Jusque-là on
ne se payait pas, il n’était question que de dévouement, on en a désormais les
moyens et les ennuis commencent. « Pourquoi on dépense de l’argent dans
les décors au lieu d’augmenter nos salaires », voilà le genre de
questions auxquelles on était soudain confronté.
Nous apprenons que le succès est plus difficile à gérer que l’échec ; il exacerbe certains ego.
En 1970,
le Soleil s’installe à la Cartoucherie…
Si nous ne
l’avions pas trouvée, je pense que nous n’existerions plus ! Impossible
pour une jeune troupe de durer sans maison. En août 1970, notre ami,
architecte spécialiste du spectacle vivant et proche de Jack Lang, Christian
Dupavillon, me signale que l’armée quitte la Cartoucherie de Vincennes et la
rend à la Ville de Paris. Je cours la visiter. Coup de foudre ! Elle était
là, notre maison grandiose et familière. Immense espace sans cloisons. On
pouvait tout y mettre dans tous les sens. Nous nous y installons sans véritable
autorisation. Et on retape tout nous-mêmes. En bravant tout. Heureusement,
Guy-Claude François — qui sera notre scénographe jusqu’à sa mort — vient nous
rejoindre. Un vrai professionnel.
Vous êtes la
première à faire circuler le public dans vos spectacles. Pourquoi ?
Une envie
d’assemblée, de communion, de rêves et de projets collectifs qui correspondait
à l’époque. Aujourd’hui, j’ai compris que les voyages intérieurs du public se
faisaient même assis… 1789, cette grande geste populaire où nous
souhaitions raconter la Révolution vue et faite par le peuple, puis 1793
et L’Âge d’or sont des succès qui nous permettent de vivre. Nous
apprenons que le succès est plus difficile à gérer que l’échec ; il
exacerbe certains ego. Pour montrer la vitalité d’une vraie troupe, je décide
de tourner la vie de Molière. Présenté à Cannes en 1978, le film a fait un
bide épouvantable.
Comment
avez-vous vécu la mise en examen pour agressions sexuelles de Philippe
Caubère — qui incarnait Molière ?
Je ne veux
pas répondre à cette question.
Que pense la
féministe que vous êtes de la libération de la parole des femmes grâce à
#MeToo ?
Ce mouvement
était indispensable, vital. Si excès il y a, ils restent regrettables. Ils
passeront.
Pour sentir le monde aujourd’hui, il ne faut mettre ni le Capital, ni le Coran, ni la Bible entre la vie et l’homme.
En 1995,
vous dénonciez dans Tartuffe l’intégrisme musulman et faisiez une grève
de la faim pour la Bosnie. En 1996, vous accueillez des sans-papiers,
défendez les Tibétains dans Et soudain des nuits d’éveil en 1997,
les migrants dans Le Dernier Caravansérail en 2003. L’engagement
est-il dans les gènes du Soleil ?
Dans Tartuffe
c’est Molière qui attaque l’intégrisme et la bigoterie ! Moi, j’actualise
ce fanatisme en le situant dans une région du monde où il sévit cruellement
aujourd’hui. Je ne fais pas de théorie. Nous embrassons des causes qui
tombent sous le sens, évidentes, insupportables. Se battre pour l’Ukraine,
c’est aussi se battre pour notre propre avenir et celui de nos enfants. Pour
que notre monde ne bascule pas du côté de la tyrannie de Poutine, et ne pas
recommencer les aveuglements politiques d’hier. La lâcheté n’est jamais
récompensée. Au moment de l’annexion de la Crimée par la Russie, en 2014,
nous montions curieusement Macbeth. Nous pressentons parfois les choses.
Ce sont les idéologies, leur dogmatisme, leur méchanceté, qui font écran.
Albert Camus disait : « Je me refuserai toujours à mettre
entre la vie et l’homme un volume du Capital. » Pour sentir le
monde aujourd’hui, il ne faut mettre ni le Capital, ni le Coran, ni la
Bible entre la vie et l’homme.
On ne vous a
pas entendue sur le conflit israélo-palestinien ?
Mais si, je
réponds quand on m’interroge ! Je ne renie jamais ma part juive. Mais pour
l’Ukraine, on peut concrètement faire quelque chose. Revendiquer des envois
d’armes, la protection du ciel ukrainien, alors qu’il règne une telle
radicalisation sur le sujet israélo-palestinien. Chaque mot porte en lui un
brasier. Après le pogrom abominable du 7 octobre, il m’a fallu faire
beaucoup d’efforts pour continuer à travailler. L’oubli, non, l’effacement de
ces mille deux cents suppliciés, ce « oui, mais… » qui a
immédiatement surgi était insupportable. On peut maudire les mafieux théocrates
fascisants du gouvernement Netanyahou, tout en maudissant l’ignominie,
l’inhumanité pornographique du Hamas. On doit pouvoir penser l’un sans
nier l’autre. Ce que font les colons israéliens est criminel, ce que fait le
Hamas est abominable. On juge au nombre de morts ou à l’intention ?
Doit-on être borgne pour plaire à un clan ? Ne voit-on pas que le Hamas
est la malédiction des Palestiniens musulmans et Netanyahou celle des juifs
israéliens ?
Je dois aimer ceux que le Soleil engage. Plus encore, je dois me sentir capable de les aimer longtemps.
Quelles
qualités faut-il pour diriger soixante ans le Soleil ?
La santé. Et
aimer. Continuer à aimer vivre et se battre pour une famille à la fois
protectrice et libératrice. Je dois aimer ceux que le Soleil engage. Plus
encore, je dois me sentir capable de les aimer longtemps. Avant de dire oui,
nous travaillons beaucoup ensemble, parfois six, sept semaines. Ensuite, il ne
faut pas avoir peur de faire confiance. Au début du Soleil, j’explosais comme
du salpêtre, je croyais toujours le théâtre remis en question par nos
insuffisances. Cela me terrifiait. Je me laisse moins submerger par la colère.
On obtient le même résultat en étant plus calme. Avant, je ne félicitais jamais
non plus un acteur quand c’était bien : au fond de moi, ce n’était jamais
assez bien, donc surtout pas de relâchement, il fallait continuer à travailler.
Maintenant j’ai compris que ces « soulagements prématurés » comme je
les appelle, nous redonnaient confiance.
Comment
choisissez-vous de monter un spectacle ?
La société
impose souvent ses thèmes. Peu à peu un sujet vous obsède. Tel le drame des
migrants pour Le Dernier Caravansérail. La création que nous répétons
pour la rentrée prochaine — War Rooms (titre provisoire) — est née de la
guerre en Ukraine : comment en est-on arrivé là ? Qu’un État attaque
impunément un autre État ? Les jeunes ignorent les rouages de notre
histoire politique européenne, et l’origine de nos conflits actuels.
Nous-mêmes, manquons de mémoire et souvent de discernement. La première partie
de ce spectacle en deux volets se jouera en novembre 2024 et la seconde
en 2025.
Gardez-vous
les mêmes méthodes de travail, improvisation, puis écriture ?
D’abord pour
nourrir l’imagination des acteurs, nous avons amassé une énorme quantité de
livres, documents, archives, films. Ensuite, forts de ce nouveau savoir, les
acteurs commencent à me faire des propositions. Quand l’improvisation est
bonne, c’est-à-dire lorsqu’elle me fait rire ou pleurer, elle est
provisoirement retenue pour le spectacle. Sinon, on recommence ou on efface. Ou
on travaille une proposition prometteuse mais imparfaite. Cette méthode a
beaucoup progressé lorsque, après Tartuffe, nous avons commencé à filmer
les improvisations. On filme tout. On revoit tout. Ensuite l’évidence et moi
choisissons. Le cinéaste Ingmar Bergman disait « je ne peux
faire confiance qu’à mes propres émotions », je m’arroge ce rôle de
premier public.
Je m’arrêterai quand je sentirai que je ralentis mes compagnons de travail.
À
85 ans, War Rooms sera-t-il votre dernier spectacle ?
Je n’en sais
rien. Je m’arrêterai quand je sentirai que je ralentis mes compagnons de
travail. Ce n’est pas encore vraiment le cas. Le théâtre c’est un tout. Les
spectateurs font un effort pour venir jusqu’à nous après leur travail — métro,
navette — ils veulent entrer dans un palais des merveilles de l’intelligence,
de la poésie, de l’humanité. Ils attendent de la considération, de l’amour, une
conversation, le partage d’une même question si ce n’est d’une même réponse. C’est
un moment fragile où tout peut s’arrêter, où se noue un pacte entre les
spectateurs et les comédiens : les premiers doivent momentanément se taire
pendant que les seconds leur racontent des histoires éclairantes. Tout cela
demande des forces. Nous verrons. Je n’ai pas envie que le Soleil s’arrête
après moi. J’arrive désormais à en parler gaiement avec Charles-Henri Bradier,
mon jeune codirecteur. Le Soleil peut muter, trouver une autre façon de faire.
Ne
trouvez-vous pas que la place du théâtre aujourd’hui se rétrécit ?
Peut-être
plus que la place ou la qualité des spectacles, c’est le comportement qui a
changé. Aujourd’hui, on confond souvent vérité et méchanceté. Heureusement le
théâtre c’est de la chair, des acteurs pour de vrai, de la poésie pour de vrai.
Il renaît sans cesse, il est sans rival, il est dans nos gènes. Il est
indestructible. Il y a en chacun de nous une envie de jouer et il y aura
toujours des gens pour partager ce jeu. Jouer à ériger une barricade. Une
barricade contre le mensonge, l’ignorance, la haine, l’hybris.
Ariane
Mnouchkine en quelques dates
3 mars 1939
Naissance à
Boulogne-Billancourt (92).
1959
Création de l’Association théâtrale des étudiants de Paris (Atep).
29 mai 1964
Fondation du Théâtre du Soleil.
1967
La Cuisine, d’Arnold Wesker, adaptation de Philippe Léotard.
63 400 spectateurs. Grand Prix du théâtre du Syndicat de la critique.
1970
Installation du Théâtre du Soleil à la Cartoucherie, bois de Vincennes.
2021
L’Île d’or - Kanemu-Jima, création collective.