Portrait
Dominique Blanc : « Je suis un peu un lonesome cow-boy ! »
Son enfance lyonnaise, ses débuts difficiles, son trac qu’elle dompte par la méditation… La très discrète actrice de la Comédie française se confie au Point.
Publié le 19/05/2024 à 09h00
Sur la scène de la Comédie française, son beau visage, rond et pâle comme une lune, semble absorber toute la lumière et sa voix porte loin, claire et toujours audible, même depuis le deuxième balcon : elle a une présence folle. Tandis que, hors du théâtre, à la terrasse de café où elle a donné rendez-vous, il faut chercher longtemps avant de repérer sa silhouette poids plume, ses traits à peine fardés, son sourire amusé qui paraît dire « Oubliez-moi, faites comme si je n'étais pas là ».
Savent-ils, ces Parisiens qui se chauffent au soleil des jardins du Palais Royal, que cette discrète dame attablée près d'eux est, sans le moindre doute, l'une de nos plus grandes comédiennes ? Qu'elle a remporté quatre César, quatre Molière, que son jeu est, depuis un an, comme le fut jadis celui de Michel Bouquet, au programme du baccalauréat pour les élèves de terminale en spécialité théâtre ? Une sorte de Bac blanc… « Lorsqu'on me l'a annoncé, j'ai cru à une blague », dit-elle dans un éclat de rire.
Ce soir, elle joue dans Les Démons, une adaptation, par le metteur en scène flamand Guy Cassiers, du texte de Dostoïevski, d'où le rendez-vous donné tout près de la Comédie française. Il est 14 heures, le rideau se lève à 20 h 30, elle a comme tous les jours fait son italienne* ce matin, chez elle, et gagnera le théâtre aussitôt que notre conversation sera achevée. « Les jours de représentation, j'arrive toujours tôt, j'ai besoin d'être sur place, avec la troupe ou dans ma loge, pour conjurer toutes les catastrophes qui pourraient m'arriver au-dehors et pour me mettre, longtemps avant qu'elle ne commence, dans l'atmosphère de la pièce. »
Son personnage, Varvara Petrovna, apparaît dès la première scène. Cassiers lui a demandé d'être drôle et elle s'exécute à la perfection, incarnant cette aristocrate, propriétaire terrienne soucieuse de préserver sa fortune, avec un aplomb et un naturel qui arrachent, immédiatement, de grands rires au public. « Je l'aime beaucoup, cette Varvara ! dit-elle. Elle est solide, sûre d'elle, c'est une femme puissante comme il en existe tant chez Dostoïevski. Et puis, elle est d'une génération qui ne veut rien lâcher, elle incarne une forme de conservatisme que je connais un peu. »
Ado maladivement timide
À Lyon, où elle a grandi dans une famille catholique et plutôt classique, quatrième d'une fratrie de cinq enfants dont elle est la seule, très tôt, à caresser des rêves de saltimbanque, elle a longtemps cherché sa place. « Nous habitions près de l'église Saint-Bonaventure, mais la boulangerie était dans la rue des putes, je passais devant toutes ces dames en allant chercher le pain et je les trouvais vraiment très jolies sans avoir, évidemment, la moindre idée de ce qu'elles faisaient, se souvient-elle. J'aime beaucoup revenir à Lyon aujourd'hui, cette ville est sublime, mais dans ma jeunesse y régnait quelque chose de noir, de pesant, lié sans doute à mon adolescence difficile. »
Malheureuse et maladivement timide, elle tente de se soigner, dès le collège, en prenant des cours d'art dramatique, et la révélation est fulgurante. « C'était une terre de promesse qui s'ouvrait à moi, j'étais tellement plus heureuse sur la scène que dans la vie. »
Sauf qu'on ne fait pas les clowns dans la famille Blanc, on a un vrai métier, médecin, ingénieur ou autre, certainement pas actrice, et lorsque la jeune femme décide de plaquer ses études d'architecture pour tenter sa chance à Paris, son père, sans trembler, lui coupe les vivres. « Je crois qu'il m'a rendu un immense service, analyse-t-elle, cinquante ans plus tard. Il a voulu tester mon désir d'être comédienne. »
Pour survivre, se payer, notamment, ses leçons au cours Florent, elle fait tous les métiers : modèle pour peintre, promeneuse de chien, vendeuse d'assurances vie, habilleuse dans les défilés de mode, femme de ménage… Au cours Florent, dont le maître des lieux, François Florent, lui confie les clés, elle passe chaque matin l'aspirateur et nettoie les toilettes à la turque avant de se mêler aux autres élèves.
Malmenée par Francis Huster
Une leçon d'humilité qui explique peut-être en partie, aujourd'hui encore, la modestie du personnage. D'ailleurs, tout, au début, est difficile, elle échoue trois ans de suite au conservatoire et à la Rue Blanche, puis opte pour la classe libre du cours Florent où elle est malmenée par l'un de ses professeurs, Francis Huster. Humiliations, brimades qu'elle a depuis élégamment pardonnées : « Nous nous sommes parfois croisés aux Molières, c'est de l'histoire ancienne », sourit-elle.
on dimanche idéal. Au travail ! La musique militaire avec laquelle sa mère réveillait ses frères aux aurores, la messe, les longs après-midi mornes des dimanches lyonnais de son enfance lui ont laissé un souvenir détestable. Depuis, elle n'est jamais plus heureuse que lorsqu'elle doit gagner le théâtre pour jouer en matinée.
Par bonheur, un autre professeur, Pierre Romans, la soutient sans faillir et, un soir de 1980, alors que Romans met en scène ses élèves de la classe libre, Patrice Chéreau, dans le public, est aimanté par la présence et l'émouvant visage de Dominique Blanc. Il demande à la rencontrer quelques jours plus tard : les portes s'entrouvrent enfin pour elle, elle s'y engouffre, joue dès lors sans discontinuer au théâtre, Ibsen, Duras, Racine, Schnitzler, Genet, au cinéma pour Louis Malle, Claude Chabrol, Amos Gitaï, Claude Sautet, Patrice Chéreau, bien sûr…
Le « désir » mis à l'épreuve par le père n'a pas faibli malgré les vents contraires. Ce père qui, jamais, n'est venu la voir au théâtre, et qui a dédaigné la plupart de ses films. « Sa fille sur scène ou sur grand écran, c'était peut-être trop fort, trop impressionnant pour lui, c'était un homme d'une grande sensibilité », l'excuse-t-elle, décidément hermétique à la rancune.
Elle a travaillé avec les plus grands réalisateurs et metteurs en scène de son temps, mais s'est aussi toujours tenue loin des mirages de cette drôle de vie, loin des cours d'admirateurs, surtout, notamment celle, délétère, qui gravitait autour de Patrice Chéreau. « Je suis un peu un lonesome cow-boy », s'amuse-t-elle. Elle est tout de même entrée à 60 ans à la Comédie française, appelée par son ami Éric Ruf qui fut jadis son Hippolyte dans Phèdre, et y découvre depuis huit ans cette étrange vie de troupe qui l'épuise et la comble. « Notre époque est tellement individualiste, je suis heureuse d'être dans le collectif. Attention, la troupe, c'est pas les bisounours, on s'engueule, c'est fort, mais l'atmosphère est bonne. »
On la questionne sur ses amitiés, au cinéma ou au théâtre, elle réfléchit longtemps. « De ma génération, ç'aurait pu être Huppert ou Adjani, mais nous n'avons que des rapports cordiaux, rien de plus. Je suis proche de la comédienne Dominique Reymond, et avec Michel Piccoli, nous avons été très amis, au point que nos deux familles étaient vraiment liées. Il avait tellement d'humour… Il m'envoyait des fax pleins de drôlerie, j'en avais gardé des quantités et puis, un jour, sans doute lors d'un déménagement, je les ai tous jetés et je le regrette tant. »
Depuis qu'elle est au programme du Bac, elle sillonne les lycées de France, savoure ces face-à-face avec les jeunes élèves, et découvre qu'elle a maintenant, à 68 ans, pas mal de choses à transmettre. « Ils me posent toujours des questions pertinentes, la franchise et la maturité de ces gamins me sidèrent. » Elle les renvoie parfois au formidable petit texte, « Chantiers, je »(Actes Sud.), qu'elle a publié en août dernier, un texte qui raconte ses débuts si difficiles et qui lui ressemble, direct, drôle, pas narcissique pour un sou. « J'ai aimé l'exercice, dit-elle. Cela m'a donné envie de recommencer, en cinquante ans de carrière, j'ai quand même accumulé pas mal de choses à raconter. » Avis aux éditeurs…
Une allusion à son « homme lumière »
On lui propose une cigarette, elle a arrêté il y a deux jours. « Je vais jouer dans une comédie musicale, je préserve ma voix », soupire-t-elle. D'ordinaire, elle fume des Vogue, uniquement en cas de montée de stress, c'est une traqueuse, une inquiète qui a découvert il y a une dizaine d'années la méditation et la pratique au quotidien, dans la rue, dans le train qui l'amène de sa grande banlieue jusqu'à la Comédie française, dans sa loge, bien sûr, avant le spectacle.
« Je me suis formée très sérieusement auprès d'une professeure de médecine, le docteur Corinne Isnard Bagnis, et maintenant, où que je sois, je suis capable de m'évader, de me concentrer en dix minutes. » Elle dit surtout que, dans sa vie parfois chaotique de comédienne, sa famille – elle a deux filles et un beau-fils – et le couple toujours amoureux qu'elle forme depuis près de 40 ans avec le même homme, lui ont épargné bien des souffrances. Il est éclairagiste. Ils se sont mariés, sur le tard, au Cirque d'hiver : un truc joyeux, des enfants partout, pas une personnalité du métier présente. Elle sourit en l'évoquant. Se garde bien de donner son nom. Mais elle lui a dédié son livre : « À l'homme lumière »…
* répétition d'une pièce sans mettre le ton, d'une voix neutre.