L'auteur de l'article, Alain Beretta, a un avis pus favorable que nous sur la mise en scène de Dan Jemmet. Lisez tout l'article sur le lien car il évoque l'évolution des mises en scène proposées depuis la création de la pièce dans les années 1600.
Le spectacle de la
Comédie-Française
La nouvelle
vision d’ Hamlet a quelque peu déconcerté la critique et le public¸mais
elle permet d’entrevoir des facettes inattendues de ce chef-d’œuvre.
Le metteur en scène face à la tradition
Dan Jemmett
se trouve être à la fois familier de la Comédie-Française et de Shakespeare.
Dans notre théâtre national, il a présenté en 2007 Les Précieuses ridicules
de Molière, et en 2009 La Grande Magie, d’Eduardo De Filippo, où il
avait déjà dirigé Denis Podalydès, en le voyant comme un futur Hamlet.
Hervé Pierre
et Geoffroy Carey
dans « Presque Hamlet », de Dan Jemmet, 2002
dans « Presque Hamlet », de Dan Jemmet, 2002
Quant à
Shakespeare, c’est un auteur que Jemmett aime revisiter avec humour et sans
ménagement, comme il l’a fait dans Presque Hamlet (2002), Shake
d’après La Nuit des rois (2001), ou encore Les Trois Richard, un
Richard III (2012).
Certes,
comme tout homme de théâtre anglais, Dan Jemmett ne peut écarter la lourde
tradition qui pèse sur un texte si fondamental, ainsi qu’il l’avoue à Laurent
Muhleisen, conseiller littéraire de la Comédie-Française : « À
l’école, à l’Université, avec mon père – qui était acteur –, c’est comme si ce
texte avait depuis toujours été au centre de tout mon rapport au théâtre. »
Plus généralement, le public anglais entretient avec Hamlet le même
rapport que le public français avec certaines pièces de Molière : lors des
représentations, il attend la suite du texte, parce qu’il le connaît en grande
partie. Dès lors, tout metteur en scène qui cherche un tant soit peu à s’en
éloigner se heurte souvent à des résistances.
Mais le fait
pour Dan Jemmett de monter la pièce à la Comédie-Française lui donne une
certaine liberté, ne serait-ce qu’en raison du passage d’une langue à l’autre
et du choix d’une traduction. À cet égard, le metteur en scène ne veut pas
porter tout le poids culturel du texte original, récusant notamment le
vocabulaire archaïque, souvent très obscur aujourd’hui. C’est pourquoi il a
choisi la traduction du poète Yves Bonnefoy, dans un français plus moderne et
fluide.
Une volonté de popularisation
Ce souci de
modernisation va de pair, pour Dan Jemmett, avec un ancrage dans le quotidien.
À cet égard, l’élément décisif du spectacle est le choix du décor : au
lieu du palais d’Elseneur, on a droit à un lieu beaucoup plus populaire, qui
tient à la fois du bar et du club de foot. À l’origine, le metteur en scène
avait pensé à un club d’escrime, en raison du fait que Denis Podalydès,
interprète du rôle-titre, pratique l’escrime. De plus, ce choix s’inscrit bien
dans la pièce, puisque le final représente un grand combat à l’épée entre le
héros et Laërte, le fils de Polonius, qu’Hamlet a tué. Mais finalement, Dan
Jemmett a estimé trop raffinée et feutrée l’atmosphère qu’on attend
habituellement d’un club d’escrime, et il a préféré celle du foot, souvenir de
sa propre jeunesse. On voit ainsi un bar des années 1970, avec comptoir,
bouteilles, tabourets et juke-box, surmonté d’une galerie où trônent de
nombreuses coupes sportives.
Elliot
Jenicot (Rozencrantz et Guildenstern),
Denis Podalydès (Hamlet), Hervé Pierre (Claudius)
© Cosimo Mirco Magliocca
Denis Podalydès (Hamlet), Hervé Pierre (Claudius)
© Cosimo Mirco Magliocca
Ce
glissement traduit donc une volonté générale de situer le drame dans un cadre
populaire, certainement pour toucher un public plus large. Dan Jemmett avoue en
effet vouloir rejoindre l’état d’esprit des premiers spectateurs d’Hamlet,
à l’époque où Shakespeare réussissait à rendre la tragédie accessible à tous
les publics, y compris celui qui, au Théâtre du Globe, se tenait debout, à
savoir le peuple. Et au fond, si on oublie les circonstances historiques et
sociales, la pièce, comme beaucoup d’autres de Shakespeare, n’évoque-t-elle pas
essentiellement une histoire populaire ? Ces situations de trahisons, de
règlements de comptes, de dilemmes au sein du royaume « pourri » du
Danemark ne ressemblent-elles pas à celles de certaines séries télévisées
actuelles ? La pièce a beau parler de la royauté, des guerres, de la
Pologne et de l’Angleterre, ces aspects ne sont pas présents sur scène.
Ce que l’on
a sous les yeux, c’est bien plus une sorte de huis clos familial qui tient
davantage du fait-divers que de l’évocation historique. Même le côté
fantastique, à savoir l’apparition du spectre, se trouve banalisé, car le vieux
roi se retrouve sur scène en tant que personnage humain comme les autres :
ce que voit Hamlet, c’est vraiment son père.
Du tragique au comique
Un tel parti
pris de désacralisation conduit parfois à sourire, voire à rire. D’une part,
certains moments apparaissent comme des soupapes destinées à détendre
l’atmosphère en jouant sur le décalage, comme chaque fois que quelqu’un
esquisse une danse au son de la musique du Juke-box, telle Ophélie en pantalon
jaune. Ces moments affectent notamment les personnages les moins dignes.
Ainsi les
deux courtisans Rosencrantz et Guildenstern sont réduits à la seule présence du
premier, le second n’apparaissant que sous la forme d’une tête de chien
manipulée par Rosencrantz comme une marionnette. Claudius, surtout, incarne un
décalage trivial : comment songer qu’il est un roi lorsqu’il annonce dans
un micro, tel un animateur de show, la prochaine arrivée de Rosencrantz et
Guildenstern, ou lorsqu’il essuie des verres derrière le bar ?
Le comique
peut devenir grinçant lorsqu’il se trouve associé à la mort. Des éléments
banals du décor deviennent soudain des instruments funèbres, telle une des
coupes sportives dans laquelle, à la fin, Gertrude boira le poison. Plus
encore, la mort de deux personnages est représentée dans un macabre
burlesque : Polonius s’effondre sur le juke-box, et le corps d’Ophélie est
retrouvé dans les toilettes.
Un héros toujours polymorphe
Si certains
aspects dérivent vers le comique, Hamlet lui, n’est jamais caricaturé et
manifeste toute sa complexité. Parmi ses innombrables facettes, Dan Jemmett a
surtout voulu mettre en valeur le paradoxe du puritain amateur de théâtre. En
effet, en hésitant à venger immédiatement la mort de son père, Hamlet fait
preuve d’un refus, qui s’étend au monde en général, jugé infecté, putréfié. Le
héros est hanté par des images de corruptions, tant du caractère que de la
chair, par exemple à travers son dégoût du corps d’Ophélie, et par là, il
apparaît comme une sorte de puritain.
Pourtant, au lieu de mépriser
plaisirs et divertissements, Hamlet aime viscéralement le théâtre. Non
seulement il fait venir des comédiens pour faire rejouer l’assassinat de son
père, mais il leur donne des instructions sur la façon de jouer un rôle que
lui-même ne peut endosser. On touche ici une des contradictions qui interrogent
l’identité profonde du héros : est-il lucide ou fou ? Joue-t-il la
folie ? Joue-t-il à jouer la folie ? Le labyrinthe est sans issue.
L’interprétation
de Denis Podalydès magnifie toutes les virtualités du personnage. L’acteur n’a
pas eu au départ une piste précise pour aborder « ce rôle qui est comme
une chaîne de montagnes qu’on attaque un jour par la face nord, et un autre par
le versant sud », ainsi qu’il le dit à Odile Quirot dans Le Nouvel
Observateur du 24 octobre. Toutefois, il est intéressant de remarquer que,
pendant les répétitions, le moment où il s’est senti bien, d’emblée, avec son
personnage est celui de la scène des comédiens, qui confirme le lien
précédemment évoqué du héros avec le théâtre : « Je me suis dit que
j’allais prendre Hamlet par ce versant-là, sa faim de théâtre. »
Dès lors,
l’acteur arbore un jeu très physique, soit dans l’agitation, comme après sa
vision du spectre, soit dans la retenue sous pression, comme dans la plupart de
ses monologues. Dans ces derniers, où Hamlet prend le temps de regarder le
monde en face avant de se lancer dans la vengeance, Podalydès avoue ressentir
fortement le plaisir que prend son personnage « à s’abandonner aux mots
alors qu’on attend de lui des actes ». Cette rivalité entre les mots
et les actes – ainsi dans la scène où Hamlet repousse verbalement Ophélie tout
en lui caressant les bras – constitue peut-être une des formes les plus
profondes des contradictions et de la complexité d’un individu qui se qualifie
lui-même de « caméléon ».
*
Bref,
l’actualisation un peu trop réductrice du décor et les dérives vers la comédie
ne parviennent pas, fort heureusement, à trahir l’essence du personnage le plus
emblématique du théâtre occidental, si complexe que chacun de nous en porte des
traces : « Ce rôle vous rend à vous-même », conclut Podalydès.
Le spectacle de la Comédie-Française peut aider à en faire prendre conscience,
surtout chez les jeunes, mais sans jamais chercher à juger le héros.
Cela a été
l’objet d’un précédent spectacle joué au Nouveau Théâtre de Montreuil du 3 au
19 octobre, Please Continue (Hamlet), qui présentait le procès du héros
comme en vrai : le prince d’Elseneur transformé en jeune garçon des
banlieues comparaissait devant de vrais juges, avec jurés et experts.
Et si Hamlet était vraiment devenu un personnage
populaire?Ce qui serait intéressant ce serait pour ceux qui ont vu la pièce de répondre à cet article pour le contredire?