mercredi 6 novembre 2013

Cours du 6 novembre Hamlet: analyse des deux extraits de mise en scène



Le personnage du spectre : propositions de trois metteurs en scène : Patrice Chéreau, Peter Brook.
Extraits des scènes IV et V de l’acte I : le spectre.


Ces scènes se situent à la fin du premier acte. Elles ont lieu sur les remparts du château d’Elseneur. Les officiers de la garde ont aperçu une « chose » qui ressemble étrangement au roi défunt et père d’Hamlet. À sa nouvelle apparition (scène I), Horatio, l’ami d’Hamlet, essaie de lui parler mais le spectre ne répond pas et disparaît. Ils délibèrent sur la conduite à tenir devant ce prodige. Horatio a l’intuition que cette apparition va avoir des conséquences sur la suite des événements : « Que faut-il en penser, je n’en sais rien,/Mais ma première idée, c’est que c’est l’annonce/De bouleversements pour notre pays. »

La scène II est une scène de cour : la reine Gertrude vient d’épouser Claudius, le frère de son défunt mari ; celui-ci prononce un discours tandis que le jeune prince ne parvient pas à cacher son dégoût devant cette nouvelle situation. Horatio lui fait part de l’événement de la veille et le convie à rejoindre la garde la nuit suivante. Hamlet espère pouvoir parler au spectre. La troisième scène achève l’exposition de l’acte : le jeune et fougueux Laërte prend congé de son père Polonius et de sa sœur Ophélie qui lui a confié les sentiments tendres qu’Hamlet semble éprouver pour elle. Son père et son frère la mettent en garde. Les deux dernières scènes sont, elles, consacrées à la rencontre entre Hamlet et le spectre.
La mise en scène d’un être surnaturel pose des questions au théâtre : comment en effet représenter un fantôme ? Le texte le présente en armure, la visière levée si bien que son visage est aisément identifiable, sans pour autant qu’il ait une matérialité. Puisque celui-ci n’a pas ouvert la bouche lors de ses premières apparitions, la rencontre avec son fils sera décisive ; son retour parmi les vivants est justifié par le message qu’il doit délivrer au seul qui soit en mesure de l’entendre. L’enjeu de cette rencontre est donc bien la révélation d’un secret qui n’en est un que parce qu’il implique une vengeance : Hamlet apprend ainsi en même temps la cause réelle de la mort de son père et la mission qui lui incombe.
Les extraits videos montrés.
La plus ancienne captation est celle de Patrice Chéreau, elle a été réalisée par Pierre Cavassilas pour la télévision en 1988 après la création du spectacle au Festival d’Avignon lors de sa reprise au Théâtre des Amandiers de Nanterre , la version de Peter Brook est, elle, spécialement conçue pour le film, tourné en anglais par le metteur en scène lui-même en 2001 pour Arte à partir de sa mise en scène créée aux Théâtre des Bouffes du Nord.


Il sera intéressant de comparer et confronter les choix qui ont conduit les trois metteurs en scène dans le traitement scénique du rôle du spectre. Les deux metteurs en scène choisissent de l’incarner à travers la présence d’un acteur alors que certains d’entre vous en cours le voyaient plutôt dématérialisé : hologramme, projection blanche, brouillard. Mais tandis que Chéreau le juche sur un cheval lui conférant ainsi une majesté et une dimension spectaculaire sur scène, figure de cavalier de l’Apocalypse, Brook choisit pour sa part la plus grande sobriété dans la simplicité. L’acteur Jeffery Kissoon, vêtu de noir, joue du trouble provoqué par sa présence énigmatique et solennelle dans le face à face avec son fils ; la force mystérieuse qui se dégage de lui sera d’ailleurs redoublée lorsque le spectateur constatera, à la scène suivante, que ce même acteur interprète également Claudius, le frère meurtrier du roi. Ce choix dramaturgique qui joue sur la distribution pour créer un effet d’illusion optique est bien entendu un parti-pris fort de la mise en scène qui ne peut qu’interroger vivement le spectateur.

3. Analyses :
a. L’univers scénique :
Les univers créés par ces deux mises en scène sont très différents tant dans les choix scénographiques que dans les effets produits sur le spectateur.

Dans la mise en scène de Brook, la dramatisation de la scène est exacerbée par une musique à base de percussions qui accompagne l’avancée du spectre dans l’obscurité. La scène n’est éclairée que par des bougies, ce qui rend l’atmosphère d’autant plus inquiétante. Comme un masque dans la nuit, le personnage s’avance vers Hamlet dont le spectateur adopte le point de vue. Tandis qu’Horatio se retire comme saisi d’effroi, le jeune Hamlet affronte la silhouette au visage impassible qui s’avance vers lui (on pourra convoquer également la figure du Commandeur dans Don Juan). La sobriété de la scénographie laisse visible les murs et l’architecture du Théâtre des Bouffes du Nord qui sert d’écrin à la pièce. Ainsi, dans ce théâtre à l’italienne, les murs rouges et les lustres très faiblement éclairés sont bien visibles et on discerne parfaitement les balcons. Les acteurs jouent à même le sol, recouvert de tapis rouges, l’espace autour est vide, ponctué par de hauts candélabres dorés, supports de petites flammèches. Les costumes sont sobres, coupés dans des matières qui évoquent la simplicité de la toile de bure. Horatio est en blanc tandis qu’Hamlet est en noir. Le spectre, quant à lui, disparaît sous un long manteau brun dont ne dépassent que la tête et les mains.

Dans la mise en scène de Chéreau, c’est le sol-marqueterie qui structure l’espace. Cette scénographie signée par Richard Peduzzi recouvre l’espace du plateau comme une immense façade de palais, posée à l’horizontal qui constitue autant de chausse-trappe pour les acteurs. L’arrivée du spectre est annoncée par une sorte de son métallique qui effraie les compagnons d’Hamlet, aussitôt suivi d’un bruit de sabots claquant sur le bois. Un cavalier noir, juché sur son cheval caparaçonné et semblant faire corps avec lui apparaît, alors, vêtu d’une longue cape noire, le visage pareil à une tête de mort surmontée de longs cheveux filasse. L’espace nu met en valeur le surgissement du cheval dans l’espace, le bois irrégulier et lisse n’est par ailleurs pas un sol adapté aux sabots de l’animal, ce qui provoque, outre la surprise du spectateur, une certaine appréhension devant un risque possible de glissade conditionnant de ce fait le regard porté vers la scène.

b. Dramaturgie et direction d’acteurs :
Brook travaille sur l’extrême sobriété de ses acteurs. Chaque geste est d’autant plus significatif. Le gros plan permet par ailleurs de souligner une symbolique frappante : alors que le visage du spectre reste impassible, sa main s’avance au moment où le prince lui demande s’il doit l’appeler « père ». Cette image, mise en relief par la caméra, renvoie le spectateur à la comparaison précédente utilisée par Horatio qui témoignait de la ressemblance de la vision avec le roi comme de celle de ses deux mains. Ce geste éloquent pallie alors le silence du spectre qui semble ainsi apporter son approbation à travers ce lien qui les unit par-delà l’histoire – tous deux portent le nom d’Hamlet. Ce geste établit une communication entre eux: le jeune Hamlet à son tour tend la main, les mains s’unissent et cette union déclenche la parole du spectre (« Écoute-moi »). Le prince semble alors disparaître dans les bras de son père qui lui confie le secret de sa mort. Hamlet, tel un jeune chevalier, s’agenouille alors pour recevoir cette parole. Le visage du spectre est impassible, son débit est lent, posé, le ton de la voix est grave alors que le jeune homme a le visage ouvert, buvant chacune des paroles du père. Le contraste se creuse devant l’horreur de la révélation. D’abord incrédule, le jeune Hamlet manifeste un rejet à l’énoncé du nom de son oncle criminel puis son visage s’inonde de larmes, écrasé par la force du spectre qui s’anime de plus en plus, l’accompagnement musical accentuant encore la dramatisation croissante du récit de son empoisonnement –. Au moment où le spectre dresse le bilan de tout ce qu’il a perdu, il retrouve un débit plus posé, s’adresse plus directement à son fils auquel il impose ses mains et lui confie la mission de le venger. Après le départ du spectre, le plan large qui l’isole sur le sol rouge permet de montrer le désarroi du jeune homme et la démesure de la tâche qui lui incombe.
Le spectre juché sur son cheval dans la mise en scène de Chéreau provoque par son entrée mouvementée une grande agitation sur le plateau : les amis du prince s’écartent, tandis que le jeune Hamlet se jette à genoux accentuant encore par cette position la majesté et la grandeur du spectre qui ne cesse de faire tourner son cheval sur lui-même. Aux paroles d’Hamlet : « je te nomme Hamlet, mon roi », le spectre s’immobilise, comme frappé par cette parole de reconnaissance. Devant les interrogations de son fils, il est cependant de nouveau pris par un mouvement de plus en plus saccadé qui l’amène à cabrer son cheval comme si par ce signe il voulait entraîner son fils à l’écart. Hamlet qui brûle de suivre le cavalier doit tout d’abord lutter contre ses compagnons, Horatio et Marcellus qui l’empêchent de passer craignant pour sa vie. Les menaçant de son épée, le jeune prince finit par rejoindre le spectre à présent descendu de cheval pour lui confier son secret.
Contrairement à la mise en scène de Brook, Chéreau met en avant la distance entre les deux personnages sur le plateau, comme pour marquer leur différence de nature. Hamlet se situe en arrière par rapport à un premier plan qui porte le verbe de l’information dramatique ; l’opposition se joue aussi sur la corporalité des acteurs avec le jeu de Wladimir Yordanoff, personnage courbé, comme accablé par le poids de son message et la fougue de Gérard Desarthe, faisant tournoyer son épée comme impatient d’entrer en action. L’extrait, étrangement, ne montre pas de face à face entre les deux personnages.