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Le spectre est le personnage principal de l’exposition. ou plutôt de ce que les Anglais appellent des scènes d'induction, c'est-à-dire des scènes qui créent une atmosphère plus qu'elles ne donnent de renseignements fiables sur la situation.Le spectre et Hamlet
portent le même nom, ce qui, du point de vue du spectateur, induit bon nombre
d’ambiguïtés par rapport au titre de la tragédie, qui semble se référer autant
au père assassiné qu’à son fils. Analyses des procédés de mise en place de l’exposition
qui insistent sur la dimension ambivalente : temps (minuit, puis
accélération du temps), lieu (entre ciel et terre, sur les remparts du
château), incertitude cognitive (la perception sensorielle est mise en doute
puisque le spectre défie les lois de la physique : vue, ouïe et odorat
sont convoqués), angoisse de la possession démoniaque (lien entre illusion et
démon, le diable étant défini comme le maître absolu de l’illusion ;
thématique de la putréfaction et des odeurs pestilentielles)
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Le spectre est
théâtralisé : les circonstances de son apparition sont longuement
disséquées par le dialogue des gardes et d’Horatio, ensuite rapporté par
Horatio à Hamlet. Les personnages qui en sont témoins sont avant tout des
spectateurs qui voient et écoutent – Horatio et les gardes voient le spectre,
Hamlet le voit et l’entend lui parler, à lui seul : structuration de
l’apparition du fantôme sur le mode de l’anticipation et de la perception
guidée, pour le spectateur de la salle, par les ‘spectateurs sur scène’ (les
personnages qui sont spectateurs du fantôme) : difficulté matérielle de la
représentation d’un spectre sur scène en l’absence d’effets spéciaux, nécessité
de ‘créer’ une atmosphère surnaturelle pour pallier l’absence d’effets spéciaux
(et le fait que les représentations se jouaient en pleine après-midi…) D’où
l’insistance avec laquelle les personnages mentionnent continuellement le fait
qu’on est la nuit au début de la pièce pour le rappeler au spectateur puisque
ce n’est pas le cas au moment où la pièce est jouée. Le caractère surnaturel du
fantôme (joué par un acteur bien réel en chair et en os) nécessite le même type
de construction, de fabrication par le dialogue. Le fantôme et la nuit sont,
dans l’exposition, les deux éléments les plus difficiles à représenter sur
scène, donc ceux pour lesquels on fait le plus appel à l’imagination du
spectateur. Ce qui se traduit dans la pièce par une multiplication des
descriptions et des figures de style et de rhétorique dans les dialogues
concernant ces deux dimensions.
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La théâtralisation du fantôme crée un horizon d’attente chez le spectateur : cet horizon
d’attente est à la fois fascinant et inquiétant, ce spectre fait peur aux
personnages qui l’ont aperçu, il est, pour le spectateur, avant tout inquiétant
voire menaçant. Le spectre a un statut différentiel du point de vue des
personnages de la pièce, et l’analyse de ce statut différentiel permet de
prendre conscience de sa fonction : certains personnages ne le voient pas
du tout (c’est le cas de Gertrude) ni ne l’entendent ; certains ne font
que le voir (Horatio, les gardes) et un personnage le voit et l’entend, Hamlet.
Le spectateur est en phase avec une seule de ces 3 catégories de personnages,
il est en phase avec Hamlet. Le fantôme
est donc la manière par laquelle Shakespeare rend Hamlet proche du
spectateur : comme le spectateur, Hamlet entend ce que dit le fantôme, sa
perception sensorielle du fantôme est donc identique à celle qu’en ont les
spectateurs de la salle. Au contraire, Gertrude est aussi éloignée que possible
du spectateur de la salle puisqu’elle ne voit ni n’entend le fantôme. Le
spectateur est donc proche de Hamlet, mais à distance de Gertrude (le
spectateur est dans la même position que Hamlet, et dans la position la plus
radicalement opposée à celle de Gertrude qui soit).
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Tout comme le spectre est bivalent par rapport aux personnages au niveau sensoriel (certains le voient, l’entendent, d’autres pas),
il est bivalent pour ceux qui le voient et l’entendent d’un point de vue moral (y compris pour le
spectateur) : une autre subdivision des personnages se fait donc entre
ceux qui voient dans son apparition une manifestation du démon accompagnant la
putréfaction dont on ressent l’effet dans tout le royaume, et ceux ou plutôt
celui (Hamlet) qui y voit la possibilité que cet esprit soit l’âme en peine de
son défunt père, condamné à l’errance par l’absence des derniers sacrements
puisqu’il a été assassiné dans son sommeil sans avoir pu demander l’absolution
de ses péchés.
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Après son tête-à-tête avec le spectre, Hamlet fait
jurer le secret à ses amis, à commencer par Horatio, l’apparition du spectre
doit demeurer secrète. Mais au moment où ils jurent, la voix du spectre se fait
entendre sous leurs pieds, à gauche, puis à droite puis au milieu du plateau.
Seul Hamlet semble l’entendre puisqu’il est le seul à réagir, et sa réaction
souligne l’ambivalence du spectre, doué d’une ubiquité qui indique sa possible nature démoniaque.
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Ainsi pourvu d’une mission de vengeance dont le
bien-fondé demeure opaque, le protagoniste se trouve donc condamné au
dilemme : tiraillé entre les deux interprétations possibles concernant la
nature du spectre, il ne peut accomplir sa vengeance faute de preuve qu’elle
soit légitime : si le spectre est une manifestation démoniaque, cette
‘vengeance’ n’est alors plus que le meurtre d’un innocent. Hamlet est donc
paralysé par cette question interprétative, dont seul le recours à la mise en
scène d’une tragédie (qui reprend précisément les éléments racontés par le
spectre dans son récit à Hamlet) le sortira.
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Tant pour Claudius que pour le spectateur de la salle,
il est donc nécessaire que la pièce fasse une sorte de retour réflexif sur elle-même, sur ce qui a précédé l’exposition et
le spectre, afin de parvenir à « avancer », afin que Hamlet puisse
sortir de cette paralysie qui est la sienne. En jouant sur scène ce que le
fantôme a raconté, Hamlet obtient de Claudius ce qu’il cherchait, la preuve de
la corruption de ce dernier. La tragédie de vengeance peut donc désormais
(enfin !) se jouer.
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Le fantôme, contrairement à sa fonction conventionnelle dans le schéma
de la tragédie de vengeance, ne permet donc pas à l’action d’être embrayée. Au
contraire. Par sa nature ambivalente, par ses manifestations inquiétantes, il
fait obstacle à la vengeance qu’il est pourtant venu lui-même réclamer. Il
brise définitivement le personnage de Hamlet, condamné dès lors à faire
semblant, à jouer un double jeu vis-à-vis de ses proches (mère, oncle, amis,
bien-aimée), Hamlet dont l’esprit contaminé par les horreurs du récit du
meurtre est obsédé par le suicide. La paralysie de Hamlet, qui a pour corrélat
la stase de l’action dramatique (rien ne se passe, pour ce qui est de la
vengeance, pendant trois actes) menace très sérieusement la vengeance,
c’est-à-dire l’action tragique. En choisissant de faire du fantôme une
manifestation ambivalente d’un point de vue moral, Shakespeare ralentit et
annihile temporairement l’action dramatique attendue dans une telle tragédie,
pour déplacer le centre d’intérêt : l’action elle-même, les meurtres
sanglants attendus dans la tragédie ne sont pas le centre de la pièce. La
thématique conventionnelle passe donc au second plan, et ce qui occupe le
premier plan ce sont les ambivalences interprétatives, et la nécessité du
recours à la théâtralité (la mise en scène de la pièce dans la pièce) pour
connaître la vérité sur Claudius