Phèdre, le plus beau des cadeaux
Patrice Chéreau lui a offert le rôle de Phèdre (ce soir sur Arte, 20 h 45). Depuis, l’actrice Dominique Blanc a retrouvé avec bonheur le chemin des studios. Entretien.Vous devez votre premier rôle à Patrice Chéreau. Comment avez-vous réagi lorsqu’il vous a proposé de jouer Phèdre ?
Dominique Blanc. Je suis restée muette, et j’ai pleuré de joie. Je rêvais de cette héroïne depuis le cours Florent. Quand Patrice Chéreau est venu chez moi, j’étais persuadée qu’il souhaitait me proposer de faire une voix off sur un documentaire, ou de doubler le film " Intimité ". Il a été très direct, et m’a proposé Phèdre au bout de cinq minutes. Patrice Chéreau est un artiste que je respecte et que j’admire. Dans ce métier, il y a souvent des moments de doute. Et il y a, grâce à des gens comme lui, des moments de pure splendeur. Chéreau m’a confié mon premier rôle, un tout petit rôle, il m’a fait jouer dans plusieurs de ses films (la Reine Margot, Ceux qui m’aiment prendront le train…) Il me connaît, et il m’a vue grandir. Nous avons, je pense, une grande confiance réciproque. On va à l’essentiel et on vise l’excellence.
Votre interprétation de Phèdre donne à ce personnage une modernité totale. Comment la voyez-vous ?
Dominique Blanc. Phèdre me bouleverse. Elle est l’incarnation du désir féminin absolu, entier, absolu. Le plus effrayant, au début de mon travail, a été de concilier ces deux extrêmes, présents chez elle : le désir d’amour et le désir de mort. Phèdre aime Hyppolite depuis le jour de son mariage avec Thésée. Elle est victime d’une sorte de fatalité. Elle est prête à mourir en silence, et elle se tue d’ailleurs à petit feu depuis des années. Lorsqu’elle réussit, avec beaucoup de tendresse, à nommer ce sentiment, tout se déchaîne, en elle. Et notamment la haine de soi, qui l’entraîne vers les comportements les plus fous. Elle est ainsi prête à se faire tuer pour Hyppolite, et à le transpercer, dans le même mouvement.
Cette pièce de Racine est un classique, qui plus est en alexandrins. Comment lui insuffle-t-on de la vie ?
Dominique Blanc. Depuis 2 000 ans, toutes les cultures se racontent l’histoire de Phèdre. On en trouve la trace chez les Grecs, bien sûr, mais aussi en Égypte, en Chine. C’est assez incroyable. Et au XXIe siècle, ça continue. Tous les grands metteurs en scène se coltinent ce texte, toutes les actrices rêvent d’incarner ce personnage, qui a traversé tant d’époques et de comédiennes. Là aussi, les spectateurs nous ont fait un joli cadeau, en venant si nombreux. Ils étaient là dès trois heures de l’après-midi pour avoir des places. À chaque représentation, il faut donc les emmener tous pour un voyage dans le temps. Pour insuffler la vie et la démesure à ce texte très classique, nous avons cassé la beauté de l’alexandrin. Au bout de deux mois de jeu, j’étais encore comme une alpiniste qui a peur de dévisser à chaque instant. Parce que nous avons tous une idée très haute de notre métier. Le rôle de Phèdre est très physique, remuant, périlleux. La proximité des spectateurs dans la salle, dans le dispositif inventé par Chéreau, nous fragilise encore plus. Un jour, lors d’une représentation en Allemagne, au moment où Hyppolite (Éric Ruf) pointe son couteau sur moi, une personne a poussé un cri. Ça nous a complètement déstabilisés. D’ailleurs, cette violence, sur scène, nous oblige quasiment à beaucoup de douceur entre nous. Nous sommes huit comédiens, nous nous connaissions avant cette pièce, nous avons la même exigence, et nous sommes très soudés.
Vous avez remporté, avec cette mise en scène de Patrice Chéreau, un formidable succès public…
Dominique Blanc. Je crois que les gens ont besoin de racines, au pluriel et au singulier. Ils sont affamés d’histoires, et ils éprouvent de la passion pour la tragédie. Je jouais justement une tragédie pour la première fois de ma carrière. À la fin du spectacle, j’ai vu comme nous étions en contact direct avec le public, j’ai vu des hommes pleurer. Les femmes se donnent facilement le droit à l’émotion mais, pour les hommes, c’est beaucoup plus rare. Des cadres, des ouvriers, des jeunes et des moins jeunes laissaient couler leurs larmes, librement. Et ça, c’est le plus beau des cadeaux. Mieux que tous les superlatifs.
Vous n’avez pas peur que la télévision " appauvrisse " cette mise en scène ?
Dominique Blanc. La télévision est un moyen fortement démocratique de faire partager cette aventure, au contraire. D’autant que Chéreau ne veut pas de reprise de la pièce. Tourner avec huit comédiens, et cette énorme structure qu’il faut adapter à chaque lieu rencontré, c’est trop lourd. La seule trace de ce travail, c’est la télévision. Le public a été filmé, et il sera présent sur l’écran : les téléspectateurs se trouveront ainsi dans la même position que les personnes qui ont vu le spectacle sur scène : ils avaient une partie du public devant eux.
Quels sont vos projets ?
Dominique Blanc. Je dois jouer dans un premier film, cet automne. Mais nous cherchons encore les financements. Et j’ai du mal quitter Phèdre. On ne lâche pas un rôle et une femme pareils. Quand je lis des choses sur les voyages de la compagnie Renaud-Barrault, ou sur les tournées de Sarah Bernhardt, je me prends à rêver, comme lorsque j’étais enfant…
Caroline Constant dans L’Humanité, 20 septembre 2003