Hamlet et le théâtre
Plus que toute
autre pièce de Shakespeare, Hamlet
n’est
que théâtre, un théâtre qui s’étale sur trois ou quatre couches, un théâtre en
poupées russes.
On parle
beaucoup de théâtre dans Hamlet
et
Shakespeare se sert de toute évidence de son
personnage
principal pour faire un certain nombre de remarques sur le jeu des comédiens
et, par extension, sur la façon de jouer à Londres à la charnière des 16e et
17e siècles. Soyez naturels, leur dit-il, n’en faites pas trop ("
présentez un miroir à la nature "—" Je voudrais le fouet pour ces gaillards
qui en rajoutent à Termagant et qui renchérissent sur Hérode "). A cela
s’ajoutent quelques observations sur les jeunes garçons qui jouaient les rôles
féminins. C’est Shakespeare le maître, le sage—le guru !—qui parle et qui remet
les choses au point, ou tente de le faire, car la chose n’est point facile,
comme il va nous le montrer dans un instant. En tout cas, si l’on en juge par
la verdeur de certaines de ses remarques, le jeu de certains des compères
comédiens de Shakespeare était tel qu’il les eût volontiers envoyés au fouet !
Mais il est ahurissant que Shakespeare ait l’audace d’interrompre l’action pour
régler quelques comptes. Il fallait être Shakespeare pour se permettre ce genre
de chose.
2. La pièce dans
la pièce—le théâtre dans le théâtre—occupe le centre de l’acte III. Elle a son
utilité dans l’intrigue, encore qu’il ne soit pas sûr qu’elle permette vraiment
à Hamlet de débusquer le roi.
Elle est surtout
une éclatante démonstration de ce qu’il ne faut pas faire au théâtre : les
comédiens tombent dans tous les travers contre lesquels Hamlet vient de les
mettre en garde. C’est du mauvais théâtre, mais que voulez-vous : ils ne
peuvent pas mieux ! Mais l’ironie est grinçante : imaginez le Hamlet de Shakespeare aussi mal joué devant Shakespeare alors qu’il
admoneste ses propres acteurs, dans la même pièce, de ne pas jouer comme cela !
3. Le bon
théâtre se trouve donc ailleurs dans la pièce et Shakespeare n’en fait pas
l’économie.
Rappelons-nous
d’abord que Hamlet se dissimule derrière " le manteau de la folie "
pendant une grande partie de la pièce ; il est donc important de se souvenir
qu’il joue, qu’il est acteur, et qu’il joue si bien qu’aucun des autres
personnages ne parvient à le " lire ". Mais Shakespeare parsème sa
pièce d’autres morceaux de choix de théâtre dans le théâtre, le plus réussi, le
plus étonnant étant incontestablement la rencontre entre Hamlet et Ophélie à la
scène 1 du 2e acte. Pas un mot ne s’échange mais pas mal de choses se passent.
C’est une pantomime, une danse presque rituelle dont nous ne sommes pas sûrs
que le sens ne nous échappe pas un peu. Hamlet est un maître acteur, un amateur
qui joue cent fois mieux que les professionnels ineptes de la pantomime du 3e
acte. Voilà : ça, c’est du bon théâtre, nous dit Shakespeare. Mais ce génie de
la mise en scène va plus loin encore : cette pantomime ne se déroule pas sur
scène ; suprême paradoxe, elle n’existe qu’à travers le langage : ce sont les
paroles d’Ophélie qui lui donnent vie dans le théâtre de notre imagination. Illusion
parfaitement réelle, elle prend corps dans nos esprits à travers une autre
illusion : le langage et le jeu de l’acteur sur scène. La mise en abyme de la
pantomime par la parole. Il faut s’appeler Shakespeare pour oser cela et le
réussir.
Avec Hamlet Shakespeare nous a sans conteste laissé
un testament. C’est un testament où éclate le génie créatif de son auteur, de sa
connaissance de l’âme humaine, de sa maîtrise de l’intrigue et de l’incroyable
foisonnement de sa langue. Mais il y a trop de théâtre dans le théâtre dans
cette pièce pour que nous ne voyions pas là une manière que s’est choisie
Shakespeare de découvrir et de faire connaître une vérité souvent trop
évanescente, ou même peut-être de nous dire qu’il n’y a pas de vérité, sauf
quand un génie lui donne existence par le biais du théâtre, de la
représentation, de l’illusion, de l’art. C’est bien ce qu’a compris Tom
Stoppard lorsque, dans Rosencrantz
et Guildenstern sont morts, il reprend les deux personnages les plus
insignifiants de Hamlet, en fait ses héros
et introduit dans sa pièce des passages entiers de Hamlet. Du théâtre à l’état pur et qui se
réclame comme tel. L’idée qu’a eue Stoppard, c’est dans Hamlet qu’il faut la chercher.