vendredi 22 novembre 2013

Hamlet, Théâtre dans le théâtre



Hamlet et le théâtre
Plus que toute autre pièce de Shakespeare, Hamlet n’est que théâtre, un théâtre qui s’étale sur trois ou quatre couches, un théâtre en poupées russes.


 On parle beaucoup de théâtre dans Hamlet et Shakespeare se sert de toute évidence de son
personnage principal pour faire un certain nombre de remarques sur le jeu des comédiens et, par extension, sur la façon de jouer à Londres à la charnière des 16e et 17e siècles. Soyez naturels, leur dit-il, n’en faites pas trop (" présentez un miroir à la nature "—" Je voudrais le fouet pour ces gaillards qui en rajoutent à Termagant et qui renchérissent sur Hérode "). A cela s’ajoutent quelques observations sur les jeunes garçons qui jouaient les rôles féminins. C’est Shakespeare le maître, le sage—le guru !—qui parle et qui remet les choses au point, ou tente de le faire, car la chose n’est point facile, comme il va nous le montrer dans un instant. En tout cas, si l’on en juge par la verdeur de certaines de ses remarques, le jeu de certains des compères comédiens de Shakespeare était tel qu’il les eût volontiers envoyés au fouet ! Mais il est ahurissant que Shakespeare ait l’audace d’interrompre l’action pour régler quelques comptes. Il fallait être Shakespeare pour se permettre ce genre de chose.

2. La pièce dans la pièce—le théâtre dans le théâtre—occupe le centre de l’acte III. Elle a son utilité dans l’intrigue, encore qu’il ne soit pas sûr qu’elle permette vraiment à Hamlet de débusquer le roi.
Elle est surtout une éclatante démonstration de ce qu’il ne faut pas faire au théâtre : les comédiens tombent dans tous les travers contre lesquels Hamlet vient de les mettre en garde. C’est du mauvais théâtre, mais que voulez-vous : ils ne peuvent pas mieux ! Mais l’ironie est grinçante : imaginez le Hamlet de Shakespeare aussi mal joué devant Shakespeare alors qu’il admoneste ses propres acteurs, dans la même pièce, de ne pas jouer comme cela !

3. Le bon théâtre se trouve donc ailleurs dans la pièce et Shakespeare n’en fait pas l’économie.
Rappelons-nous d’abord que Hamlet se dissimule derrière " le manteau de la folie " pendant une grande partie de la pièce ; il est donc important de se souvenir qu’il joue, qu’il est acteur, et qu’il joue si bien qu’aucun des autres personnages ne parvient à le " lire ". Mais Shakespeare parsème sa pièce d’autres morceaux de choix de théâtre dans le théâtre, le plus réussi, le plus étonnant étant incontestablement la rencontre entre Hamlet et Ophélie à la scène 1 du 2e acte. Pas un mot ne s’échange mais pas mal de choses se passent. C’est une pantomime, une danse presque rituelle dont nous ne sommes pas sûrs que le sens ne nous échappe pas un peu. Hamlet est un maître acteur, un amateur qui joue cent fois mieux que les professionnels ineptes de la pantomime du 3e acte. Voilà : ça, c’est du bon théâtre, nous dit Shakespeare. Mais ce génie de la mise en scène va plus loin encore : cette pantomime ne se déroule pas sur scène ; suprême paradoxe, elle n’existe qu’à travers le langage : ce sont les paroles d’Ophélie qui lui donnent vie dans le théâtre de notre imagination. Illusion parfaitement réelle, elle prend corps dans nos esprits à travers une autre illusion : le langage et le jeu de l’acteur sur scène. La mise en abyme de la pantomime par la parole. Il faut s’appeler Shakespeare pour oser cela et le réussir.
Avec Hamlet Shakespeare nous a sans conteste laissé un testament. C’est un testament où éclate  le génie créatif de son auteur, de sa connaissance de l’âme humaine, de sa maîtrise de l’intrigue et de l’incroyable foisonnement de sa langue. Mais il y a trop de théâtre dans le théâtre dans cette pièce pour que nous ne voyions pas là une manière que s’est choisie Shakespeare de découvrir et de faire connaître une vérité souvent trop évanescente, ou même peut-être de nous dire qu’il n’y a pas de vérité, sauf quand un génie lui donne existence par le biais du théâtre, de la représentation, de l’illusion, de l’art. C’est bien ce qu’a compris Tom Stoppard lorsque, dans Rosencrantz et Guildenstern sont morts, il reprend les deux personnages les plus insignifiants de Hamlet, en fait ses héros et introduit dans sa pièce des passages entiers de Hamlet. Du théâtre à l’état pur et qui se réclame comme tel. L’idée qu’a eue Stoppard, c’est dans Hamlet qu’il faut la chercher.