Le spectre comme principe structurel :
Entrons
dans la dramaturgie du spectre qu’Hamlet nous propose et osons quelques
évidences, qui en matière de spectre, sont appelées à ne pas le rester : il
y a minimalement trois apparitions à représenter dans Hamlet :
I,1 sur les
remparts devant Horatio et les gardes, I,4 et I,5 dans les mêmes circonstances
mais en présence d’Hamlet qui assiste à l’apparition et dialogue isolément avec
elle ; enfin, une apparition dans les appartements de la reine (III,4). (Mais en cours nous avons vu que
sa présence est perceptible dans plus de scènes et peut-être l’est-elle dans la
totalité de la pièce.)
Premier point :le
spectre n’est-il que là où il se manifeste ?
En effet, le spectre
s’invite-t-il dans les dialogues et les pensées des autres scènes : après le
premier monologue d’Hamlet (I,2) Horatio venu informer Hamlet débat avec lui de
l’apparition, de ses caractéristiques. Plus tard la Souricière se construira en
écho aux révélations du spectre (« je ferai jouer par ces comédiens devant mon
oncle quelque chose qui ressemble au meurtre de mon père »), donnant crédit et
solidité à la révélation spectrale. Plus globalement, ce sont des pans entiers
de la pièce qui dépendent des apparitions du spectre : la mélancolie, folie ou
extravagance d’Hamlet y trouve potentiellement des explications.
Si le spectre devait avoir moins de consistance, l’attitude d’Hamlet
ne serait pas la même ou n’aurait pas les mêmes motifs.
Autre figure dépendante du spectre, son frère Claudius : si le spectre
est véridique dans ses paroles, et s’il est fidèle dans son apparence aux
propos d’Hamlet qui le différencie radicalement du nouveau roi, alors la cause
est entendue… mais c’est une hypothèse née des apparitions du spectre et de ce
qu’Hamlet en dit ― on le sait, beaucoup de distributions modernes infirment
relativement cette hypothèse.
Quelle partie de la pièce peut être susceptible de ne garder aucune
empreinte de la présence du spectre ? Les sons qui ponctuent dans la mise en
scène de Chéreau les apparitions s’étendent à d’autres scènes. Et que
deviennent les monologues d’Hamlet où celui-ci se reproche son inaction,
s’accuse de lanterner, si on les place sous les auspices de ce regard
fantomatique ?
Deuxième point : le
spectre est liminaire, il est une figure du seuil, mais ambiguë ; certes, il marque déjà la
frontière entre les vivants et les morts, bien sûr, mais du point de vue
dramaturgique, il constitue surtout l’entrée dans la pièce, tant au niveau de
la structure (la première scène) que de la fable (le meurtre premier).
Il s’est déjà manifesté deux fois auparavant et occupe
très largement l’acte I, entre ses apparitions et les discussions qu’il
entraîne, et le deuil évoqué dans la scène de conseil royal. Il a presqu’une
caractéristique des prologues : il ouvre l’intrigue par ses révélations en
même temps qu’un nouvel horizon, celui de l’absolu, de l’éternité. L’arrivée du
spectre, dans le même temps qu’elle révèle une vérité et infirme le mensonge de
la cour de Claudius, reste aussi profondément sujette à caution : si les
apparences mentent, ce que proclament l’apparition du spectre comme ses dires,
alors quelles apparences sont crédibles ? Et qu’en est-il de sa propre
présence, de ses propos ?
En tant que figure introductive, le spectre lance la
vengeance dans le même temps qu’il la retarde en attente de confirmation :
Hamlet avoue lui-même à la fin de l’acte II : « il me faut un sol plus ferme ».
Le spectre induit donc une dramaturgie qui ne se
construit pas de façon linéaire mais plutôt poétique, par contrastes,
métaphore, déplacement. Il peut être considéré comme un centre, mais c’est un centre absent, ce qui
ouvre un vertige.
Autre point : son
indétermination : le spectre est décrit comme une forme, une image sans qu’on
puisse le réduire à un sens. Dans l’univers du Danemark où le sens fait l’objet d’une
surveillance, d’un contrôle, d’un discours, il est un signe qui échappe. Le
spectre manifeste son hétérogénéité et son ambivalence : des personnages comme
Hamlet ou Horatio peuvent mettre en doute les autres, les discours, les actes, mais
le spectre n’intéresse pas par ce qu’il pense, mais par sa seule existence qui
menace la norme admise de bouleversements.
Avant son arrivée, Hamlet peine à faire son deuil, est
critique, mais sa rébellion reste intérieure, confinée au monologue. Et le roi et la reine
peuvent donner les signes extérieurs de l’attention, de l’humanité, de
l’affection.
En revanche, l’apparition du
spectre suffit pour renverser les opinions établies : « tout n’est pas bien », «
quelque chose est pourri », « le temps est hors de ses gonds », le spectre est
le signe qui permet aux sentiments et aux intuitions de s’étendre à la
perception du réel, de le mettre en forme.
Mais comme signe sans
détermination,il donne lieu à différentes interprétations: ainsi son caractère
fantomatique est un signe qui appelle à la fois au scepticisme à son égard
(Horatio pense que les gardes évoquent une illusion, la mère refuse de voir le fantôme),
à la mise en doute des propos et de l’attitude de Claudius, c’est à partir de
lui que se répand l’idée que potentiellement les personnages sont hypocrites,
peu fiables (Gertrude, Ophélie, Rosencrantz, Guildenstern…)Les apparences sont
trompeuses.
A l’inverse, le spectre peut aussi être considéré comme une
réponse au désarroi d’Hamlet : fini le doute et le rejet du monde stérile et de
ses usages défraîchis, l’au-delà incarné par le spectre fournit une nouvelle
transcendance, une nouvelle somme de repères pour penser et agir : il serait
alors le seul réel !
Troisième point :le
spectre est un personnage mais aussi une forme, un signe, comme tout personnage
élisabéthain ; le problème réside dans
le fait que ce signe s’offre au sens dans
le même temps qu’il lui échappe, et il menace par sa variabilité, les systèmes
de pensée, de discours construits. Il est mystérieux, douteux, mais à l’image
des personnages dont il révèle l’ambiguïté.
Revenant, il se signale par sa récurrence :
retour obsédant du revenant, du destin, du refoulé ? Toutes ses apparitions
sont-elles à mettre sur un même plan ?
Retour mais pas répétition, la redondance du spectre marque en effet
des modulations, des inflexions curieuses. Il apparaît d’abord aux
gardes avant le début de la pièce, puis à eux et à Horatio, auquel s’ajoute
Hamlet la fois suivante. Puis il s’efface progressivement, apparaissant dans
la chambre de la reine au seul Hamlet ; la course du spectre se termine
d’ailleurs par l’épisode du cimetière où les morts sont des objets bien
concrets, des crânes muets, et irrémédiablement perdus, loin de l’espoir de
devenir des revenants.
Quatrième point : si les apparitions du spectre sont libres,
contrairement à celles d’un personnage mû par des nécessités ou limité par des
contraintes, leur courbe et leurs fluctuations infléchissent-elles la fable, ou
sont elles des réponses à celle-ci ?
Et on note les curieuses coïncidences : « ça » arrête de revenir quand
un vrai cadavre, le premier, est abattu par Hamlet ― Polonius figuration
grotesque du roi et du père ― et lorsque la reine se rapproche effectivement de
son fils, semblant mettre fin à l’adultère ou en tout cas se le reprocher.
La variation de ces apparitions est d’autant plus intéressante qu’elle
s’accompagne d’une « privatisation » du spectre, de la restriction de ses
apparitions ou de sa parole au seul Hamlet. Plus le spectre lui est
propre, plus il est actif : il se met à parler puis à faire obstruction à
la colère du prince contre la reine. Et c’est quand Hamlet renonce à régir la
conduite de sa mère ― renonce à l’OEdipe diront les psychanalystes ― que le
père est définitivement mort, dans le même temps que la Souricière a produit
une preuve de la culpabilité de Claudius et a exposé Hamlet à sa vindicte,
sinon à sa mort programmée.
Une fois Hamlet engagé dans la mort, comme mort à lui-même ainsi qu’en
témoigne son fatalisme avant le duel final par exemple, quel besoin de
maintenir l’image du père défunt, le fils a bien remplacé le père, offert sa
vie en sacrifice au père assassiné, trompé, délaissé, en devenant à son tour
trompé, délaissé et assassiné.
Un point d’ailleurs est saisissant : la source danoise (Saxo
Grammaticus, Geste des Danois) et la source française (François de
Belleforest, Histoire d’Amleth) nommaient le fils Hamlet et le père
Hordenwille, c’est manifestement Shakespeare qui choisit d’employer pour
les deux, le père et le fils, le mort et le vivant, le même nom, entraînant
cette parole vertigineuse d’Hamlet appelant le spectre : « je te nomme Hamlet
».