Rodrigo Garcia, un théâtre de combat
"Je crois que le titre dit tout, n'est-ce pas ?
Si on y pense bien, le titre suggère suffisamment de choses, et en
exposer quelques-unes avec clarté serait détruire le
mystère et le nombre de significations possibles.
Essayons cependant de
synthétiser en quelques lignes l'idée du "Jardinage
humain".
Fabriquer avec les hommes des
"formes", comme les jardiniers le font avec les plantes.
Cette modification, domestication,
soumission de la nature à des formes et des ordres artificiels me fait
assez peur.
Je pense aux arbres plantés
en file, "égayant" une avenue.
Ou aux arbustes avec des
"belles" formes géométriques à force de taille
et d'élagage.
Mais je pense également
à la "taille" opérée par l'éducation et
au terme "jardin d'enfants".
Et je pense à l'idée
du jardinier comme "malfaisant", comme "manipulateur". Et
bien sûr à quelques politiques.
Les similitudes sont sans fin.
Je pense aussi à la chirurgie
esthétique. Aux corps humains manipulés par et pour la
société de consommation, la mode, la publicité.
Avec un tel contenu j'espère
formellement montrer un chaos qui fait peur. Qui paralyse pendant quelques
heures. Mais qui, finalement, donne beaucoup à penser.
Je vois sur scène une
catastrophe qui s'articule petit à petit. Où se mélangent
des images vidéos d'opérations de chirurgie plastique et de
jardiniers qui soignent les jardins de Versailles.
Je vois les corps des acteurs et des
actrices luttant par moments pour conserver leur dignité et d'autres
fois s'offrant aux pires traitements comme des victimes heureuses.
Que puis-je dire de plus sur ce
thème, sur cette oeuvre à venir ?
Pour compléter cette
information, allumez la télévision à n'importe quelle
heure".
Rodrigo Garcia
"Dès que l'on
s'exprime librement cela devient un scandale".
Rodrigo Garcia
Entretien avec Rodrigo Garcia.
"Jardinage humain",
voilà un titre déjà évocateur pour cette nouvelle
création ?
Il m'est difficile de parler de mes
spectacles avant de les faire, parce qu'ils reposent beaucoup sur
l'improvisation, le résultat peut être très
différent de ce que je peux en dire avant. Je sais que Jardineria
Humana va traiter
de la globalisation, des modèles qui stéréotypent les
conduites des hommes, qui contaminent jusqu'à ta vie privée. Je prends cette idée de
jardinage comme métaphore, les jardiniers sculptent la nature pour en
faire des jardins…
Donc une nature domestiquée, finalement très peu naturelle…
C'est le parallèle entre la
nature qu'on domestique et les hommes qu'on modèle également. De
sorte qu'on peut parler de beaucoup de choses, de l'éducation, du social
mais également des corps, pour moi cette implication physique est
très importante. J'ai déjà en tête le travail sur la
chirurgie esthétique, l'anorexie, ou encore la culture physique, la
mode…
C'est également ce qui est
au cœur de l'apprentissage chez l'enfant, dans les postures du corps,
comment bien se tenir, ce qu'on apprend dans les jardins d'enfant…
Oui on peut dire cela. Mais je veux
aussi qu'on puisse imaginer un système d'éducation plus libre. Il
y a beaucoup d'options de vie mais la société n'en permet que
peu. Il y a un consensus par rapport à ce phénomène. J'ai
envie de le regarder d'une autre façon, comme par exemple pour le
travail. En avoir est un bien. Mais il n 'y a rien de plus antinaturel
finalement…
Aller contre le consensus, c'est
peut-être ce que vous voulez dire dans cette affirmation : "le théâtre est lieu
d'affrontement".
Le théâtre est un lieu
pour dialoguer. Mais il ne m'intéresse pas de dialoguer de façon
pacifique. J'ai envie d'instaurer un autre dialogue, peut-être plus
brutal. Historiquement le théâtre est un lieu ou l'on vient pour
se détendre ou se cultiver. J'ai envie que le théâtre soit
autre chose. Il peut montrer une autre réalité que la
télévision.
Le théâtre reste
donc un lieu de liberté relative, car c'est un artisanat qui a
également ses contraintes économiques, de diffusion et de
financements…
Oui cela existe mais je maintiens ma
liberté d'expression totale. On peut me dire que mes spectacles sont
difficiles à soutenir parce qu'ils posent des problèmes, et
portent des contenus politiquement incorrects, qu'ils frisent parfois
l'illégal. Mais jusqu'à présent je n'ai pas été
censuré. Si on me dit me dit là tu va trop loin, il faut que tu
retires ceci ou cela, moi je rentre chez moi.
Votre audience augmente,
avez-vous le sentiment d'être aujourd'hui "à la mode" ?
Je sais ce que j'ai à faire,
ce que je veux faire. Je le fais depuis longtemps, je me fiche d'être
à la mode. J'ai 38 ans, cela fait beaucoup de temps que je travaille.
L'argent ou le succès ne m'intéressent pas, et je ne me suis pas
programmé de carrière. Mais si j'ai plus d'audience, cela va me
permettre de faire venir plus de gens et de faire entendre mon propos, de
continuer mieux encore à faire ce que je fais.
La violence et la crudité
caractérisent vos pièces. Vous ne craignez pas que cela puisse
désamorcer votre propos, contraindre le spectateur à se
protéger en prenant de la distance ?
Je crois que la violence, ou la
crudité de mes œuvres, ont des qualités poétiques.
Comme dans Ikéa, une pièce où ce que je veux dire est très clair,
sur la société de consommation, les rapports familiaux… et
en même temps il y a une ouverture réelle sur la poésie. J'aime
travailler sur cette forme de violence mais pour en faire surgir des images
poétiques. Je souhaite que le public soit vraiment actif, qu'il se
réapproprie tout cela. Et puis si mes œuvres étaient si
violentes, si déstabilisantes, si choquantes que cela, il y aurait moins
de gens à venir les voir, or il y a de plus en plus de monde !
Quelles limites vous fixez-vous ?
Que la forme soit violente, ou
très douce, ou aseptisée ce n'est pas si important. Chaque
idée doit avoir sa propre forme d'expression, et bien sûr chacun
d'entre nous a ses propres limites.
S'il s'agit de se limiter en référence au public alors
là non ! Si la question est de savoir si j'ai des limites, oui évidemment,
comme chacun. Ce sont des limites totalement irrationnelles ou inconscientes.
Vous dites souvent que la
violence de votre théâtre répond à la violence
insidieuse de la société…
Ce qui me rend violent ou triste,
c'est que dans la société dans laquelle je vis et bouge, tout le
monde vit apparemment plutôt bien. Alors que partout ailleurs sur cette
planète on s'entretue, on crève de faim… Vivre dans cette
espèce de bulle ne me convient pas. La situation normale, la plus
répandue, c'est le désastre…
Vos pièces sont également ancrées dans le quotidien et dans le familier…
Cela m'intéresse beaucoup de
travailler à partir de l'environnement normal, naturel, sans
évidemment chercher à faire un théâtre naturaliste.
Il s'agit de développer une poétique à partir des éléments
du quotidien, de l'environnement…
Il y a par exemple une
présence continuelle de la nourriture, qu'on mange, triture,
répand…
Oui. Dans Ikea par exemple il y a beaucoup de
relations à la nourriture. Un rapport accentué
particulièrement sur la mal-bouffe, la nourriture poubelle et tout ce
qui sort en série, toutes ces boites qu'on trouve dans les
supermarchés, tout ce qui est du quotidien. Je travaille
particulièrement la relation des acteurs à ces objets de tous les
jours. Elle peut être brutale, excessive, sale. Peut-être aussi que
tout cela a une capacité métaphorique, attire l'attention et
interpelle le public : regarde ce que tu manges et achètes tous les
jours… Cela a à voir avec ce qu'on disait au début :
trouver d'autres façons de vivre. Dans Ikea les acteurs se servent de ces
objets comme si c'était la première fois, comme l'enfant sauvage
Kaspar Hauser.
Votre théâtre
interpelle, dans le face-à-face, et en même temps maintient la
frontière entre la scène et la salle, même si vous invitez
parfois le public à la franchir ?
C'est une question très complexe
et la réponse est également complexe, car cela touche au final
à ce qui est essentiel au théâtre : comment ça
communique, comment communiquer. Je me pose cette question par rapport aux
oeuvres précédentes et également dans le travail que
j'amorce maintenant. Avant je travaillais vraiment sur cette frontière
nette, entre les acteurs sur scène et le public dans la salle. Je me
suis fatigué de cela. J'avais l'impression de montrer un tableau et
d'être plus proche de la peinture ou du cinéma que du
théâtre. Depuis After Sun j'ai installé cette relation plus directe
avec le public, sans que cela devienne quelque chose de trop festif. Je cherche
plutôt une tension positive : à certains moments l'œuvre va
vers le public, mais à d'autres moments il faut qu'elle se replie. Cette
dialectique là est nécessaire, pour maintenir l'attention du
public. Chaque pièce a son propre mode d'expression. Je ne cherche pas
à perfectionner un style.
Mes opinions, mon état d'esprit change et mes oeuvres reflètent
cela.
Comment d'autres metteurs en
scène s'emparent des textes de l'auteur Rodrigo Garcia ?
Quand quelqu'un met en scène
une de mes œuvres, je suis plutôt fier, que ce soit quelqu'un de
confirmé ou un jeune élève. Il y a beaucoup d'auteurs qui
suivent de près le travail des metteurs en scène pour voir ce
qu'il advient de leur œuvre, moi je m'en fiche. Comme mes œuvres
sont très ouvertes, il n'y
a pas de didascalies par exemple, cela donne une liberté de
représentation. Pour le moment, c'est un jugement de valeur, je n'ai pas
été vraiment surpris par les représentations que j'ai pu
voir de mon travail. Je crois que mes œuvres, comme elles sont très
ouvertes, peuvent piéger, car elles offrent de grandes libertés
de représentation. Le piège étant peut-être de ne
pas aller jusqu'au bout, de ne pas aller à l'essentiel.
Vous dites dans un texte :
"J'ai longtemps soutenu qu'on ne s'exprimait pas pour une élite,
que tout le monde pouvait assumer notre langage. Peu à peu, j'ai
changé d'avis. Je crois que nous faisons un travail élitiste mais
que cette élite n'est pas définie par son niveau d'études,
ni par ses salaires…c'est une autre sorte de classement ?" De quel
ordre ce classement ?
Pour moi c'est très clair :
c'est d'abord une question de sensibilité.