Le projet Feydeau de cette saison est un rendez-vous avec le public par delà la très curieuse réputation de l'auteur aujourd'hui. On monte volontiers ses grands vaudevilles mais il existe très peu d'études sur lui et l'on prend souvent un petit air entendu pour signifier que tout compte fait Feydeau ne serait pas si drôle que ça, pas si recommandable intellectuellement, et que sa " réhabilitation " n'est pas à l'ordre du jour.
Qu'est-ce qui dérange chez Feydeau ? Et si c'était le rire qu'il déclenche parce qu'il est "incorrect", sans que l'on puisse dire en quoi.
Qu'il s'appuie sur une situation ou bien sur les mots, il s'agit d'un rire primitif, simple, en cela quasi mécanique, différent de l'humour actuel mais très proche du rire des premiers films muets (Chaplin, Keaton, Linder). On rit ici presque à son insu et on s'en veut quelque fois de l'avoir fait ! La force de Feydeau est dans ce " piège " qu'il nous tend sans que nous nous en rendions compte. Pourquoi regret ou honte ? C'est ça qu'il faut comprendre.
De qui se moque-t-on ? De personne ! Feydeau montre simplement que le décalage de la vie par le théâtre fait rire celui qui s'en croit extérieur ! Si ce qui est dramatique ne peut faire l'objet d'une vraie question, alors ça ne peut être que risible ! La vie ramène le couple à des histoires de pot de chambre, de purgation, de fausse grossesse, de clef perdue, de malentendu... Est-ce qu'on peut sortir de ça ? Est-ce vrai pour tout le monde ? Est-il possible que le fait d'en rire soit la réponse ? Rire ! Irrépressible dans un premier temps puis honteux ou franchement censuré dans un deuxième temps.
Quel est le sens du comique quand on sort de la farce , c'est-à-dire d'une chose drôle qui ne soit pas que drôle, d'un rire qui n'est pas que lui-même et pourtant dont rien ne dit que c'est autre chose, un rire sans avertissement et sans mode d'emploi qui le rendrait plus correct. Alors peut-être se rapproche-t-on d'une définition moderne de la comédie, " mêlant inextricablement la douleur de vivre et le dérisoire, nous invitant à rire de cette autre défaite qu'est la vie "
Tragédie
On connaît mal la vie de Feydeau et il en sera ainsi tant que ses descendants refuseront de communiquer les documents qui la concernent. Mais curieusement, dans la dernière partie de sa vie, Feydeau a écrit un théâtre qui pourrait lui tenir lieu de biographie. A travers les avatars de ses personnages, l'homme Feydeau nous parle de lui. Il ne nous raconte pas les détails plus ou moins dramatiques ou sordides de sa vie, mais bien ce qu'au fond a été sa vie, c'est à dire sa relation au théâtre, qu'on pourrait résumer par deux propositions paradoxales :
- le théâtre "venge" la vie ! (cf. Pirandello), il nous permet d'en rire,
- mais en même temps, la vie est un théâtre dont on ne peut pas sortir.
Il y a une sorte de cercle vicieux entre la vie et le théâtre qu'elle nous oblige à jouer, il n'y a pas d'échappatoire au théâtre de la vie.
Feydeau a vécu ce paradoxe, pour le meilleur et pour le pire.
Bien qu'elles demeurent résolument écrites pour faire rire, ces dernières pièces en un acte contiennent en germe les éléments d'un tragique quotidien que Maeterlinck définissait comme : "bien plus réel, bien plus profond, et bien plus conforme à notre être véritable que le tragique des grandes aventures (...) Il s'agirait plutôt de faire voir ce qu'il y a d'étonnant dans le seul fait de vivre".
En ce sens, la péripétie ou le coup de théâtre, outils traditionnels du vaudeville, sont le contraire du hasard, l'expression d'une nécessité retardée, une tentative d'évasion toujours impossible. On peut y lire les caractéristiques d'un tragique très moderne parce que totalement imprévisible et incontrôlable.
Monter Feydeau c'est chercher, sur ce plan, à lui témoigner toute notre solidarité.
Laurent Caillon
Décembre 2000