mardi 14 janvier 2014

Synthèse sur la folie d'Hamlet

HAMLET ET LA FOLIE

Le troisième acte de Hamlet s'ouvre sur une remarque du roi Claudius, qui charge Rosencrantz et Guildenstern, anciens condisciples de son neveu, de découvrir pourquoi ce dernier « se drape de ce désordre dont la folie secoue, si dangereusement, ce moment de la vie qu'on voudrait paisible » (Acte III, scène I).
Depuis plus de trois siècles, des centaines d'experts se sont penchés sur le problème de la folie de Hamlet. Des centaines d'articles furent rédigés, des dizaines de controverses lancées et relancées. Si les critiques n'ont pas fini de discourir sur la nature de la folie de Hamlet, les personnages de la pièce de Shakespeare eux aussi s'attachent à trouver les origines du malheur qui afflige le prince du Danemark. Tandis que Polonius interprète la conduite de Hamlet comme le résultat d'une déception sentimentale, Ophélie ne peut y voir que les symptômes de la folie pure. Pour Rosencrantz et Guildenstern, c'est l'ambition et la frustration qui rongent le jeune prince héritier. Enfin, pour Gertrude, la mère de Hamlet, qui rejoint ici la plupart des critiques, il
s'agit d'une réaction de rejet vis-à-vis de la mort de son père et de son mariage par trop hâtif. Il faut dire que l’interprétation joue un rôle essentiel dans la pièce. Hamlet lui-même ne cesse de spéculer et de s'interroger non seulement sur les motivations manifestes et latentes des autres personnages mais encore sur les usages et les abus du pouvoir, les erreurs de la passion, l'action et l'inaction, la signification des coutumes
ancestrales ainsi que la problématique du suicide.
La plupart des personnages observant le comportement de Hamlet n'arrivent pas à se mettre d'accord sur la question de savoir si le prince souffre réellement d'une maladie mentale menaçant la « noble, souveraine raison » (Ophélie), celle qui sépare l'homme de la bête (Claudius, Acte IV, scène V, 86-87), ou si sa folie n'est que feinte et calculée. 
Claudius lui-même est conscient du fait que la conduite et les propos de son neveu sont à la fois complètement irrationnels et fondamentalement cohérents. Basant son jugement sur les théories de la médecine ancienne, il attribue cette dérangeante ambiguïté à l’agissement d'une humeur néfaste provocant un état de mélancolie profonde. « Ce [que Hamlet] dit, » conclut-il, « bien qu'un peu décousu, n'est pas non
plus de la folie. Il y a dans son âme un mystère couvé par la mélancolie et, je le crains,
ce qui en éclora sera quelque péril » (Acte III, scène II).
A cet égard, un parallèle peut être tracé entre la « folie méthodique » de Hamlet et celle d'Ophélie. En effet, quand bien même tous s'accordent pour dire que « ses discours n'ont aucun sens », les paroles et les actes d'Ophélie font, malgré tout, l'objet d'une attention et d'une curiosité toute particulière de la part de son entourage.
« Ceux qui l'écoutent », nous dit le gentilhomme sans nom qui ouvre la scène finale du quatrième acte, « sont enclins à chercher dans ses mots décousus une logique, et s'y efforcent, et les adaptent tant bien que mal à leur propre pensée. Elle cligne des yeux, d'ailleurs, hoche la tête et ces gestes font croire à un sens caché qui, bien qu'il reste vague, est déjà très fâcheux » (Acte IV, scène V). « Quel enseignement dans la folie ! »,
s'exclame finalement Laërte, méditant sur un néant qui « vaut plus que toute pensée ».
A noter que, dans le contexte de l'oeuvre de Shakespeare, cet état de perplexité de Laërte fait écho à celui d'Edgar dans le Roi Lear lorsque celui-ci—subjugué par la logique et la rigueur latente de la démence de son suzerain—déclare « quelle raison dans cette folie ! » A noter que si chacun tente de déchiffrer la folie d'Ophélie et de Hamlet, c'est avant tout parce que l’ambiguïté de leurs discours dérange, semble révélatrice d'une terrible maladie capable non seulement de bouleverser l'équilibre psychique d'un individu mais qui menace aussi de s'étendre de l'homme au royaume, et du royaume à la terre entière : « Mon humeur», déclare Hamlet, « est si désolée que cet admirable édifice, la terre, me semble un promontoire stérile, et ce dais de l'air, si merveilleux n'est-ce pas, cette voûte superbe du firmament, ce toit auguste décoré de flammes d'or, oui, tout cela n'est plus pour moi qu'un affreux amas de vapeurs pestilentielles » (Acte II, scène II).
Cependant, la folie de Hamlet n'a pas pour seul effet de déranger ses proches, elle lui donne également la liberté d'enfreindre les règles de bienséance et d'obéissance de la cour sans encourir de punition immédiate. C'est ainsi que Hamlet, sous le couvert de la folie, s'approprie un rôle de commentateur critique et sardonique sur les agissements des autres personnages. Il succède ainsi à Yorick, ancien fou du roi dont le destin fait l'objet d'une conversation entière lors du cinquième et dernier acte de la pièce. Parmi ses principales cibles : l'infidélité de sa mère, la servilité de Rosencrantz et l'ambition dévorante de son oncle à qui il rappelle, par l'intermédiaire d'une devinette, que tous les hommes sont égaux devant la mort :
Hamlet - N'importe qui peut pêcher avec le ver qui a mangé un roi et manger le poisson qui a mangé le ver.
Le Roi - Que veux-tu dire par là ?
Hamlet - Rien, rien. Sauf vous montrer comment un roi peut processionner dans les
boyaux d'un mendiant. (Acte IV, scène III).

[…]Alors, quelle réponse donner à cette question centrale : Hamlet est-il fou ? L’est-il, un peu, parce que sa douleur et son doute métaphysique le dépassent ? Sa folie ne serait-elle que stratagème pour mieux observer et manipuler les autres, ou encore pour se protéger ? Ou bien se réfugie-t-il dans une fausse folie qui l’absout de toute responsabilité et lui permet de se blottir dans l’inaction, de se dédoubler en quelque sorte et d’assister à la représentation de la vie, de sa vie ? Où est-il, tout compte fait, fou à lier ? A chacun de choisir, à son gré, à son humeur.

Michel Delville et Pierre Michel
In Hamlet & Co, Ed. Université de Liège