mardi 14 janvier 2014

Article sur Hamlet dans le Nouveau dictionnaire des œuvres...

Hamlet 
Le Nouveau Dictionnaire des œuvres de tous les temps et de tous les pays,
Editions Laffont-Bompiani, (s.v), 1994

Tragédie en cinq actes en vers et en prose du poète dramatique anglais William Shakespeare (1564-1616), écrite et représentée vers 1600-1601. (…)

L’histoire d’Hamlet est racontée par Saxo Grammaticus (début du XIIIe siècle) dans l’Histoire des Danois. Shakespeare en eu connaissance à travers les Histoires tragiques de F. Belleforest et un drame perdu qui fit son apparition sur les scènes, probablement dès 1587 ou en 1589 au plus tard. Il y a des différences très importantes entre le récit de Belleforest et le drame de Shakespeare ; dans le récit du Français, Hamlet, dès le début de l'action, sait parfaitement de quelle manière est mort son père, c'est pourquoi la folie qu'il simule est pleinement justifiée ; en outre, il ne meurt pas avant d'avoir accompli sa vengeance, et il se montre capable d'une action énergique au moment opportun. On est en droit de supposer que certains éléments nouveaux tels que la mort du héros, le spectre du père, la scène de la représentation théâtrale à l'intérieur du drame et le duel final avec Laërtes (innovations dont Thomas Kyd (1558-1594) serait l’auteur) ont été introduits dans la tragédie pré-shakespearienne intitulée par les critiques Hamlet primitif. (…)

Il est de même probable que, dans cette tragédie, Hamlet était doté d'un caractère particulièrement décidé et agressif : dans son adaptation, Shakespeare lui donne un caractère mélancolique qui était à la mode au XVIIe siècle, justifiant ainsi la lenteur qu'il apporte à exécuter sa vengeance. Du même coup, le centre du drame s'est déplacé, allant des intrigues de Claudius aux réactions du « mélancolique » et pessimiste Hamlet.

Dans la tragédie de Shakespeare, le roi du Danemark a été assassiné par son frère Claudius ; celui-ci a usurpé le trône et épousé, sans le moindre respect des convenances, la veuve du mort, Gertrude. Mais voici que sur les remparts du château d'Elseneur le spectre du mort fait son apparition : c'est pour révéler à Hamlet les circonstances dans lesquelles il fut assassiné ; il lui demande aussi de le venger. Hamlet promet d'obéir, mais sa nature mélancolique le plonge dans l'irrésolution et lui fait retarder le moment d'agir ; entre-temps, il simule la folie pour détourner tout soupçon et ne rien laisser échapper de ses sombres desseins. Tous ceux qui l'approchent en viennent à penser qu'il est tourmenté par son amour pour Ophélie, la fille du chambellan Polonius, qu'il avait courtisé autrefois, mais qu'il traite à présent avec cruauté. Afin de s’assurer que le récit que lui a fait le spectre est en tous points exact, il fait jouer en présence du roi un drame (l’assassinat de Gonzague) qui reproduit les circonstances même du crime ; impuissant à dominer son agitation, le roi se voit contraint de quitter la salle de spectacle. Ainsi donc la preuve est faite et Hamlet sait à quoi s’en tenir. Hamlet se rend aussitôt chez sa mère : le ton monte vite, et il lui avoue tout le dégoût qu’elle lui inspire. Croyant que le roi est en train de l’écouter derrière un rideau, il tire son épée et la plonge à travers les lourdes tentures ; mais c’est Polonius qu’il vient de tuer. Décidé à faire disparaître Hamlet, le roi l’envoie en mission en Angleterre avec Rozencrantz et Guildenstern ; cependant, Hamlet est capturé par des pirates qui le renvoient au Danemark. A son arrivée, il apprend qu’Ophélie, folle de douleur, s’est noyée. Entre-temps, Laërtes, le frère d’Ophélie est revenu au Danemark dans l’intention de venger la mort de son père, Polonius. Le roi, apparement, veut réconcilier Hamlet et Laërtes : à sa prière, chacun d’eux accepte de se mesurer non point en un duel, mais dans un combat symbolique, destiné à mettre fin à cette lamentable histoire. Or, on donne à Laërtes une épée dont la pointe est empoisonnée. Hamlet est touché, mais, avant de mourir, il blesse mortellement Laërtes et tue le roi, tandis que Gertrude boit la coupe empoisonnée qui était destinée à son fils. Le drame se termine par l’arrivée de Fortinbras, prince de Norvège, qui devient le souverain du royaume du Danemark.

Pour la plupart des critiques, le jugement porté sur Hamlet se réduit à un jugement sur le caractère du héros ; bien plus, celui-ci est interprété comme s’ il vivait d’une vie qui lui est propre, en dehors même du drame et en complète autonomie par rapport aux autres personnages. Dans cette interprétation, les critiques furent suivis par les acteurs ; ceux-ci sacrifièrent toute la structure de l’action au personnage, coupant parfois sans scrupules des scènes qui, selon eux, étaient absolument secondaires. Cependant, de nombreux problèmes se posent en réalité et rendent la question de Hamlet extrêmement complexe.

Pourquoi Claudius n’interrompt-il pas le drame de Gonzague, drame qui retrace les circonstances de son crime, à la seule vue de la pantomime qui précède le texte ? Pourquoi Hamlet emploie t-il en présence d’Ophélie un langage obscène et insultant ?

Les critiques qui se placent à un point de vue strictement historique répondent à ces questions, en alléguant les incongruités que l’on rencontre fréquemment dans les drames de l’époque ; Grandville-barker en arrive à dire que « l’intrigue, si on la juge en tant que telle, est développée avec une incohérence scandaleuse » ; d’autres soutiennent que certaines parties du drame ont été perdues et que le vrai « problème » d’Hamlet devrait se réduire en réalité à une tentative de reconstruction. Il ne nous est pas possible ici d’entrer dans le détail d’une controverse littéraire qui fait couler beaucoup d’encre. Il suffit d’indiquer, à titre d’exemple, que l’attitude d’Hamlet envers Ophélie – attitude qui, d’après certains psychologues résulterait de la phobie sexuelle que provoque chez le prince la conduite de sa mère – s’expliquerait, si on en croit les critiques partisans de la méthode historique, par le rôle d’Ophélie dans le drame original (dans celui-ci, de même que dans le récit de Bellforest, la jeune fille n’aurait été qu’un instrument du roi pour séduire le prince). En effet, le langage employé par Hamlet vis-à-vis d’Ophélie est précisément celui auquel on s’attend dans ce dernier cas, bien que, dans le drame de Shakespeare, la situation soit tout autre. Il se peut cependant qu’Hamlet ait imaginé qu’Ophélie était un jouet dans les mains du roi, si l’on suppose qu’il a entendu les paroles de Polonius au roi : « Cependant, je lui dépêcherai ma fille » [At such a time I’ll loose my daughter to him] ; dans une telle phrase, « loose » ne signifie pas seulement que Polonius – qui jusqu’alors avait interdit à Ophélie de communiquer avec Hamlet – maintenant la laissera libre ; le mot renferme aussi une allusion à l’accouplement des chevaux et des bovins (lorsqu’ils en parlaient, les élisabéthains employaient ce verbe). Or, plus loin, Hamlet appelle Polonius « marchand de poisson » (a fishmonger), épithète que l’on donnait aux ruffians, et il compare indirectement la jeune fille à une « charogne » (carrionflesh), mais aussi, dans le langage élisabéthain, prostituée. Dans un tel cas, il faut bien supposer qu’il interprétait la conduite de la jeune fille à la lumière des mots que Polonius avait prononcés et qu’il avait surpris ; il en résulte donc – selon Dover Wilson – qu’il faut dans cette scène reporter l’indication « Entrée d’Hamlet » à neuf vers plus haut (après le smots « Here in the lobby »). Le sens général de la tragédie peut être ramené à cette phrase de l’acte III : « C’est ainsi que la verdeur première de nos résolutions s’étiole à l’ombre pale de la pensée » (the native hue of resolution is sicklied o’er with the pale cast of thought). Fortinbras et Laërtes, hommes d’action sont opposés à Hamlet dont on a défini l’attitude comme celle d’un homme atteint d’une maladie de la volonté. Les alternances de frénésie et d’apparente apathie, du caractère central marquent le rythme de toute la tragédie ; c’est un rythme en quelques sorte fiévreux, avec ses paroxysmes et ses langueurs, il donne au drame cet attrait impossible à définir, difficile à analyser, mais que le public subit toujours, même s’il s’agit d’une représentation fragmentaire, ou d’un texte réduit et, parfois même, défiguré en partie.

Trad. Pour les citations, nous avons eu recours à la traduction d’André Gide (1946). Citons encore les traductions de Gallimard, Marcel Schwob (Charpentier et Fasquelle, 1899 ; rééd. Lebovici, 1991), d’Yves Bonnefoy (Mercure de France, 1962, nouv. Ed., 1988).