samedi 15 février 2014

Entretien avec Joel Pommerat

http://www.lamonnaie.be/fr/mymm/article/25/Entretien-J-Pommerat/

Autour de la représentation


La note d'intention de l'auteur - metteur en scène

Entretien avec Joël Pommerat

Cendrillon,  tout   comme  Pinocchio  et  Le   Chaperon   Rouge  il   y   a   quelques   années,   sont   des   créations  théâtrales destinées autant aux enfants qu’aux adultes. Comme auteur, cela vous demande-t-il un travail  d’écriture particulier, différent de celui que vous déployez dans vos autres pièces ?
Non. J’essaie même de radicaliser certains de mes partis pris. En tous cas de répondre aux mêmes  principes d’écriture que pour mes autres spectacles. Par exemple, je cherche à suggérer autant qu’à préciser mon propos et mes intentions. J’essaie de trouver un équilibre entre des lignes clairement identifiables et des zones de suggestion, des choses moins exprimées. Ce jeu entre dit et non-dit, j’essaie  de le développer tout autant dans mon travail pour les enfants que dans mes autres créations.

Qu’est-ce qui vous attire dans l’univers des contes ? En avez-vous été, enfant, un grand lecteur ? Quel souvenir 
en  gardez-vous ?

J’en lisais beaucoup. Des histoires qui conjuguent récits de vérité et imaginaire, fantastique. Il existait notamment une collection de plus d’une dizaine de volumes qui s’appelait Contes et légendes populaires  de…. – elle couvrait toutes les régions françaises, mais aussi les pays et les cultures du monde entier. Je les ai empruntés quasiment tous à la bibliothèque de mon collège. S’il m’arrive d’écrire à partir de  contes aujourd’hui, c’est parce que je suis certain que ces histoires vont toucher les enfants bien sûr, mais   qu’elles   vont   me   toucher   également   moi   en   tant   qu’adulte.   Ces   histoires,   ce   qu’on   appelle aujourd’hui des contes, ne sont pas destinés à l’origine aux enfants,  Le Chaperon Rouge  et  Cendrillon (Pinocchio est à part, ce n’est pas un conte traditionnel) sont des histoires qui à l’origine ne s’adressent pas aux enfants, et ne sont pas du tout « enfantines », si on ne les traite pas de façon simplifiée ou édulcorée. Les rapports entre les personnages peuvent être violents et produisent dans l’imaginaire des émotions qui ne sont pas du tout légères. Ce sont des émotions qui ne concernent pas seulement les enfants.

Dans la    des Grimm, il y a une violence,  une méchanceté, une noirceur, une perversité, une 
douleur que nous ne trouvons pas chez Perrault. Les deux sœurs de Cendrillon notamment vont jusqu’à  s’amputer, d’un orteil pour l’une, d’un talon pour l’autre, afin de faire entrer leur pied dans la fameuse  chaussure fabuleuse et d’épouser le prince. Il y a du sang, du mensonge, de l’opportunisme, des larmes. Et l’on  peut, par ailleurs, associer la cendre dans laquelle couche Cendrillon avant sa métamorphose lumineuse à la  destruction, à la crémation, à l’ordure. Qu’est-ce qui vous intéresse, qu’allez-vous chercher dans la figure et  l’histoire de Cendrillon ?
Je me suis intéressé particulièrement à cette histoire quand je me suis rendu compte que tout partait du deuil, de la mort (la mort de la mère de Cendrillon). À partir de ce moment, j’ai compris des choses qui m’échappaient complètement auparavant. J’avais en mémoire des traces de Cendrillon version Perrault ou du film de Walt Disney qui en est issu : une Cendrillon beaucoup plus moderne, beaucoup moins violente, et assez morale d’un point de vue chrétien. C’est la question de la mort qui m’a donné envie de raconter cette histoire, non pas pour effaroucher les enfants, mais parce que je trouvais que cet angle de vue éclairait les choses d’une nouvelle lumière. Pas seulement une histoire d’ascension sociale conditionnée par une bonne moralité qui fait triompher de toutes les épreuves ou une histoire d’amour idéalisée. Mais plutôt une histoire qui parle du désir au sens large : le désir de vie, opposé à son absence. C’est peut-être aussi parce que comme enfant j’aurais aimé qu’on me parle de la mort qu’aujourd’hui je trouve intéressant d’essayer d’en parler aux enfants.

Ne peut-on pas considérer d’une certaine manière tous vos spectacles comme des contes où, très souvent, la  famille, les relations complexes, difficiles, régulièrement malheureuses entre parents et enfants, entre frères et  sœurs sont essentielles ? Pour quelles raisons les relations au sein d’une famille vous intéressent-elles à ce  point?
Tout d’abord, il faudrait s’entendre sur ce qu’on appelle un conte. Je ne le sais pas vraiment moi-même. Peut-être  entend-on une  histoire  ou plutôt  un récit,  qui se  donne  comme authentique,  réel  et  qui évidemment ne l’est pas, et qui se développe avec des termes relativement simples et épurés, des actions qui ne sont pas expliquées psychologiquement. Des faits sont relatés mais ne sont pas expliqués ou justifiés.   D’une  certaine   façon,  les  contes relèvent  d’un   parti pris  d’écriture   que   j’ai  adopté   depuis longtemps, qui consiste à chercher à décrire des faits fictionnels comme s’ils étaient réels. En cherchant une forme de description la plus simple et la plus directe possible. Comme le conte décrit des relations  fondamentales, il ne peut pas échapper à la famille. C’est le premier système social. Comme auteur, avant de m’ouvrir et de m’interroger sur la société entière, j’ai eu besoin d’observer cette petite structure sociale qu’est la famille. Dans les contes, si la famille est si présente, c’est bien parce que tout  part de là, que toute destinée humaine y prend sa source. C’est donc important d’y être présent, d’y aller  voir, lorsqu’on veut comprendre ou bien raconter l’humanité, d’un point de vue politique par exemple.

Vous avez eu l’occasion de dire que vous cherchiez le réel, que le théâtre est pour vous le moyen de dire  quelque chose d’actuel et brûlant sur la condition humaine et sur le monde, que vos fictions cherchent à révéler  de la présence, du mystère et du concret. Vous avez employé la belle expression de « réalité fantôme » pour  définir l’atmosphère si particulière que vous cherchez à créer dans vos spectacles. Est-ce que vous « voyez » vos  spectacles lorsque vous écrivez vos textes ?
J’ai des premières sensations ou images qui se confrontent ensuite à la réalité et sont donc amenées à se modifier.   C’est   au   cours   de   la   phase   de   travail   concrète   (entre   3   et   4   mois   en   moyenne)   avec les  comédiens   et   tous   ceux   qui   collaborent   avec moi,   principalement   Éric   Soyer   à   la   lumière   et   à   la scénographie, Isabelle Deffin aux costumes, François et Grégoire Leymarie au son, que je découvre que certaines   choses  sont   difficilement   réalisables   ou   trop   complexes.   Je   fais   alors   des   compromis   par rapport   à   ces   images   initiales   qui,   pour   certaines,   se   désagrègent   d’elles-mêmes.   Mais   les   images fondatrices d’un projet doivent demeurer lors de toutes les phases de sa réalisation. Il y a évidemment un long  work in progress qui mène de la rêverie initiale au spectacle, au cours duquel, en fonction  de différentes circonstances, le projet évolue, mais il doit y avoir une fidélité extrême à quelque chose qui s’est imposé au tout premier moment du projet, lorsqu’il est né dans mon esprit, encore flou ou abstrait. J’ai appris à respecter ces moments fondateurs en ne les perdant jamais de vue, quoi qu’il arrive.

Comment travaillez-vous avec Eric Soyer qui réalise les lumières et les décors de tous vos spectacles ?
Avec Eric, j’ai développé une façon de travailler qui n’est pas, disons, traditionnelle. Eric occupe la fonction double de scénographe et d’éclairagiste. Ce qui est très significatif puisque dans mes spectacles, je crois qu’il y a une fusion totale entre ces deux domaines. Les scénographies de nos spectacles sont des  espaces vides, comme des coquilles vides, c’est la lumière qui crée ou plus exactement révèle des espaces. Entre Eric et moi, il n’y a pas le rapport classique du metteur en scène et du scénographe. Je n’écris pas  de texte préalablement. Je n’ai jamais pu donner à un scénographe un texte à lire et attendre qu’il me  fasse ses propositions. D’ailleurs, je ne pourrais pas fonctionner comme ça. La scénographie, c’est-à-dire l’espace dans lequel une fiction va pouvoir se déployer, appartient chez moi intégralement au domaine de  l’écriture.   Ce  n’est  pas  annexe.  L’espace  de  la   représentation,   celui   dans   lequel   les   figures   ou personnages vont évoluer ou vivre, c’est la page blanche au commencement d’un projet. Depuis que j’ai commencé à faire des spectacles (au début des années 1990), je me suis toujours défini comme « écrivant des spectacles » et non pas comme « écrivant des textes ». En tant que qu’écrivain de spectacles, j’ai  toujours commencé par définir (et j’y tiens) pragmatiquement des grands principes de scénographie. Principes assez simples fondés sur le modèle de la boîte noire. Ce modèle permet de recréer, dans des architectures théâtrales très marquées (le Théâtre de la Main d’Or au début, le théâtre Paris-Villette ensuite), des espaces neutres au sens d’ouverts, propices à la création et à l’imaginaire, des espaces «  vides » au sens brookien du terme. À l’intérieur de ces espaces, la lumière occupe évidemment une  place prépondérante et centrale. C’est là que la rencontre avec Eric a été tout à fait déterminante pour l’évolution de mon travail. Eric a accepté dès le début de notre collaboration de travailler sur le modèle d’un long et parfois laborieux work in progress. Un travail de répétitions et de création où la lumière est constamment présente et évolue sans cesse, heure après heure, jour après jour (pendant 3 ou 4 mois),  jusqu’à faire sens entièrement avec le jeu des acteurs, avec le texte en construction et évidemment avec l’espace scénographique (généralement vide). La lumière ne se « rajoute » pas à la mise en scène et à l’écriture   mais   elle   la   constitue,   au  même   titre   que   tous   les   autres   éléments   tels   que   le   son   et   le mouvement, les corps, les costumes. C’est pendant ces premières séances de travail au début de notre collaboration que nous avons défini notre vocabulaire commun, encore en vigueur aujourd’hui : une lumière qui ne cherche pas à rendre visible, mais qui sait cacher aussi, et qui accorde une grande place à l’imaginaire de l’œil.

Extrait d'un entretien réalisé par Christian Longchamp pour le magazine de la Monnaie (Bruxelles) Juillet 2011