Autour de la représentation
La note d'intention de l'auteur - metteur en scène
Entretien avec Joël Pommerat
Cendrillon,
tout comme Pinocchio
et Le Chaperon
Rouge il y
a quelques années,
sont des créations
théâtrales destinées autant aux enfants qu’aux adultes. Comme auteur,
cela vous demande-t-il un travail
d’écriture particulier, différent de celui que vous déployez dans vos
autres pièces ?
Non. J’essaie même de radicaliser
certains de mes partis pris. En tous cas de répondre aux mêmes principes d’écriture que pour mes autres
spectacles. Par exemple, je cherche à suggérer autant qu’à préciser mon propos
et mes intentions. J’essaie de trouver un équilibre entre des lignes clairement
identifiables et des zones de suggestion, des choses moins exprimées. Ce jeu
entre dit et non-dit, j’essaie de le
développer tout autant dans mon travail pour les enfants que dans mes autres
créations.
Qu’est-ce qui vous attire dans l’univers des contes ? En
avez-vous été, enfant, un grand lecteur ? Quel souvenir
en gardez-vous ?
J’en lisais beaucoup. Des histoires
qui conjuguent récits de vérité et imaginaire, fantastique. Il existait
notamment une collection de plus d’une dizaine de volumes qui s’appelait Contes et légendes populaires de…. – elle couvrait toutes les régions
françaises, mais aussi les pays et les cultures du monde entier. Je les ai
empruntés quasiment tous à la bibliothèque de mon collège. S’il m’arrive
d’écrire à partir de contes aujourd’hui,
c’est parce que je suis certain que ces histoires vont toucher les enfants bien
sûr, mais qu’elles vont
me toucher également
moi en tant
qu’adulte. Ces histoires,
ce qu’on appelle aujourd’hui des contes, ne sont pas
destinés à l’origine aux enfants, Le
Chaperon Rouge et Cendrillon (Pinocchio est à part, ce n’est
pas un conte traditionnel) sont des histoires qui à l’origine ne s’adressent
pas aux enfants, et ne sont pas du tout « enfantines », si on ne les traite pas
de façon simplifiée ou édulcorée. Les rapports entre les personnages peuvent
être violents et produisent dans l’imaginaire des émotions qui ne sont pas du
tout légères. Ce sont des émotions qui ne concernent pas seulement les enfants.
Dans la des Grimm,
il y a une violence, une méchanceté, une
noirceur, une perversité, une
douleur que nous ne trouvons pas chez Perrault. Les deux
sœurs de Cendrillon notamment vont jusqu’à
s’amputer, d’un orteil pour l’une, d’un talon pour l’autre, afin de
faire entrer leur pied dans la fameuse
chaussure fabuleuse et d’épouser le prince. Il y a du sang, du mensonge,
de l’opportunisme, des larmes. Et l’on
peut, par ailleurs, associer la cendre dans laquelle couche Cendrillon
avant sa métamorphose lumineuse à la
destruction, à la crémation, à l’ordure. Qu’est-ce qui vous intéresse,
qu’allez-vous chercher dans la figure et
l’histoire de Cendrillon ?
Je me suis intéressé particulièrement
à cette histoire quand je me suis rendu compte que tout partait du deuil, de la
mort (la mort de la mère de Cendrillon). À partir de ce moment, j’ai compris
des choses qui m’échappaient complètement auparavant. J’avais en mémoire des
traces de Cendrillon version Perrault ou du film de Walt Disney qui en est issu
: une Cendrillon beaucoup plus moderne, beaucoup moins violente, et assez
morale d’un point de vue chrétien. C’est la question de la mort qui m’a donné
envie de raconter cette histoire, non pas pour effaroucher les enfants, mais
parce que je trouvais que cet angle de vue éclairait les choses d’une nouvelle
lumière. Pas seulement une histoire d’ascension sociale conditionnée par une
bonne moralité qui fait triompher de toutes les épreuves ou une histoire
d’amour idéalisée. Mais plutôt une histoire qui parle du désir au sens large :
le désir de vie, opposé à son absence. C’est peut-être aussi parce que comme
enfant j’aurais aimé qu’on me parle de la mort qu’aujourd’hui je trouve
intéressant d’essayer d’en parler aux enfants.
Ne peut-on pas considérer d’une certaine manière tous vos
spectacles comme des contes où, très souvent, la famille, les relations complexes, difficiles,
régulièrement malheureuses entre parents et enfants, entre frères et sœurs sont essentielles ? Pour quelles
raisons les relations au sein d’une famille vous intéressent-elles à ce point?
Tout d’abord, il faudrait s’entendre
sur ce qu’on appelle un conte. Je ne le sais pas vraiment moi-même.
Peut-être entend-on une histoire
ou plutôt un récit, qui se
donne comme authentique, réel
et qui évidemment ne l’est pas,
et qui se développe avec des termes relativement simples et épurés, des actions
qui ne sont pas expliquées psychologiquement. Des faits sont relatés mais ne
sont pas expliqués ou justifiés.
D’une certaine façon,
les contes relèvent d’un
parti pris d’écriture que
j’ai adopté depuis longtemps, qui consiste à chercher à
décrire des faits fictionnels comme s’ils étaient réels. En cherchant une forme
de description la plus simple et la plus directe possible. Comme le conte
décrit des relations fondamentales, il
ne peut pas échapper à la famille. C’est le premier système social. Comme
auteur, avant de m’ouvrir et de m’interroger sur la société entière, j’ai eu
besoin d’observer cette petite structure sociale qu’est la famille. Dans les
contes, si la famille est si présente, c’est bien parce que tout part de là, que toute destinée humaine y
prend sa source. C’est donc important d’y être présent, d’y aller voir, lorsqu’on veut comprendre ou bien
raconter l’humanité, d’un point de vue politique par exemple.
Vous avez eu l’occasion de dire que vous cherchiez le réel,
que le théâtre est pour vous le moyen de dire
quelque chose d’actuel et brûlant sur la condition humaine et sur le
monde, que vos fictions cherchent à révéler
de la présence, du mystère et du concret. Vous avez employé la belle
expression de « réalité fantôme » pour
définir l’atmosphère si particulière que vous cherchez à créer dans vos
spectacles. Est-ce que vous « voyez » vos
spectacles lorsque vous écrivez vos textes ?
J’ai des premières sensations ou
images qui se confrontent ensuite à la réalité et sont donc amenées à se
modifier. C’est au
cours de la
phase de travail
concrète (entre 3
et 4 mois
en moyenne) avec les
comédiens et tous
ceux qui collaborent
avec moi, principalement Éric
Soyer à la
lumière et à la
scénographie, Isabelle Deffin aux costumes, François et Grégoire Leymarie au son,
que je découvre que certaines
choses sont difficilement réalisables
ou trop complexes.
Je fais alors
des compromis par rapport
à ces images
initiales qui, pour
certaines, se désagrègent
d’elles-mêmes. Mais les
images fondatrices d’un projet doivent demeurer lors de toutes les
phases de sa réalisation. Il y a évidemment un long work in
progress qui mène de la rêverie initiale au spectacle, au cours duquel, en
fonction de différentes circonstances,
le projet évolue, mais il doit y avoir une fidélité extrême à quelque chose qui
s’est imposé au tout premier moment du projet, lorsqu’il est né dans mon
esprit, encore flou ou abstrait. J’ai appris à respecter ces moments fondateurs
en ne les perdant jamais de vue, quoi qu’il arrive.
Comment travaillez-vous avec Eric Soyer qui réalise les
lumières et les décors de tous vos spectacles ?
Avec Eric, j’ai développé une façon
de travailler qui n’est pas, disons, traditionnelle. Eric occupe la fonction
double de scénographe et d’éclairagiste. Ce qui est très significatif puisque
dans mes spectacles, je crois qu’il y a une fusion totale entre ces deux
domaines. Les scénographies de nos spectacles sont des espaces vides, comme des coquilles vides,
c’est la lumière qui crée ou plus exactement révèle des espaces. Entre Eric et
moi, il n’y a pas le rapport classique du metteur en scène et du scénographe.
Je n’écris pas de texte préalablement.
Je n’ai jamais pu donner à un scénographe un texte à lire et attendre qu’il
me fasse ses propositions. D’ailleurs,
je ne pourrais pas fonctionner comme ça. La scénographie, c’est-à-dire l’espace
dans lequel une fiction va pouvoir se déployer, appartient chez moi
intégralement au domaine de
l’écriture. Ce n’est
pas annexe. L’espace
de la représentation, celui
dans lequel les
figures ou personnages vont
évoluer ou vivre, c’est la page blanche au commencement d’un projet. Depuis que
j’ai commencé à faire des spectacles (au début des années 1990), je me suis
toujours défini comme « écrivant des spectacles » et non pas comme « écrivant
des textes ». En tant que qu’écrivain de spectacles, j’ai toujours commencé par définir (et j’y tiens)
pragmatiquement des grands principes de scénographie. Principes assez simples
fondés sur le modèle de la boîte noire. Ce modèle permet de recréer, dans des
architectures théâtrales très marquées (le Théâtre de la Main d’Or au début, le
théâtre Paris-Villette ensuite), des espaces neutres au sens d’ouverts,
propices à la création et à l’imaginaire, des espaces « vides » au sens brookien du terme. À l’intérieur
de ces espaces, la lumière occupe évidemment une place prépondérante et centrale. C’est là que
la rencontre avec Eric a été tout à fait déterminante pour l’évolution de mon
travail. Eric a accepté dès le début de notre collaboration de travailler sur
le modèle d’un long et parfois laborieux work
in progress. Un travail de répétitions et de création où la lumière est
constamment présente et évolue sans cesse, heure après heure, jour après jour
(pendant 3 ou 4 mois), jusqu’à faire
sens entièrement avec le jeu des acteurs, avec le texte en construction et
évidemment avec l’espace scénographique (généralement vide). La lumière ne se «
rajoute » pas à la mise en scène et à l’écriture mais elle
la constitue, au même titre
que tous les
autres éléments tels
que le son
et le mouvement, les corps, les
costumes. C’est pendant ces premières séances de travail au début de notre collaboration
que nous avons défini notre vocabulaire commun, encore en vigueur aujourd’hui :
une lumière qui ne cherche pas à rendre visible, mais qui sait cacher aussi, et
qui accorde une grande place à l’imaginaire de l’œil.