Brecht (1898-1956)
Brecht a
seize ans quand éclate la Première Guerre mondiale : il est mobilisé en 1918
comme aide-soignant dans un hôpital d'Augsbourg. La paix revenue, il continue
ses études (d’abord de philosophie puis de médecine) à l'université de Munich,
assiste de près à la tentative de République des Conseils en Bavière (=
tentative de révolution socialiste sur le modèle des soviets), qui se termine
dès 1919 par un sanglant retour à l'ordre. En 1933, il est obligé de quitter
l'Allemagne hitlérienne (ses livres font partie de ceux que les nazis font
brûler), et mène une vie errante avant de se fixer aux États-Unis.
L’existence
du jeune Brecht s'inscrit ainsi entre deux grands traumatismes historiques (le
cycle des guerres, la « résistible » ascension du fascisme), et son œuvre sera
tout entière placée sous le signe de l’événement : toutes les pièces de Brecht
s’attellent en effet à la question de savoir comment élucider, combattre,
surmonter la crise. Le théâtre brechtien devient ainsi le laboratoire d'une
révolution : des formes et des significations anciennes, déplacées, subverties,
mises au service d'une nouvelle conception du spectacle, essentiellement
politique.
Dans les
années 1920, Brecht écrit ses premiers textes, théâtraux, mais aussi,
poétiques. Dans un bref essai de 1939, Sur la poésie lyrique non rimée à
rythmes irréguliers, Brecht s'en prend ainsi aux harmonies du vers
conventionnel, lisse et huileux.
Il plaide
pour des rythmes « changeants, syncopés, gestuels », à la mesure des
dissonances sociales et des luttes qui traversent les groupes humains. Où l’on
voit, d’une part, que la question de la forme est indissociable de celle du
fond (n’en déplaisent aux tenants du réalisme-socialiste), d’autre part,
que la production poétique de Brecht
accompagne la production théâtrale : elle lui permet de développer les
procédures, en vue d'effets similaires.
À la fin des
années 1930, Brecht compose ses premières pièces didactiques (Lehrstücke).
Souvent
dépréciées, car trop inféodées au marxisme-communisme, on oublie que ces textes
ne visent pas la défense et illustration d'une thèse : ils s’offrent avant tout
comme une matière à exercices « pour ces athlètes de l'esprit que sont les
dialecticiens ». Les Lehrstücke sont faits pour être joués plutôt que pour être
vus. Les partenaires qui s'y investissent sont incités à passer d'un rôle à
l'autre, à expérimenter les situations données selon une technique de
variations contrôlées, jusqu'à les retourner s'il le faut.
> dans
les années 1970, le brésilien Augusto Boal reprenant ce principe au sein de son
« Théâtre de l’opprimé », où il développe l’idée d’un « spect-acteur ».
C’est aussi
à la fin des années 1930 que Brecht produit le premier texte visant à théoriser
ce qu’il baptise alors le « théâtre épique » (en annexe à Grandeur et décadence
de la ville de Mahagonny).
Ces préceptes
dramaturgiques, qu’on rassemble sous le nom de « distanciation » (mais
étrangéisation » serait plus juste), vont de pair avec un certain nombre de
principes scéniques, qui feront la marque des mises en scène brechtienne :
-décors qui
préfèrent le détail significatif à la plénitude illustrative, et qui sont
composés d’éléments mobiles, modulables (comme la dramaturgie, la scénographie
procèdent par montage)
-petit
rideau à mi-hauteur, qui permet de fragmenter encore l’espace scénique
-importance
accordé aux objets vrais, usées (qui portent l’empreinte du travail et du temps
humains)
-visibilité
des sources de lumière, éclairages francs (vs jeux nuancés des lumières
naturalistes ou contrastes appuyés des ombres expressionnistes)
-introduction
de panneaux, parfois de projections, qui scandent, déchiffrent et commentent
les scènes, analogues aux sous-titres du cinéma muet
Tous ces
éléments sont une invitation faite au spectateur à lire l’histoire – et
l’Histoire – comme agencement contextuel (vs fluidité de l’enchaînement
déterministe) et à participer activement à la construction du sens.
Cherchant à
déjouer les automatismes perceptifs, à complexifier les niveaux de
compréhension, le théâtre épique et son principe de distanciation cherchent à
créer un rapport dialectique entre la scène et la salle, entre l'acteur et son
rôle, entre l'individu et la société, avec, l’horizon, une même grande idée :
montrer que la réalité n’est pas immuable, que le monde est transformable.
C’est au
lendemain de la seconde guerre mondiale que l’Europe découvre l’œuvre et la
Théorie
brechtiennes. Alors que, pendant ses années d’exil américain, l’auteur a écrit
ses
grandes
pièces (Maître Puntila et son valet Matti,, La Bonne Âme de Se-Tchouan,
Mère
Courage, La Résistible Ascension d'Arturo Ui, Le Cercle de craie caucasien), il
est en effet inquiété, en 1947, par la « Commission des activités
antiaméricaines », et quitte les États-Unis. Il s'établit provisoirement en
Suisse, et définitivement à Berlin-Est, où il assure jusqu'à sa mort la
direction artistique du Berliner Ensemble, la troupe qu'il a fondée avec son
épouse, la grande actrice Helene Weigel.
Le passage
du Berliner Ensemble, à Paris, en 1954, infléchit durablement la vie théâtrale
française, divisant violemment les tenants d’un théâtre populaire à la Jean
Vilar, et les nouveaux acquis à la cause brechtienne (côté théorie : Barthes,
Dort ; côté pratique : Bernard Sobel, Jean-Pierre Vincent, Jean Jourdheuil).
Aujourd’hui,
on peut dire que l’héritage épique est« digéré » : c’est sans intentions
didactiques que désormais, un grand nombre de spectacles recourent aux
techniques caractéristiques de la distanciation. À noter, ce faisant, qu’on
fige voire trahit l’apport principal du théâtre brechtien, qu’à la fin des années
1970, Barthes résumait en ces termes :
« Quoi qu'on
décide finalement sur Brecht, il faut du moins marquer l'accord de sa pensée
avec les grands thèmes progressistes de notre époque à savoir que les maux des
hommes sont entre les mains des hommes eux-mêmes, c'est-à-dire que le monde est
maniable ; [...] que le théâtre doit aider résolument l'Histoire en en
dévoilant le procès ; que les techniques de la scène sont elles-mêmes engagées
; qu'enfin il n'y a pas une « essence » de l'art éternel, mais que chaque
société doit inventer l'art qui l'accouchera au mieux de sa propre délivrance.
»