mardi 4 février 2014

Histoire de la mise en scène: Brecht



Brecht (1898-1956)

Brecht a seize ans quand éclate la Première Guerre mondiale : il est mobilisé en 1918 comme aide-soignant dans un hôpital d'Augsbourg. La paix revenue, il continue ses études (d’abord de philosophie puis de médecine) à l'université de Munich, assiste de près à la tentative de République des Conseils en Bavière (= tentative de révolution socialiste sur le modèle des soviets), qui se termine dès 1919 par un sanglant retour à l'ordre. En 1933, il est obligé de quitter l'Allemagne hitlérienne (ses livres font partie de ceux que les nazis font brûler), et mène une vie errante avant de se fixer aux États-Unis.
L’existence du jeune Brecht s'inscrit ainsi entre deux grands traumatismes historiques (le cycle des guerres, la « résistible » ascension du fascisme), et son œuvre sera tout entière placée sous le signe de l’événement : toutes les pièces de Brecht s’attellent en effet à la question de savoir comment élucider, combattre, surmonter la crise. Le théâtre brechtien devient ainsi le laboratoire d'une révolution : des formes et des significations anciennes, déplacées, subverties, mises au service d'une nouvelle conception du spectacle, essentiellement politique.
Dans les années 1920, Brecht écrit ses premiers textes, théâtraux, mais aussi, poétiques. Dans un bref essai de 1939, Sur la poésie lyrique non rimée à rythmes irréguliers, Brecht s'en prend ainsi aux harmonies du vers conventionnel, lisse et huileux.
Il plaide pour des rythmes « changeants, syncopés, gestuels », à la mesure des dissonances sociales et des luttes qui traversent les groupes humains. Où l’on voit, d’une part, que la question de la forme est indissociable de celle du fond (n’en déplaisent aux tenants du réalisme-socialiste), d’autre part, que  la production poétique de Brecht accompagne la production théâtrale : elle lui permet de développer les procédures, en vue d'effets similaires.
À la fin des années 1930, Brecht compose ses premières pièces didactiques (Lehrstücke).
Souvent dépréciées, car trop inféodées au marxisme-communisme, on oublie que ces textes ne visent pas la défense et illustration d'une thèse : ils s’offrent avant tout comme une matière à exercices « pour ces athlètes de l'esprit que sont les dialecticiens ». Les Lehrstücke sont faits pour être joués plutôt que pour être vus. Les partenaires qui s'y investissent sont incités à passer d'un rôle à l'autre, à expérimenter les situations données selon une technique de variations contrôlées, jusqu'à les retourner s'il le faut.

> dans les années 1970, le brésilien Augusto Boal reprenant ce principe au sein de son « Théâtre de l’opprimé », où il développe l’idée d’un « spect-acteur ».

C’est aussi à la fin des années 1930 que Brecht produit le premier texte visant à théoriser ce qu’il baptise alors le « théâtre épique » (en annexe à Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny).

Ces préceptes dramaturgiques, qu’on rassemble sous le nom de « distanciation » (mais étrangéisation » serait plus juste), vont de pair avec un certain nombre de principes scéniques, qui feront la marque des mises en scène brechtienne :
-décors qui préfèrent le détail significatif à la plénitude illustrative, et qui sont composés d’éléments mobiles, modulables (comme la dramaturgie, la scénographie procèdent par montage)
-petit rideau à mi-hauteur, qui permet de fragmenter encore l’espace scénique
-importance accordé aux objets vrais, usées (qui portent l’empreinte du travail et du temps humains)
-visibilité des sources de lumière, éclairages francs (vs jeux nuancés des lumières naturalistes ou contrastes appuyés des ombres expressionnistes)
-introduction de panneaux, parfois de projections, qui scandent, déchiffrent et commentent les scènes, analogues aux sous-titres du cinéma muet
Tous ces éléments sont une invitation faite au spectateur à lire l’histoire – et l’Histoire – comme agencement contextuel (vs fluidité de l’enchaînement déterministe) et à participer activement à la construction du sens.
Cherchant à déjouer les automatismes perceptifs, à complexifier les niveaux de compréhension, le théâtre épique et son principe de distanciation cherchent à créer un rapport dialectique entre la scène et la salle, entre l'acteur et son rôle, entre l'individu et la société, avec, l’horizon, une même grande idée : montrer que la réalité n’est pas immuable, que le monde est transformable. 

C’est au lendemain de la seconde guerre mondiale que l’Europe découvre l’œuvre et la
Théorie brechtiennes. Alors que, pendant ses années d’exil américain, l’auteur a écrit ses
grandes pièces (Maître Puntila et son valet Matti,, La Bonne Âme de Se-Tchouan,
Mère Courage, La Résistible Ascension d'Arturo Ui, Le Cercle de craie caucasien), il est en effet inquiété, en 1947, par la « Commission des activités antiaméricaines », et quitte les États-Unis. Il s'établit provisoirement en Suisse, et définitivement à Berlin-Est, où il assure jusqu'à sa mort la direction artistique du Berliner Ensemble, la troupe qu'il a fondée avec son épouse, la grande actrice Helene Weigel.
Le passage du Berliner Ensemble, à Paris, en 1954, infléchit durablement la vie théâtrale française, divisant violemment les tenants d’un théâtre populaire à la Jean Vilar, et les nouveaux acquis à la cause brechtienne (côté théorie : Barthes, Dort ; côté pratique : Bernard Sobel, Jean-Pierre Vincent, Jean Jourdheuil).
Aujourd’hui, on peut dire que l’héritage épique est« digéré » : c’est sans intentions didactiques que désormais, un grand nombre de spectacles recourent aux techniques caractéristiques de la distanciation. À noter, ce faisant, qu’on fige voire trahit l’apport principal du théâtre brechtien, qu’à la fin des années 1970, Barthes résumait en ces termes :
« Quoi qu'on décide finalement sur Brecht, il faut du moins marquer l'accord de sa pensée avec les grands thèmes progressistes de notre époque à savoir que les maux des hommes sont entre les mains des hommes eux-mêmes, c'est-à-dire que le monde est maniable ; [...] que le théâtre doit aider résolument l'Histoire en en dévoilant le procès ; que les techniques de la scène sont elles-mêmes engagées ; qu'enfin il n'y a pas une « essence » de l'art éternel, mais que chaque société doit inventer l'art qui l'accouchera au mieux de sa propre délivrance. »