Un blog pour les élèves des options théâtre du Lycée Camille Sée à Colmar
jeudi 13 mars 2014
Hamlet par André Marckowicz (7)
Hécube.
Le théâtre, dit Hamlet, c’est le « miroir de la nature ». Dans aucune autre pièce de Shakespeare, le théâtre n’a une telle place. Dans « Hamlet », il y a du théâtre partout. Les comédiens arrivent — bannis « par le changement récent ». Et c’est l’occasion pour Rosencrantz, Guildenstern et Hamlet de parler des troupes d’enfants, — de ces enfants qui « clament contre leur héritage propre »
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Il faudrait que je parle encore de plein de choses dans les scènes du premier acte, je le ferai, (« si Allah le veut bien », comme le disait ma grand-tante). Mais bon, je me dis aussi que si je continue à ce rythme, je n’en aurai jamais fini avant la fin des temps, laquelle arrive, comme on sait, assez vite, sans que nous n’ayons, ni Françoise ni moi, fini nos œuvres complètes, ce qui est très très préjudiciable à nos projets de vie. Et donc, bon, je fais un bon dans l’histoire, et, parlant de théâtre, je tombe sur la scène où l’acteur déclame un poème sur la mort de Priam vue par Hécube.
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Là encore, pour l’instant, je passe sur les détails, je veux dire, sur la façon dont cette déclamation se déroule. À un certain moment, Polonius, qui avait commencé par commenter le texte, comme un noble qui paie, lui, un vrai shilling pour être assis sur scène et regarder de près, et se permettre de juger (un peu comme les nobles devant le jeu des artisans dans le « Songe d’une nuit d’été »), d’un coup, donc, Polonius, s’écrie : « Regardez, il a changé de couleur, il a les larmes aux yeux — je t’en prie, pas un mot de plus. »
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Pourquoi, « pas un mot de plus » ? — Parce qu’il s’est passé quelque chose : l’acteur s’est transformé. D’un seul coup, il a « changé de couleur »… Sans doute qu’il a pâli, il est devenu comme une espèce de fantôme, ou quoi ? Comme si une autre présence se faisait d’un seul coup percevoir à travers, non seulement ses mots, mais son corps. C’est, d’un seul coup, devenu… trop. Trop fort. Comme insupportable, comme la beauté est, « par nature », insupportable, quand elle vous parvient d’un coup, — je dirais : sans structure, en tant que telle, par surprise, parce que, oui, Shakespeare dit déjà ce que diront Dostoïevski, et Rilke, et Breton, — la beauté, elle est foudroyante, convulsive. Elle retourne le monde. Et c’est là qu’Hamlet interrompt définitivement, puisque, de toute façon, cette autre présence ne dira plus un mot, et dit : « C’est bon, je te ferai dire bientôt le reste ».
Le reste de quoi ? de la mort de Priam ? ou de l’histoire d’Hécube ?
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Je passe, je passe — mais chaque réplique, dans cette scène, mérite un livre — et j’arrive au monologue d’Hamlet :
« O what a rogue and peasant slave am I !
Is it not monstrous that this player here,
But in a fiction, in a dream of passion,
Could force his soul so to his own conceit
That from his working all his visage wann’d,
Tears in his eyes, distraction in his aspect,
A broken voice, and his whole function suiting
With forms to his conceit ? And all for nothing !
For Hecuba !... »
« Oui, donc, adieu. Maintenant, je suis seul.
O quel esclave rustre et sale suis-je !
N’est-il pas monstrueux que cet acteur,
Ici, dans rien qu’une fiction, le rêve
D’une passion, ait travaillé son âme
Si bien qu’il l’a coulée dans son idée —
Et ce travail lui blêmit la figure,
Le fait pleurer, lui donne l’air hagard,
La voix brisée, accordant tout son corps
Aux formes de l’idée — et tout cela
Pour rien… Hécube ! »
« and his whole function suiting/ With forms to his conceit… And all for nothing ! For Hecuba ! »
— J’ai traduit comme j’ai traduit. Le sens précis est compliqué et simple à la fois, il tient dans « function », qui reprend à la fois l’extérieur et l’intérieur, la pensée et le corps. Tout son être doit être accordé par la forme à son projet, à son idée. C’est-à-dire que son corps a une forme, qui doit être travaillée, pour donner une forme à l’idée. Je crois que c’est ça que ça veut dire. Et que, cette idée, c’est « nothing », « Hecube », « a fiction », « a dream of passion » — pas une vraie passion, juste le rêve d’une passion. Et il « coule son âme dans son idée » — je crois que j’ai traduit juste… Ce qui signifie que l’âme est un objet de travail, et que le travail de l’acteur, c’est ça, c’est de travailler non seulement sur le corps, mais sur l’âme.
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Le souffle d’Hamlet disant cette tirade s’arrête sur ce vers incomplet : « Pour rien… Hécube »… « For Hecuba ! ».
Et il y a un silence.
Combien de silence ? Je veux dire combien d’accents de silence ? — Vous vous souvenez du silence de la première question : « Who is there ? » (relisez ma chronique du 8 novembre 2013…).
Il y a combien d’accents toniques dans « Hecuba » en anglais ? Evidemment un seul : « HEcuba ». Oui, mais, s’il y en a un seul, le vers ne marche pas… parce qu’il n’est plus iambique.
Et si on imaginait qu’en fait, dans ce nom de la reine de Troie, il y a deux accents ? Je veux dire le premier « HE » et le deuxième, comme une ombre d’accent, « ba » ?
Je vous demande ça, parce que, regardez le vers suivant :
« What’s Hecuba to him, or he to Hecuba,
That he should weep for her ? »
Ça, c’est la leçon du Folio, et du Premier Quarto.
Et voici la leçon du Deuxième Quarto (reprise par l’édition Arden) :
« What’s Hecuba to him, or he to her,
That he should weep for her ? »
Cette leçon-là, d’où vient-elle ? Elle vient du fait que la leçon du Folio a l’air fausse, puisqu’elle n’a pas cinq accents, mais… six :
What’s HEcu(BA) to HIM, or HE to HEcu(BA)
et donc, le Quarto 2, corrige :
« What’s HEcu(BA) to HIM or HE to HER » — mais, du coup, il apporte une incohérence de style, la répétition de « her » en l’espace de deux vers, et cette correction est donc fausse (enfin, c’est ce que je pense… dit-il).
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Bon, mais, si ce vers a six accents et pas cinq, c’est qu’il doit y avoir une raison. Il n’y en a pas tellement des vers comme ça dans « Hamlet ». Et la première raison, c’est pour que l’oreille le remarque. — Parce que, dites, ce vers, tout le monde le connaît par cœur, mais, qu’est-ce qu’il veut dire ?
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« Qu’est-ce, pour lui, Hécube ? » — Ça, tout le monde comprend, même si on n’y fait pas assez attention. C’est, en quelques mots, en six syllabes, la définition de la culture. La culture, c’est ce qui fait que, oui, Hécube est quelque chose pour nous, c’est-à-dire que nous sommes capables de ressentir quelque chose qui a disparu depuis trois mille ans, ou qui n’a jamais existé, comme une chose présente. La culture, c’est ce qui fait que la mort n’existe pas. C’est la présence des ombres en nous.
Mais, ça veut dire quoi : « Et, pour Hécube, lui ? » Si Hécube est une fiction, comment peut-elle éprouver quoi que ce soit pour qui que ce soit ?
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Que s’est-il passé avec l’acteur qui a blêmi ?... Il a incarné Hécube. Ce que Polonius a vu (sans le voir, évidemment — mais il est là pour ça), ce n’est pas lui, c’est elle en lui. Il avait « incarné » Hécube. Le verbe venait de se faire chair.
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Dès lors, évidemment, qu’elle compte, Hécube. C’est juste — comment dire ? une question d’hospitalité… Ce qui compte, ce n’est pas « moi », c’est « elle en moi », moi transformé par elle.
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L’acteur est, en tant qu’il est ET qu’il n’est pas. Et elle, Hécube, elle n'est pas simplement l'ombre inversée de Gertrude, elle est, dans son nom même, en anglais, porteuse de deux êtres, avec ses deux accents. Le premier, évident. Le deuxième, juste sensible pour qui le veut, — qui ouvre sur un autre monde.