De la nature vers l’éternité.
Et ça veut dire quoi, « la nature » ? Je ne sais pas, mais ce qui est important est l’opposition, finalement très étonnante pour moi, entre les deux mots. Moi, je suis habitué à penser que c’est la nature qui est éternelle. Donc, ici, le sens de « nature » est particulier, — pour le coup —, ou, en tout cas, il se détermine d’après le texte lui-même. La « nature », c’est, ici, ce qui est mortel, visiblement. Mais, ce mot, nous l’avons déjà entendu, dans la bouche de Claudius :
« Notre raison a dompté la nature
Tant est si bien qu’avec un deuil plus sage
Nous repensons dorénavant à nous ».
Là, le sens est différent, et c’est le même mot.
*
Et puis, Claudius reprend :
« Votre nature est bonne et douce, Hamlet,
Si vous rendez ces devoirs à un père… »
Et, un peu plus loin :
… « C’est pécher contre Dieu,
Contre les morts, la nature elle-même
Et la raison pour qui la mort des pères
Est juste un lieu commun… »
(ce qui fait comme une boucle à la première occurrence, la raison et la nature).
Ensuite, ce sera Hamlet qui emploiera le mot, dans le monologue que nous avons vu au tout début de nos chroniques (voir mon envoi du 26 octobre 13), sur le jardin de ronces…
« des choses de nature
Fétide, monstrueuse, le possèdent
Entièrement… »
*
Dans la scène suivante, regardez ce que Laërte dit de l’amour qu’Hamlet éprouve pour Ophélie :
« Une violette en sa prime nature… »
et il ajoute, un peu plus tard, pour expliquer qu’Hamlet ne s’appartient pas :
« Car la nature ne croît pas qu’en muscles,
En forces ; quand le temple s’amplifie,
L’esprit et l’âme exigent un office
Egalement plus large. »
Le « temple », c’est évidemment le corps, qui est la maison de l’âme, comme le temple est la maison de Dieu. La nature est liée au corps, mais c’est aussi quelque chose d’autre. — Je ne veux pas savoir quoi : tout ce qui compte pour moi, c’est de ne pas rater une occurrence, de les traduire toutes par le même mot, selon notre méthode. Dieu retrouvera les siens.
*
Et puis, nous revenons vers Hamlet, quand il attend l’apparition du fantôme, et prononce ce long monologue qui m’avait bouleversé dans le film de Laurence Olivier :
« Ainsi, souvent, tel ou tel homme porte
Une verrue vicieuse de nature,
Défaut natif dont il n’est pas coupable
(Car la nature ne peut pas choisir
Son origine…)
So, oft it chances in particular men
That for some vicious mole of nature in them,
As in their birth, wherein they are not guilty
(Since nature cannot choose his origin)…
Et ça, j’ai l’impression que ça va me guider : ce que c’est, la nature, dans « Hamlet », nous ne le savons pas, parce que le sens du mot est en train de se créer à chaque nouvel emploi, mais une chose unit tous ces emplois : la nature, c’est ce qui ne peut pas choisir son origine. La nature est de l’ordre du donné, et non du choix.
Le fantôme apparaît :
« ……… Quel est le sens
De voir ton corps, toi, mort, et en armure,
Sous les éclats fugaces de la lune,
Rendant la nuit hideuse, et nous, dès lors,
Bouffons de la nature, secouant
Si monstrueusement notre raison
Par des pensées que n’atteint pas notre âme ? »
« We fools of nature/ So horridly to shake our disposition/ With thoughts beyong the reaches of our souls… »
(j’ai traduit « disposition » par « raison », j’ai sans doute eu tort, mais le sens est celui-là.)
*
Et que dit le fantôme ?
Il parle d’un « murder most unnatural »
« Murder most foul, as in the best it is,
But this most foul, strange and unnatural »
J’ai un problème avec « unnatural ». En français, je dirais « contre-nature ». Mais j’ai l’impression que « contre-nature » ne signifie pas exactement « un-natural ». Parce que ce n’est pas aller « contre la nature », mais « sans », ne plus la prendre en compte du tout, ce qu’on fait quand même quand on va contre. Et puis, le père appelle une dernière fois à la vengeance, et là, il y a cette formule incroyable :
« If thou hast nature in thee, bear it not,
Let not the royal bed of Denmark be
A couch for luxury and damned incest. »
Si tu as de la nature en toi…
« Si la nature te touche », traduit Letourneur
« Si tu n’es pas dénaturé », traduit François-Victor Hugo.
« Si ton sang/Parle, ne le supporte pas », traduit Bonnefoy (qui traduit la situation)
« Si tu tiens de la Nature… » traduit Maguin…
Et moi, qu’est-ce que je fais ?
Brusquement, sans trop réfléchir, me vient une formule : « Si ta nature est tienne… »
Je ne sais pas trop comment justifier. Et c’est, là, réellement, une interprétation, je veux dire une prise de pouvoir sur le texte : ce que je lui fais dire est ce que je pense qu’il dit : la nature d’Hamlet, c’est d’être le fils d’Hamlet, — ta nature, dit Hamlet (pour moi, mais je ne pense pas que je changerai), c’est la mienne, parce que tu es mon fils. Et il se trouve que toi, Hamlet, tu es mon fils, par nature, — c’est-à-dire, par définition, que tu n’as pas choisi de l’être. Et tu as mis en cause l’héritage, en partant à Wittenberg, et en refusant d’être chevalier, c’est-à-dire, je le répète, en refusant de régner. Maintenant, tu es rattrapé par la nature : tu n’as plus le choix. Tu devras me venger — et Hamlet ne pourra rien faire d’autre que « d’effacer les livres », c’est-à-dire, se défaire de ce qui n’est pas sa nature…
« T’oublier ? Non, des tables de mémoire
J’effacerai les souvenirs folâtres,
Les proverbes des livres, toute forme,
Toute impression passées que la jeunesse
Et l’attention des yeux ont recopiées
Et ton commandement y vivra seul
Dans le livre et les pages du cerveau,
Non mélangé d’autres matières viles… »
*
Le mot « nature » dans « Hamlet » est répété, si j’ai bien compté, trente-sept fois. Encore plus que le mot « question ».
Peut-être qu’on peut dire ça comme ça, tout bêtement : « Hamlet » est une pièce où la « nature » pose « question ». Ou bien, encore plus primitivement, « Hamlet », c’est la question de la nature.
*
Et pour poser la question de la nature, il y a son « miroir », je veux dire le théâtre. Et le chemin d'Hamlet, ce sera bien celui-là : passer de la nature vers "le chœur des anges" de l'éternité.
Et ça veut dire quoi, « la nature » ? Je ne sais pas, mais ce qui est important est l’opposition, finalement très étonnante pour moi, entre les deux mots. Moi, je suis habitué à penser que c’est la nature qui est éternelle. Donc, ici, le sens de « nature » est particulier, — pour le coup —, ou, en tout cas, il se détermine d’après le texte lui-même. La « nature », c’est, ici, ce qui est mortel, visiblement. Mais, ce mot, nous l’avons déjà entendu, dans la bouche de Claudius :
« Notre raison a dompté la nature
Tant est si bien qu’avec un deuil plus sage
Nous repensons dorénavant à nous ».
Là, le sens est différent, et c’est le même mot.
*
Et puis, Claudius reprend :
« Votre nature est bonne et douce, Hamlet,
Si vous rendez ces devoirs à un père… »
Et, un peu plus loin :
… « C’est pécher contre Dieu,
Contre les morts, la nature elle-même
Et la raison pour qui la mort des pères
Est juste un lieu commun… »
(ce qui fait comme une boucle à la première occurrence, la raison et la nature).
Ensuite, ce sera Hamlet qui emploiera le mot, dans le monologue que nous avons vu au tout début de nos chroniques (voir mon envoi du 26 octobre 13), sur le jardin de ronces…
« des choses de nature
Fétide, monstrueuse, le possèdent
Entièrement… »
*
Dans la scène suivante, regardez ce que Laërte dit de l’amour qu’Hamlet éprouve pour Ophélie :
« Une violette en sa prime nature… »
et il ajoute, un peu plus tard, pour expliquer qu’Hamlet ne s’appartient pas :
« Car la nature ne croît pas qu’en muscles,
En forces ; quand le temple s’amplifie,
L’esprit et l’âme exigent un office
Egalement plus large. »
Le « temple », c’est évidemment le corps, qui est la maison de l’âme, comme le temple est la maison de Dieu. La nature est liée au corps, mais c’est aussi quelque chose d’autre. — Je ne veux pas savoir quoi : tout ce qui compte pour moi, c’est de ne pas rater une occurrence, de les traduire toutes par le même mot, selon notre méthode. Dieu retrouvera les siens.
*
Et puis, nous revenons vers Hamlet, quand il attend l’apparition du fantôme, et prononce ce long monologue qui m’avait bouleversé dans le film de Laurence Olivier :
« Ainsi, souvent, tel ou tel homme porte
Une verrue vicieuse de nature,
Défaut natif dont il n’est pas coupable
(Car la nature ne peut pas choisir
Son origine…)
So, oft it chances in particular men
That for some vicious mole of nature in them,
As in their birth, wherein they are not guilty
(Since nature cannot choose his origin)…
Et ça, j’ai l’impression que ça va me guider : ce que c’est, la nature, dans « Hamlet », nous ne le savons pas, parce que le sens du mot est en train de se créer à chaque nouvel emploi, mais une chose unit tous ces emplois : la nature, c’est ce qui ne peut pas choisir son origine. La nature est de l’ordre du donné, et non du choix.
Le fantôme apparaît :
« ……… Quel est le sens
De voir ton corps, toi, mort, et en armure,
Sous les éclats fugaces de la lune,
Rendant la nuit hideuse, et nous, dès lors,
Bouffons de la nature, secouant
Si monstrueusement notre raison
Par des pensées que n’atteint pas notre âme ? »
« We fools of nature/ So horridly to shake our disposition/ With thoughts beyong the reaches of our souls… »
(j’ai traduit « disposition » par « raison », j’ai sans doute eu tort, mais le sens est celui-là.)
*
Et que dit le fantôme ?
Il parle d’un « murder most unnatural »
« Murder most foul, as in the best it is,
But this most foul, strange and unnatural »
J’ai un problème avec « unnatural ». En français, je dirais « contre-nature ». Mais j’ai l’impression que « contre-nature » ne signifie pas exactement « un-natural ». Parce que ce n’est pas aller « contre la nature », mais « sans », ne plus la prendre en compte du tout, ce qu’on fait quand même quand on va contre. Et puis, le père appelle une dernière fois à la vengeance, et là, il y a cette formule incroyable :
« If thou hast nature in thee, bear it not,
Let not the royal bed of Denmark be
A couch for luxury and damned incest. »
Si tu as de la nature en toi…
« Si la nature te touche », traduit Letourneur
« Si tu n’es pas dénaturé », traduit François-Victor Hugo.
« Si ton sang/Parle, ne le supporte pas », traduit Bonnefoy (qui traduit la situation)
« Si tu tiens de la Nature… » traduit Maguin…
Et moi, qu’est-ce que je fais ?
Brusquement, sans trop réfléchir, me vient une formule : « Si ta nature est tienne… »
Je ne sais pas trop comment justifier. Et c’est, là, réellement, une interprétation, je veux dire une prise de pouvoir sur le texte : ce que je lui fais dire est ce que je pense qu’il dit : la nature d’Hamlet, c’est d’être le fils d’Hamlet, — ta nature, dit Hamlet (pour moi, mais je ne pense pas que je changerai), c’est la mienne, parce que tu es mon fils. Et il se trouve que toi, Hamlet, tu es mon fils, par nature, — c’est-à-dire, par définition, que tu n’as pas choisi de l’être. Et tu as mis en cause l’héritage, en partant à Wittenberg, et en refusant d’être chevalier, c’est-à-dire, je le répète, en refusant de régner. Maintenant, tu es rattrapé par la nature : tu n’as plus le choix. Tu devras me venger — et Hamlet ne pourra rien faire d’autre que « d’effacer les livres », c’est-à-dire, se défaire de ce qui n’est pas sa nature…
« T’oublier ? Non, des tables de mémoire
J’effacerai les souvenirs folâtres,
Les proverbes des livres, toute forme,
Toute impression passées que la jeunesse
Et l’attention des yeux ont recopiées
Et ton commandement y vivra seul
Dans le livre et les pages du cerveau,
Non mélangé d’autres matières viles… »
*
Le mot « nature » dans « Hamlet » est répété, si j’ai bien compté, trente-sept fois. Encore plus que le mot « question ».
Peut-être qu’on peut dire ça comme ça, tout bêtement : « Hamlet » est une pièce où la « nature » pose « question ». Ou bien, encore plus primitivement, « Hamlet », c’est la question de la nature.
*
Et pour poser la question de la nature, il y a son « miroir », je veux dire le théâtre. Et le chemin d'Hamlet, ce sera bien celui-là : passer de la nature vers "le chœur des anges" de l'éternité.