mardi 15 avril 2014

Dario FO (Suite)

Le Prix Nobel de littérature pour Dario Fo ! Ce diable d'homme nous a habitués à le trouver là où on ne l'attendait pas, mais voir l'iconoclaste couronné par une si respectable Académie, et couronné au titre de la littérature, on en reste pantois « esterrefatto », comme il a dit aux journalistes. Et en même temps, tout joyeux, allégé, dilaté, réconforté. Je crois entendre son rire devant les commentaires bêtes et pincés que rapporte la presse italienne, et j'espère qu'il va régaler ses amis d'une improvisation assassine sur les grognons professionnels. Dommage de ne pas y assister !
[...] Dario Fo est un homme des planches (le palcoscenico des Italiens), il a besoin de leur élasticité pour trouver le rythme de son souffle et sur ce rythme donner vie à ses mots, comme il a besoin d'un public avec lequel entrer physiquement en résonance. Avec lui, c'est bien la communauté des acteurs qui est aujourd'hui honorée, et nous nous en réjouissons. Mais, par goût du paradoxe un goût qu'il ne m'a pas donné mais que j'ai cultivé en le fréquentant, je revendique volontiers son appartenance à la littérature, au risque de provoquer ses protestations.
Il aime la langue, les mots, les sons, les syllabes, les phrases, les figures, les étymologies...
Quand on aborde Dario Fo par le spectacle, comme il est juste de le faire, on est fasciné par la mobilité du visage, par la qualité du geste, son ampleur et sa précision, par la variété, la chaleur et la justesse des intonations de voix. Sans doute est-ce depuis que j'ai abordé la traduction de ses pièces que je suis consciente de son écriture. Le traducteur de théâtre est d'abord légitimement préoccupé par les problèmes - j'énumère dans le désordre - de lisibilité, de rythme, de niveaux de langue, de jeux de mots et de mots inventés, d'allusions à l'histoire ou à l'actualité.
Mais quand il s'agit vraiment d'un auteur, il faut, avec tous ces «problèmes», construire une unité, un style, presque au sens architectural du terme. Le nez sur la page, on perd de vue que Dario Fo est aussi un peintre, un dessinateur surtout, un scénographe. D'où la lutte à mener avec la ligne écrite pour qu'elle ne se perde pas en méandres, sinon signifiants, pour que les contours de la réplique ne bavent pas, sinon par choix. Un travail de l'oreille et de l'oeil, en quelque sorte.

C'est aussi une fête : Dario Fo est un écrivain parce qu'il aime la langue, les mots, les sons, les syllabes, les phrases, les figures, les étymologies... On sait que, depuis Mistero Buffo surtout (1969), il utilise volontiers les dialectes de l'Italie du Nord, des confins du Piémont et du Milanais jusqu'à la Vénétie.
Et comme à cette date il a pris pour emblème le jongleur (giullare), figure médiévale, il a reconstruit pour la scène une langue archaïque, portant les traces des vagabondages de ces poètes-comédiens-musiciens, qui les menaient des rives de l'Adriatique à la vallée du Rhône : c'est le vénéto-provençal, philosophiquement suspect peut-être, mais d'une grande efficacité poétique.
Dario Fo ne s'en tient pas là. Il aime déplacer les frontières, géographiques, historiques, même biologiques... Il devient chat, chien, tigre, à volonté, aidé assurément par son habileté mimique : il griffe, il se ramasse pour bondir, il se détend, il se désarticule, et tout cela sans imitation réaliste, par des gestes qui sont la synthèse des mouvements naturels. Il invente aussi des mots à dire en crachant de colère ou en hurlant à la lune, mieux : des mots qui sont par eux-mêmes des grumeaux de colère ou des lambeaux de désespoir. Comme il a entendu un marionnettiste de Shangaï faire dialoguer un tigre et un soldat, le voilà qui, au retour, parle tigre, avec l'accent de Bergame.
Cela nous vaut la succulente Histoire du tigre, que les Parisiens ont eu la joie d'entendre et de voir sur la scène du TEP en 1980. A qui se demanderait comment les Espagnols ont pu communiquer avec les indigènes, Dario Fo raconte qu'un paysan de la vallée du Pô, embarqué par hasard dans l'une des expéditions de Christophe Colomb, avait une telle passion pour les langues étrangères qu'il réussit à apprendre l'« indien » : c'est Johan Padan à la découverte des Amériques, une grande jonglerie de 1991. Adopté par les Indiens, respecté, cajolé, le héros est parfois pris de nostalgie, au souvenir du vin, du rire des filles et de son dialecte. La langue est un plaisir essentiel, vital, que l'acteur partage avec le poète. Par bonheur, ils nous le font partager.
Et le « grommelot » qu'il prononce et écrit « gramelot » et fait remonter aux comédiens dell'arte ? Désireux de se faire comprendre du public et d'échapper à la malveillance des sergents du guet, les acteurs italiens contemporains de Molière avaient, dit-il, inventé un langage « grommelé » restituant à l'oreille le phrasé du français, mais impossible à noter, donc à censurer.
Sans doute, ici encore, c'est le jeu de l'acteur qui, en grande partie, supplée les lacunes de la signification verbale. En partie seulement. La musique de la langue est en elle-même porteuse de sens. Décidément, c'est un prix de poésie qu'on aurait dû décerner à Dario Fo !
Dans ses attendus, l'Académie suédoise lui rend hommage aussi pour avoir « fustigé le pouvoir et restauré la dignité des humiliés ». Le jongleur joue le rôle de bouffon, investi du pouvoir de dire que le roi est nu et que « le patron n'est qu'une vessie pleine de vent » (La Naissance du jongleur). A cette belle légende solaire répondent les récits de massacres et d'exactions jalonnant l'histoire de l'humanité : d'un côté l'espoir, de l'autre la révolte, qui font ensemble la « dignité des humiliés ».
Mais on ne la restaure ni par des images lénifiantes ni par des incantations. Il y faut, selon la formule d'Hubert Gignoux, « une volée de colère et de rire». C'est ce que nous apprennent Dario Fo et son Gai savoir. »
 
« Le jury Nobel couronne Dario Fo, roi du jonglage et de la comédie », extraits de l'entretien accordé par Dario Fo à Pierre-André Boutang, diffusé intégralement sur Arte le 17 décembre 1997.

« Alors, pour poser toutes les questions idiotes qu'il faut bien poser, est-ce que tu imaginais que tu allais avoir le prix Nobel ?
C'est un grand scandale pour l'Italie. Des gens du Corriere della sera ont écrit : "Le prix Nobel, c'est foutu. Il n'existe plus du moment où Dario Fo est dans la sélection finale." Ça, c'est beau ! Mais c'est la première fois dans l'histoire du prix qu'un acteur, qui écrit aussi, arrive à remporter le prix Nobel!» C'est aussi une récompense qui est donnée à ma compagne de toujours, Franca Rame. Je ne croyais pas que je l'aurais, car j'étais encore dans l'idée que le Nobel allait aux littéraires purs. Le littéraire qui écrit pour écrire et qui reste dans l'écriture. On a fait le choix révolutionnaire de quelqu'un qui n'a pas écrit tout de suite, mais qui a écrit en conséquence du jeu qu'il a fait sur scène. Ils ont choisi un comédien qui emploie la voix, le rythme, le geste, la musique, la danse, le corps... Tout ! Lorsque j'écris, l'oeuvre est déjà composée. C'est une reconstruction écrite de ce qui se passe sur la scène. Mon grand maître, c'est Ruzzante...
Les Français ne connaissent pas Ruzzante...

Seuls des gens comme Molière ou Shakespeare sont arrivés au niveau de Ruzzante ! De lui, j'ai appris la possibilité de détruire et de reconstruire la langue... et l'emploi des mots qui n'existent pas... A un certain moment dans l'écriture, j'écris "grammelot"...
Quand on regarde l'oeuvre complète publiée de Dario Fo, on peut trouver des grammelots. Qu'est-ce que le grammelot ?

C'est un langage que l'on ne comprend pas, et qui est fait de syllabes et de mots inventés, qui n'existent dans aucune langue et qui donnent l'impression d'entendre du français, de l'anglais ou de l'allemand par le jeu du rythme verbal.
Une improvisation ?
Oui, complètement. Les rythmes sont fixés, et puis il y a l'improvisation. L'improvisation, c'est quelque chose qu'il faut ordonner complètement. On ne peut pas aller, comme cela, alla fiera. Non ! Il faut avoir des règles ! Il faut s'exercer. Mais pas dans sa chambre ! C'est le public qui donne le rythme, la rigolade, le temps, le silence, etc. Le public, à chaque fois, a une respiration différente. Tu dois obliger le public à respirer comme toi, au même rythme.

A quel moment est venue la décision de ne pas être un homme de théâtre normal, qui aurait un théâtre, qui jouerait des pièces devant le public ?
En 1967. Nous jouions Il faut l'agiter, cette dame ! , pièce ironique sur le grotesque de l'Amérique... Le public venait avec une espèce de malaise : il comprenait le jeu, il faisait silence et, à la fin, il sortait avec une espèce de rage. Alors, on s'est demandé s'il était utile que nous fassions de la provocation de ce genre. Les spectateurs se sentent « démocratiques » parce qu'ils acceptent la provocation. Ils sortent pleins de rage, en blasphémant. Ils n'aiment pas ce qu'ils voient. Ils l'acceptent pour le rituel : aller pour prendre des coups de bâton, pour se sentir « démocratiques ». Ce n'est pas la peine de leur donner cette satisfaction ! Nous devons faire un spectacle qui s'adresse à des gens qui comprennent ce que nous disons. Et ce sont les gens qui doivent nous dire ce qu'ils veulent que nous jouions... » Sont nés alors des textes qui parlaient de la classe ouvrière, des étudiants qui sont sans travail, qui souffrent, qui n'ont pas la possibilité d'arriver dans la vie, des femmes qui ont des difficultés, des pauvres... et surtout les gens qui n'ont pas de pouvoir, qui doivent agir avec désespoir pour obtenir ce qu'ils ont le droit d'avoir. Et on ne peut pas le faire dans le même théâtre que celui où viennent les gens normaux.
C'est quoi, les gens normaux, pour vous ? Ceux qui ont de l'argent ?
Oui, il y en a qui sont ouverts et d'autres qui sont des "gens de marchandises", des industriels ou, pis encore, des gens qui travaillent pour des industriels... Nous sommes allés dans la périphérie et nous avons organisé une collaboration avec le Parti communiste et le Parti socialiste, qui avaient des organisations communes. Nous nous sommes mis à faire du théâtre. Mais avec tout ! Nous sommes arrivés avec le plateau, la scène, toute la technique. Et c'était quelque chose d'incroyable ! Au point que l'espace que nous avions n'était pas suffisant : il fallait en chercher d'autres ! Des palais des sports ouverts, des églises abandonnées, et aussi des églises toujours consacrées, avec le saint dedans, en accord avec ce mouvement des prêtres-ouvriers. C'est pour cela que maintenant les journaux de la Curia sont durs avec nous. Ils ont beaucoup souffert !
Quand ils voient des pièces comme Le Pape et la Sorcière, on ne peut pas demander au pape ou à la curie romaine de penser que Dario Fo est leur meilleur ami !
Mais les évêques sont venus voir ce Pape. Je le sais parce que j'étais présent, bien caché... J'ai vu les ministres de l'Eglise qui regardaient et rigolaient. Le jeu de l'ironie, ils l'aimaient. Eux, ils pouvaient rire, mais le peuple chrétien, lui, ne devait pas rire...
C'était dangereux, ta manière de travailler ? Ça te faisait des ennemis ?
Des gens, parfois, nous ont mis des bombes. Par exemple au Théâtre de Milan. Je suis sûr que c'était la police spéciale...

Je n'arrive pas à imaginer Dario Fo en habit, sur l'estrade du Nobel, et faisant un discours bien sage !
J'ai déjà porté ce costume sur scène. Le frac, ce n'est pas quelque chose qui m'est étranger. C'est un élément de mon métier ! Je crois que je me sentirai à l'aise. C'est le costume de la comédie ! Je vais parler italien. Je serai soutenu par la traductrice suédoise. Il y aura une partie écrite, et une autre improvisée ! Et alors j'imagine qu'il y aura des Japonais ou des Chinois qui ne comprendront pas où ils sont, qui changeront de feuilles, qui les laisseront tomber ! Les gens diront : "Arrête ! Nous ne comprenons pas !" Ce n'est pas mal ! On arrive à produire une émotion dans la lecture. Ce n'est pas du "blablabla" mécanique !
 
Est-ce que tu peux m'expliquer pourquoi tu es si heureux et si fier d'être un «jongleur » ?
Le jongleur, c'est le commencement de la fabulation dans l'histoire du monde. Le jongleur, c'était celui qui avait la possibilité d'attirer l'attention des gens de la rue qui passaient. Cet homme attirait l'attention. Avec humour, avec émotion, avec ironie, avec la cervelle qui commence à bouger et à produire des images. Ça, c'était vraiment le commencement du théâtre de tous les temps : les jongleurs étaient dans le théâtre grec ! Avant encore, les premiers qui ont raconté des histoires dans la littérature des Grecs, c'étaient des jongleurs ! Après, il y avait quelqu'un qui écrivait ce que les jongleurs racontaient. Même la Bible ! Le Christ avait cette qualité de prendre les gens, de leur parler, à partir des images de l'amour, de Dieu, de la conscience de l'amour chez les hommes : c'était une extraordinaire jonglerie magique ! Je suis content de venir de là !

Et entre le jongleur et le bouffon du roi, y a-t-il une grande différence ?

Disons que le jongleur part toujours de la tragédie pour réaliser son discours. Le jongleur a besoin de désespoir, de souffrance, pour traduire son jeu en joie et en espoir. Le jongleur parle de la fin et la traduit en rigolade. La fin de tout : la fin de l'amour, la fin de la joie. C'est pour cela que le roi devient quelque chose d'idiot dans le jeu du jongleur. Dieu, qui est à côté de moi, a un visage humain, et il rigole, et il enrage, et il se trompe, et il dit aussi des mauvaises paroles, et il dit aussi des mensonges.
Le jongleur doit toujours faire rire ?
Mais aussi provoquer l'émotion ! Molière disait : « J'aime réussir à faire rire, parce que la tragédie fait descendre les larmes sur le visage. » Mais les larmes qui coulent font aussi descendre les pensées du cerveau. Et la rigolade, le rire, restent comme des clous dans la tête. Ce sont des clous de pensée, les clous de la conscience.
On n'arrive pas à imaginer, en France, comment un homme de théâtre peut devenir un homme aussi important dans les enjeux politiques, sociaux...
J'ai toujours voulu être en dehors d'un jeu politique, rester libre, pour pouvoir attaquer les gens qui sont sur le même discours, au même niveau culturel, politique. Aujourd'hui, j'attaque les juges, que j'ai beaucoup défendus.
Tu n'as pas l'impression d'avoir lutté pour rien depuis trente ou quarante ans ?
Non ! C'est notre devoir, de continuer. Nous sommes des intellectuels. C'est déjà un grand privilège que la Fortune nous a donné. La seule façon pour des gens comme nous d'être présents, c'est de faire de l'art, l'art qui parle des besoins des hommes, de la justice, de la souffrance. Ce n'est pas vrai que le théâtre, c'est quelque chose que l'on peut voir, comme cela, le soir, détendu... Non ! C'est quelque chose qui fait violence sur les consciences et qui cherche à faire sortir une nouvelle façon de raisonner. »