ENTRETIEN AVEC GUY CASSIERS
VOUS VENEZ POUR LA PREMIÈRE FOIS EN FRANCE PRÉSENTER VOTRE TRAVAIL SUITE À L’INVITATION DU FESTIVAL D’AVIGNON.
COMMENT ÊTES-VOUS DEVENU METTEUR EN SCÈNE ?
GUY CASSIERS J’ai commencé par étudier la lithographie, le dessin, le fusain et la peinture dans une école d’arts graphiques. J’ai gardé de cet apprentissage le goût de transformer les choses que je voyais en une autre. À l’époque, je n’avais pas l’impression d’avoir quelque chose à dire et j’avais donc beaucoup de temps pour regarder autour de moi. Dans les années quatre-vingt, mon seul travail artistique consistait à organiser des fêtes pour les étudiants de mon école des Beaux-arts d’Anvers, dans une période où il était impossible à de jeunes gens comme nous, de pénétrer dans les institutions culturelles. C’était la dernière phase du mouvement punk, nous ne savions pas ce que nous voulions dire ou faire mais nous voulions exister.
Ces fêtes nous permettaient de nous promener à travers l’Europe et de découvrir des cultures différentes. Nouspouvions alors rassembler des artistes venus d’horizons et de pratiques très divers. Puis peu à peu des responsables de lieux ou d’institutions culturels sont venus nous voir car nos fêtes avaient acquis la réputation d’être devenues de véritables performances artistiques. En fait, nous faisions du théâtre avant même de savoir consciemment que nous en faisions. La diversité des artistes avec lesquels je travaillais permettait un dialogue autour d’un matériau commun puisque nous n’avions pas d’argent et que nous devions tout faire nous-même, à la manière d’une troupe amateur. À nos côtés, il y avait Jan Fabre et Jan Lauwers.
VOS PERFORMANCES NE RÉUNISSAIENT QUE DES ARTISTES ?
On demandait souvent à des gens qu’on rencontrait par ailleurs dans les lieux que l’on fréquentait de participer à nos performances. Ainsi les danseurs qui venaient participer n’étaient pas des danseurs professionnels mais des danseurs qu’on trouvait dans les dancings : il y avait donc un côté « très amateur » mais aussi très naturel dans nos expériences.
C’est dans ce cadre que j’ai fait ma première mise en scène en travaillant sur Gaspard de Peter Handke. C’est vraiment mon travail fondateur. Ce personnage, qui est mis à l’écart mais à qui l’on a donné la possibilité de communiquer en apprenant le langage tout en restant incapable d’exprimer sa vie intérieure, représente pour moi la question la plus centrale de mon travail. Ce que raconte Gaspard, c’est que si la civilisation a besoin de lois communes, l’art en tant que pensée individuelle, peut créer ses propres lois.
ENSUITE VOUS AVEZ TRAVAILLÉ DANS DES THÉÂTRES INSTITUTIONNALISÉS ?
Je suis devenu directeur du Oud Huis Stekelbees, le plus petit théâtre pour jeune public à l’époque, à Gand, mais je n’ai jamais fait une production destinée seulement aux enfants car je ne peux pas travailler en fonction du public qui va venir voir mes productions. Pendant cinq ans, de multiples discussions ont d’ailleurs eu lieu après chaque spectacle pour savoir si c’était vraiment destiné aux jeunes ou non.
Après j’ai travaillé pendant six ans en indépendant dans des théâtres et des centres d’art qui me donnaient les moyens de monter des projets, dont un notamment avec des personnes handicapées mentales pendant toute une année. Ce fut ma première performance dans un grand espace, mais surtout, c’est la première fois que j’ai cherché une langue nouvelle pour communiquer avec le public.
« UNE LANGUE NOUVELLE » ?
Pour moi, les sens sont primordiaux et chaque discipline artistique doit les stimuler. Si on regarde un film américain, on voit très bien comment l’oeil et l’oreille sont stimulés afin de faire croire à un monde virtuel. À l’origine même du théâtre, il y a le mensonge assumé puisque l’on sait que l’acteur a préparé quelque chose destiné au public et c’est par l’imagination, celle de l’artiste sur la scène et celle de l’artiste qui existe en chaque spectateur, qu’on peut créer de nouveaux regards sur la réalité. Pour moi, c’est la grande différence entre le cinéma et le théâtre.
Dans mes spectacles, les différents médias que j’utilise - caméras, images vidéo, paroles projetées et musiques- disposent d’une grande autonomie. Finalement, c’est le spectateur qui façonne la représentation. En tant que metteur en scène, je mets à disposition les couleurs et les pinceaux nécessaires, mais c’est le spectateur qui peint le tableau.
Le théâtre n’est pas dans le « faire croire » mais il stimule la fantaisie du spectateur en faisant circuler des informations pour l’ouïe, la vue et qui sait, un jour peut-être l’odorat ! Un parfum de lavande pourra peut-être se répandre au cloître des Célestins !
VOUS TRAVAILLEZ SURTOUT SUR DES TEXTES LITTÉRAIRES ?
Bien que travaillant dans le théâtre, je suis très amateur de films, de musiques, de littérature, et c’est dans ces
matériaux que je trouve les impulsions qui vont faire naître mon théâtre.
Pour moi, la façon de raconter une histoire a beaucoup changé au cours des cinquante dernières années. Avant, la télévision n’existait pas et tout le monde allait au théâtre pour voir la « réalité ». Aujourd’hui la réalité a changé de mains, elle dépend d’autres médias et c’est peut-être un bien, car le théâtre qui, avait la lourde tâche de montrer la réalité quotidienne, peut maintenant montrer la réalité du futur.
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J’habite une ville dans laquelle des milliers de stimuli sensoriels peuvent vous atteindre à chaque instant.
Aujourd’hui, je ne suis plus obligé de me protéger contre cette masse de sensations. Dans les grandes villes, on apprend à ne pas voir et à ne pas entendre. Ce qui est beau au théâtre, c’est que grâce à l’isolement dans lequel on est dans la salle, on peut redécouvrir la force de la mémoire inconsciente et des sensations. Nous ne sommes plus obligés de raconter une histoire uniquement par l’intermédiaire des dialogues dramatiques mais on peut utiliser beaucoup d’autres moyens scéniques. Ce que j’aime faire, ce n’est pas seulement suivre une intrigue que l’on raconte au spectateur mais c’est aussi entrer dans l’esprit des gens, dans leur monde intérieur.
COMMENT AVEZ-VOUS CHOISI ROUGE DÉCANTÉ ?
Je choisis les textes uniquement sur l’émotion que j’ai à la lecture. Pour Rouge décanté, j’ai eu un choc immédiat que je n’arrivais pas à analyser, mais très rapidement, j’ai su que je devais le mettre en scène pour comprendre ce qui m’avait troublé. C’est toujours ainsi que je fonctionne : dans le désir de faire partager au public le moment de trouble que j’ai eu à la première lecture.
Rouge décanté est le troisième épisode d’une aventure qui en comprendra quatre. Cette tétralogie a commencé à la lecture du roman Le Garçon boucher, de Patrick McCabe, histoire d’un enfant abandonné dans une situation très difficile. Ce premier spectacle était joué par un comédien, seul en scène, qui dialoguait avec des textes qui défilaient sur un écran. Grâce au regard du comédien et aux animations graphiques des textes, les spectateurs pouvaient imaginer les autres personnages qui n’apparaissaient pas sur scène. Le second spectacle était inspiré du Seigneur des guêpes, de Ian Banks, histoire d’un adolescent coupé du monde qui se construit un univers morbide.
Avec Rouge décanté, on retrouve un personnage qui ne peut pas vivre une vie « normale » et qui pour survivre doit écrire un livre où il se raconte. C’est une oeuvre très proche de l’univers proustien puisque le héros est tellement lié au passé qu’il ne peut avoir une relation normale avec le monde réel qui l’entoure. Jeroen Brouwers raconte l’histoire d’un homme qui cherche à oublier le passé sans y parvenir, qui voudrait presque effacer le passé pour enfin trouver un futur.
Le roman a été un grand succès public mais il a été très critiqué par des auteurs qui lui reprochaient de ne pas avoir décrit la réalité historique. Jeroen Brouwers a toujours dit que son livre est un roman, qui raconte le
regard d’un enfant de cinq ans sur ce qui se passait dans le camp d’internement que les Japonais ont construit pour les résidents hollandais en Indonésie, sur ce qu’il a ressenti pendant ces années et surtout sur ce qui a été détruit irrémédiablement dans son rapport à sa mère puis plus généralement dans son rapport aux femmes, une fois devenu adulte.
Le dernier épisode de cette tétralogie que je viens de mettre en scène, Hersenschimmen, de J. Bernlef, parle d’un homme atteint de la maladie d’Alzheimer qui perd progressivement prise sur la réalité et ne vit plus que dans le passé à travers une multitude d’impressions sensorielles avant de s’effacer définitivement. À travers les yeux de ce malade, on peut voir comment un artiste peut regarder le monde autrement. Cela est lié pour moi au livre d’Oscar Wilde, Le Déclin du mensonge, où il explique que le brouillard londonien était une chose désagréable et malsaine jusqu’au jour où un peintre l’a représenté sur une toile et où le regard porté sur lui a changé. Un artiste a le pouvoir, disons la capacité, de transformer la façon dont on voit le monde. C’est ce que le théâtre devrait faire pour chaque spectateur.
POUR CONSTRUIRE ROUGE DÉCANTÉ, AVEZ-VOUS ADAPTÉ LE ROMAN DE JEROEN BROUWERS ?
Dirk Roofthooft et moi-même avons travaillé en étroite collaboration. Nous avons supprimé certains passages car le roman est assez long mais nous n’avons pas changé un seul mot du texte. Nous avons conservé notamment intégralement les premiers chapitres. Par ailleurs, nous avons voulu également aborder tous les thèmes évoqués par l’auteur pour permettre au spectateur de bien entrer dans le style de l’écriture, qui est comme un roman policier à la construction très mathématique. Et comme dans le polar, ce n’est qu’à la fin que l’on peut reconstituer l’histoire : en mettant les morceaux du puzzle les uns à côté des autres.
D’ailleurs, à Avignon, la pièce sera présentée pour la première fois en langue française.
QU’EST-CE QUE L’UTILISATION DE LA VIDÉO APPORTE À VOTRE TRAVAIL ?
Pour moi, la vidéo est un moyen parmi d’autres pour raconter une histoire, comme peut l’être la musique ou la lumière. C’est un outil que j’utilise souvent pour filmer en direct sur le plateau le ou les comédiens. Dans Rouge décanté, tout est filmé en direct. Il y a sept caméras mais pas de caméramans : il n’y a donc personne entre le public et l’acteur. C’est l’acteur qui choisit laquelle des sept caméras vers laquelle il se déplace. En ce sens il est dans cet instant comme un réalisateur. Il y a juste un régisseur qui transforme les images reçues. Cela pourrait ressembler à un concert de jazz car il y a une structure de base pré-établie, mais des variations permanentes.
Pour moi, le point de départ du théâtre, c’est la présence physique de l’acteur et rien ne doit troubler cette présence sur scène. La vidéo est un moyen utile pour doubler ou tripler l’image de l’acteur. On peut ainsi agrandir ou diminuer la taille du visage, l’acteur devenant alors, aussi petit qu’un enfant, ou on peut choisir seulement un détail : la main, l’oreille…
À partir d’un détail, on peut imaginer ce qui se passe à l’extérieur du cadre choisi. Le public a le choix de regarder l’acteur ou les images que l’acteur est en train de créer. Toute la scène devient l’intériorité de cet acteur, on est comme absorbé à l’intérieur de lui.
Propos recueillis par Jean-François Perrier