Hamlet, 25.
"Eclater d'ignorance"
Ils sont donc sur la plateforme, ou la terrasse, ou je ne sais pas quoi, — là où les gardes ont déjà vu le fantôme, là où ils ont posé la question « Qui est là ? », et ils attendent. Ce qui est bizarre, c’est qu’à chaque fois qu’on parle du fantôme, le temps devient flou. La première fois, combien de temps est-il resté ? « Le temps, sans hâte, de compter jusqu’à cent », dit Horatio. « Non, plus, bien plus », dit Marcellus. — « Bien plus ? » — nous, en lisant, nous avions l’impression que c’était bien moins. Et à quelle heure était-il apparu ? À minuit, ou avant, ou après ? — Et vous ne trouvez pas que c’est bizarre, de ne pas entendre les cloches sonner, dans un pays chrétien ? C’est que, soudain, sans doute, on n’est comme pas dans une heure chrétienne, et pas dans un pays chrétien — et là, ce sera la même chose, personne ne sait exactement si minuit a sonné. Horatio, toujours, n’aura rien entendu. — Le fantôme, on l’a vu, « déjoint» le temps .
On entend des hurlements et des coups de canons (une bonne raison, peut-être, pour ne pas entendre les cloches) — et Horatio, qui est un étranger, demande ce que c’est : « c’est la coutume », dit Hamlet.
Le texte anglais dit ça, maintenant que je le regarde :
« Ay, marry is’t,
But to my mind, though I am native here
And to the manner born, it is a custom
More honour’d in the breach than the observance. »
J’avais traduit, tel que c’est publié aux Solitaires :
« Et certes oui… mais quoique, d’origine,
Je sois d’ici, et que j’aie vu le jour
Dans ces coutumes-là, je trouverais
Plus d’honneur à les rompre qu’à les suivre. »
C’est juste, mais je pourrais être plus précis.
D’abord, je pourrais présenter comme ça :
« Et certes oui… »
ce qui nous laisserait six temps (six secondes) de silence potentiel, comme les sept secondes qui peuvent suivre la question « Qui est là ? »
Et puis, il y a un mot que je n’ai pas traduit : « my mind ». Mon esprit. Parce que, tout le conflit est là, en fait : pour « mon esprit », ces coutumes doivent être rompues, parce qu’elles abaissent notre valeur, et notre essence, mais, « mon corps », lui, il est né dans ces coutumes, puisque ce ne sont pas seulement celles de mon oncle, mais aussi celles de ma mère et de mon père. Ce sont ces coutumes-là qu’il a voulu fuir en allant à Wittenberg.
Pourrais-je proposer quelque chose comme ça, donc ?
« Et certes oui,
Mais, d’après moi, et quoique, d’origine,
Je sois d’ici… »
Je pense que ce serait plus juste.
Parce qu’il y a cette suite, qui m’avait bouleversé quand j’étais tout jeune — qui m’avait amené, je pense, à Shakespeare, par la voix et l’image de Laurence Olivier :
« So, oft if chances in particular men… »
Je n’avais pas traduit ça, « it chances » — « chance », c’est le hasard. La nature est fortuite. Du coup, il faut que je revoie la suite :
« So, oft it chances in particular men
That for some vicious mole of nature in them,
As in their birth, wherein they are not guilty
(Since nature cannot choose his origin),… »
Mon texte publié :
« Ainsi, souvent, tel ou tel homme porte
Une verrue vicieuse de nature,
Défaut natif dont il n’est pas coupable
(Car la nature ne saurait choisir
Son origine)… »
Comment inclure, aujourd’hui, cette notion fondamentale de hasard, à laquelle va répondre, j’y pense maintenant, et qui va expliquer ce que j’ai traduit par « le ciel narquois », « the cursed spite » de la toute fin de l’acte ?
« O cursed spite
That ever I was born to set it right »
« O ciel narquois,
Que je sois né pour le remettre droit. »
La nature a voulu qu’Hamlet, qui se veut, à ce moment-là, étranger à sa terre, étranger à la terre des hommes qui braillent et se saoûlent, soit né dans ici, au Danemark, fils de son père, fils de sa mère (si portée sur la chair et si peu sur la mémoire), et neveu (« qui ne veut pas ») de son oncle. C’est juste une ironie méchante du destin.
« A vicious mole of nature », c’est bien une « verrue vicieuse de nature » — Ici, deux mots sont indispensables : « verrue » et « nature ». « Vicieuse » est bien, de tous les points de vue (j’aime me faire des compliments). C’est juste, et la chaîne des sonorités est juste aussi, à cause de l’allitération en « v ». Mais je crois que c’est le seul espace qui me reste pour mettre un mot comme « fortuite ». Et je pense que je devrais traduire par : « une verrue fortuite de nature ». Le « f » est aussi juste que le «v », et le « t » se retrouve dans « nature ». Bref, essayons ça. — Il y a un « défaut natif » dans la version que je me propose, c’est que le mot essentiel arrive au deuxième vers, et non pas au premier, et que le mot « vicious » disparaît, alors qu’il est très important aussi. — Je me dis quoi, pour reprendre la devise dont j’ai déjà parlé, « la traduction est l’art de la perte » ? Disons-nous ça, et continuons.
Et, en fait, qu’est-ce que c’est que ce défaut natif ?...
« Défaut natif dont il n’est pas coupable
(Car la nature ne saurait choisir
Son origine), ou souffre d’une humeur
Qui passe toute borne de raison,
Ou bien d’une habitude trop choquante
Pour l’usage courant — que, donc, cet homme,
Marqué, dis-je, du sceau d’un seul défaut,
Mauvaise étoile ou tache de fortune,
Fût-il par ses vertus la grâce même,
La perfection dans sa limite ultime,
Sera, aux yeux du monde corrompu
Par ce défaut précis. Un grain de mal
Remet en doute pour sa propre perte
L’essence la plus noble ».
Oui, pour Hamlet, ce « défaut », ce sera quoi ? — Ce sera la naissance ici, en Danemark ? — Ce n’est pas à moi de répondre, évidemment, au sens où cette réponse implique toute la mise en scène, et que, moi, mon travail, ce n’est pas de mettre en scène, c’est de permettre une mise en scène aussi large que possible. Donc, cette question-là, je n’y répondrai pas, mais le fait est que, tout de suite après, le fantôme apparaît, et là, tout « éclate »…
Ce mot, « burst » revient deux fois dans la tirade qui suit :
« Angels and ministers of grace defend us !
Be thou a spirit of death or goblin damn’d,
Bring with thee airs from heaven or blasts from hell,
By thy intents wicked or charitable,
Thou com’st in such a questionable shape
That I will speak to thee. I ‘ll call thee Hamlet,
King, father, royal Dane. O answer me.
Let me not burst in ignorance, but tell
Why thy canoniz’d bones, hearsed in death,
Have burst their cerements… »
« Anges, légions de Dieu, défendez-nous !
Esprit de joie ou diable condamné,
Fait du souffle d’enfer, de l’air des cieux,
Tes desseins soient-ils noirs ou charitables,
Ton seul aspect est une question telle
Que je parlerai. Oui, je te nomme
Hamlet, roi, père, Danemark !... Dis-moi,
O, réponds-moi, j’éclate d’ignorance,
Pourquoi tes os bénis dans le trépas
Ont-ils fait éclater ton drap funèbre ? »
« Eclater d’ignorance » — « burst in ignorance ». Voilà une expression que, même si je ne la comprends pas vraiment, je dois garder quasiment mot à mot. Elle est trop importante : devant l’apparition du père, le monde éclate, et ce qui le fait éclater, c’est l’ignorance — l’ignorance d’un homme qui est l’un des plus savants de la terre, puisqu’il est à Wittenberg. D’un coup, ce n’est même pas qu’il ne sait rien, que les livres sont vides, c’est que lui-même, son enveloppe charnelle a volé en éclats — exactement comme le suaire a « éclaté » sous la pression des « os bénis » qui, soudain, sortent de tombe. D’un coup, pour Hamlet fils, comme Hamlet père, c’est comme le jour du Jugement : c’est le « cum resurget creatura » du « Dies irae ».
Et comme c’est important aussi, cet « air » des cieux. Le motif de « l’air », nous l’avons vu, est un des centres de la pièce, lié au père)— lié, évidemment, ici, au Père, et opposé au « blasts » de l’Enfer, que j’ai traduit par « souffles », ce qui est sans doute une traduction faible, mais je ne trouve pas de mot assez court et assez violent, là, maintenant (et déjà au moment où j’établissais le texte de ma traduction) pour dire quelque chose comme un « souffle d’explosion, d’ouragan », enfin, dire quelque chose de plus fort. Mais ici, de toute façon, ce qui compte, c’est de respecter la parfaite symétrie de l’opposition : le pivot de chaque vers, « or » en anglais. Ou… Ce « ou », évidemment, nous le retrouverons ailleurs. Et ce qui compte aussi, c’est de traduire cette formule incroyable « thou com’st in such a questionable shape ». — Oui, le fantôme est « questionnable », nous n’avons pas cessé de le voir. Traduire par « mystérieux », ou « enigmatique » serait trahir la ligne directrice que nous avons défini, l’opposition entre la « nature » et la « question ». Il faut absolument, coûte que coûte, mettre le mot « question ». D’où ce que je propose : « ton seul aspect est une question telle… » — Je le relis, là, et je pense que je vais garder ça. En tout cas, nous l’avons : l’air, lié au père : et la question.
Et la suite devrait suivre encore.