Hamlet, 29
« Accueillez-le dans son étrangeté ».
Personne ne comprend rien — ni Horatio, ni Marcellus, ni le spectateur, ni le traducteur, personne, — au « tourbillon farouche » que sont les paroles d’Hamlet ([his] « wild and whirling words »). — « Pardon s’ils vous offensent » reprend Hamlet, — non seulement pour dire qu’il est désolé d’offenser qui que ce soit, mais surtout pour dire que, c’est le même prix, qu’elles vous offensent ou non, mes paroles, et surtout, pour une autre raison, tout de suite donnée à l’occasion de la réplique d’Horatio : « Il n’y pas d’offense »
« Oh si, par Saint Patrick, si, Horatio,
L’offense est grande »
« Yes by Saint Patrick but there is, Horatio,
And much offense too. »
Un autre sens : je suis désolé de vous entraîner là-dedans, et de vous offenser, c’est-à-dire, de vous faire sentir l’offense. Parce que, bien sûr que si, il y a offense. Il y a « offense » — et le mot anglais est terrible, puisqu’il signifie à la fois « offense » et « crime » — c’est un mot qui va revenir très souvent. — Claudius priera, plus tard, et il dira : « My offense is rank, it smells to heaven » — Mon crime est fétide, il pue au ciel. — Et il y a ,offense à la nature, dès lors que tout crime offense la nature. Ça, c’est le sens optimiste. Il y en a un autre, en même temps — l’offense, elle est au cœur de la nature, depuis Caïn, l’auteur de la première mort, de cette première mort dont Claudius, dans sa tirade à Hamlet à la scène 2, disait qu’un deuil porté trop longtemps était sacrilège :
« C’est pécher contre Dieu,
Contre les morts, la nature elle-même
Et la raison pour qui la mort des pères
Est juste un lieu commun, cette raison
Qui, du premier jusqu’au dernier décès
Dit seulement : « Cela doit être ».
Le péché originel, si c’est Dieu qui l’a voulu, il nous faut vivre avec, et je vous demande « pardon » de vous le rappeler.
Et il y a « offense » par St Patrick, qui est le saint du Purgatoire. Il est au Purgatoire, parce qu’il est mort assassiné, dans son sommeil, après la sieste (dans le sommeil d’une âme chrétienne, dont la mort, accompagnée de l’extrême-onction, marque l’éveil, et le passage à la vie éternelle). Ici, Hamlet le père a été
« cut off even in the blossom of my sin,
Unhousel’d, disappointed, unanel’d,
No reck’ning made, but sent to my account
With all my imperfections on my head. »
« Fauché, soudain, dans la fleur du péché,
Sans sacrements, sans onction, sans viatique,
Non préparé, jeté devant mes juges
Avec le poids de mes imperfections. »
Et, une dernière chose : le fantôme, c’est un fantôme honnête. C’est-à-dire que ce n’est pas un diable qui prend une forme mensongère pour vous pousser au désespoir, comme le craignait Horatio. Il est honnête, c’est-à-dire qu’il est ce qu’il est.
*
Hamlet est « pauvre » — quelle est sa « pauvre » demande ? — pauvre, qu’est-ce que ça veut dire ?
Je ne sais pas pourquoi, j’ai pensé au « povre Villon ». « Pauvre », pas seulement au sens de « pas riche », mais « pauvre en mercis », pauvre en moyens. Il n’est pas Fortinbras, qui est capable de lever une armée de soudards pour reprendre son trône, ou reprendre sa stature. Il est juste un homme mûr, qui, arrivé au milieu de la vie, se retrouve dépouillé de ses habits, de son savoir. Ses habits, c’est le noir du deuil. Son savoir, c’est la mort de son père. Et son « pauvre » rôle.
Que va-t’il demander à ses amis ? — Cela se passe en deux répliques. D’abord,
« Quant au désir que vous d’avez d’apprendre
Ce qui nous lie [avec le fantôme], débrouillez-vous avec ».
Et la demande sera double.
Premièrement, gardez le silence sur « cette nuit », et, ensuite (ah, la devise du traducteur !!) … ce que vous ne comprenez pas, n’essayez pas de lui donner votre sens à vous, ne le ramenez pas à vous : « accueillez-le dans son étrangeté ».
Pourquoi il ne faut rien dire, là encore, on ne sait pas. Mais Horatio et Marcellus doivent faire confiance, se taire et suivre, — en tout, pour l’instant, ne pas déranger. Ne pas déranger quoi ? Le jeu d’Hamlet, parce que, dès ce moment-là, Hamlet n’est plus seulement comme le lettré qu’il est. Il va « put an antic disposition on ».
« Here, as before, never, so help you mercy,
How strange and odd some’er I bear myself —
As I perchance hereafter shall think meet
To put an antic disposition on… »
Cette phrase, tellement bizarre, comment est-elle traduite ? Qu’est-ce qu’elle veut dire ?
« To put on », c’est revêtir, mettre sur soi, s’habiller de.
« Disposition », nous l’avons déjà vu… c’est une humeur, ou, mieux, un caractère. — Comment peut-on se revêtir d’un caractère ? On peut se revêtir d’un habit, d’un déguisement, on peut « put on » un masque, mais… un caractère ? — Et qui plus est, un caractère « antic », c’est-à-dire grotesque, bouffon, fantasque.
Moi, je traduis (dans la version publiée aux Solitaires Intempestifs :
« Si, par un hasard, plus tard, je juge bon
De me vêtir d’un naturel grostesque ».
je ne sais pas si ça dit ce que ça dit. — Aujourd’hui, je voudrais dire « caractère », je ne sais pas comment faire, avec le mot « grotesque » — ça me donnerait onze syllabes (péché mortel). Et je n’arrive pas à trouver autre chose. Et je sais bien que ce n’est pas encore ça.
Comment cette phrase est-elle traduite ? Revenons à nos sources :
1) Letourneur/Guizot
« car il pourra me paraître à propos, par la suite, de me donner une folle apparence… »
2)FV Hugo
« Car il se peut que plus tard je juge convenable — d’affecter une allure fantasque, —«
3) Yves Bonnefoy :
« Car il se peut bientôt que je juge bon
De prendre le manteau de la folie. »
4) François Maguin
« Car il se peut qu’à l’avenir que croie utile
De me couvrir du masque d’un bouffon… »
5) Jean-Michel Déprats :
« Car désormais peut-être je trouverai bon
D’affecter une humeur bouffonne… »
Aucun des traducteurs que j’ai cités, me semble-t-il, (sauf, peut-être, lointainement, Yves Bonnefoy et surtout François Maguin), ne rend compte de l’étrangeté radicale de la formule de Shakespeare : il s’agit bien de se vêtir d’un caractère, et pas d’un masque, pas d’un manteau ; il ne s’agit pas « d’affecter » quoique ce soit. Il s’agit de prendre un rôle, c’est-à-dire de l’accueillir en soi. De devenir un acteur — quelqu’un qui non seulement s’habille des habits d’Hécube, mais qui accueille en lui l’âme d’Hécube, son caractère, son être même. Il s’agit d’un acteur qui va, pour une raison que personne n’a à savoir en dehors de lui-même, un caractère « antic » — fou, grostesque, je ne sais pas, tout ça ensemble. Et l’essentiel est bien là : d’abord, je vais me transformer en acteur, et, vous, mes amis, vous n’allez pas faire de commentaires, comme ces spectateurs qui, parce qu’ils ont payé plus que les autres et sont assis sur la scène, ou bien comme ces nobles — sinon même comme la reine en personne —, se permet, comme Thésée, d’interrompre le jeu des artisans. Non, ce jeu-là, personne ne doit l’interrompre. On doit le suivre, on doit l’aider — par le silence. Le théâtre est là, dans le pacte juré entre l’auteur/acteur, ses complices, ses amis sur la scène, et ceux qui sont autour, devant et au-dessus, « hic et ubique », « ici et partout », les spectateurs de la pièce.
Pourquoi Hamlet doit-il jouer le fou, je ne sais pas, là encore — mais, la première raison, c’est que c’est une façon de refuser le trône offert par Claudius : un lettré ne règne pas, un fou non plus. Et c’est sans doute aussi lié à cette idée de pauvre. « Heureux les pauvres en esprit», dit Jésus selon Matthieu dans le Sermon sur la Montagne « car le royaume des cieux leur est promis ». C’est sur ce promontoire où il a « éclaté d’ignorance », qu’il a fait, littéralement, exploser son être ancien, qu’Hamlet instaure une sorte de jeu nouveau — que personne ne connaît, ne comprend encore.
Oui, ce jeu-là, ce sera un jeu nouveau — un jeu inconnaissable pour des lettrés :
« There are more things in heaven and earth, Horatio,
Than are dreamt of in your philosophy… »
« Cher Horatio, il y a plus de choses
Sur terre et dans les cieux que n’en rêva
Jamais votre philosophie… »
Je ne suis pas trop fier de ma traduction, je dois dire, mais, encore une fois « heaven and earth », « ciel et terre », l’ensemble du monde, « hic et ubique » — mais le théâtre, ou, disons, le théâtre qui se déroule dans ce « globe éperdu », qu’est le Théâtre du Globe, c’est un théâtre sans exemple, sans règle : il établit une nouvelle connaissance… — telle que toute « votre » philosophie, même dans ses utopies les plus ultimes, n’en a jamais rêvé…
Parce que, dites, les amis, ou, plutôt, pas « les amis », mais, « chers spectateurs », pour ne pas dire « chers clients », c’est « Hamlet », quand même, que vous regardez… Faites juste confiance, semble demander Shakespeare, suivez, taisez-vous, écoutez… et là, cette voix qui remonte des dessous, et qui vous donne les termes du serment, vous apprendrez à vivre avec.
On en parle demain, de cette voix, pour finir le premier acte (en n’ayant toujours rien dit de la troisième scène — de Laerte, de Polonius, et d’Ophélie…)