UNE PART D'HUMANITE ORDINAIRE
C'est ce que Georges Feydeau nous livre dans les pièces en un acte qu'il a
écrites entre 1908 et 1916. Noctambule et mondain, mais néanmoins solitaire, il
a beau mettre en chantier de nouvelles comédies, ébaucher de futurs
vaudevilles, rien ne s'achève ; seules jaillissent ces petites perles d'ironie
et d'amertume que sont ces courtes pièces sur le mariage. Elles semblent moins
écrites qu'improvisées presque oralement, comme si l'homme arpentait sa chambre
de l'Hôtel Terminus en rejouant pour lui-même les douloureux et drolatiques
épisodes de sa vie à deux. Mais la tentation de la confession n'existe pas chez
Feydeau, il construit avec un sens aigu du banal et de l'extraordinaire des
fables implacables où l'homme et la femme sont jetés comme des boules sur un
tapis, s'entrechoquant et rebondissant l'une sur l'autre dans une sorte de
mouvement perpétuel. Rien ne les sépare, tout les éloigne, ils sont unis
jusqu'à l'épuisement, solitaires à deux, ennemis et amoureux.A la virtuosité des rebondissements, des quiproquos et autres brillants artifices du vaudeville qui le rendirent célèbre, il substitue une autre mécanique plus intime fondée sur le jeu des ambitions déçues, des intimes renoncements, et tous les ingrédients explosifs de la marmite conjugale. S'il n'avait fallu rendre compte que de cet antagonisme fondamental sur lequel viennent achopper nos plus beaux espoirs, une seule de ces petites pièces aurait largement suffi, mais il y a aussi l'amour : Georges fut éperdument amoureux de sa jeune épouse Marianne Carolus-Duran, elle le fut tout autant de ce nouvel auteur talentueux que Paris commençait à courtiser. Pourquoi et comment se sont-ils perdus ? L'enchaînement des pièces dans lesquelles on retrouve le même couple vient substituer aux conséquences irrémédiables d'un antagonisme prédéterminé le sens d'un parcours amoureux et d'une chronologie où la fatalité joue son rôle autant que l'usure. Car Feydeau ne renonce pas à son génie de l'intrusion : à chacune des étapes de la marche forcée à laquelle il condamne ses personnages, il laisse au hasard le soin d'exacerber leur crise. Il l'incarne même dans des personnages mineurs comme autant d'avatars d'un fatum minuscule. Il s'amuse et nous amuse de cette nouvelle forme de destin sans noblesse ni grandeur qui est l'apanage de nos vies modernes. Sans volonté de fabriquer du sens, simplement pour le plaisir d'une énergie théâtrale consacrée à se venger de la vie.
Ces pièces auraient dû, si l'on en croit les témoignages, être éditées en marge de son Théâtre, dans un volume intitulé "Du mariage au divorce", une œuvre à part en quelque sorte, constituée d'épisodes indépendants : une sorte de chronique fragmentaire de l'anarchie conjugale. Ici, le théâtre réalise en partie ce souhait : 3 pièces en 1 acte, comme 3 actes d'une pièce improbable que n'aurait pas écrit l'auteur mais dont il aurait rêvé en pensant à la vie, la nôtre autant que la sienne. C'est le sens de ce projet que nous avons inscrit au cœur d'une saison consacrée au jeu de la biographie et du théâtre.
Didier Bezace