Tiré des textes du poète disparu
Christophe Tarkos, «Tu tiens sur tous les fronts» est présenté à Aubervilliers
par Hervé Pierre et Pascal Duquenne dans un face à face puissant.
Le projet n’allait pas de soi. Il fallait tenir sur
tous les fronts : celui de l’agencement des mots, de la musique et de la mise
en scène, et puis du casting. Le premier n’était pas sans écueils : monter les
textes du poète Christophe Tarkos, disparu en 2004 à 40 ans, une
prose en scansion, une mastication verbale. Des fragments qui disent le rien et
l’infini du quotidien, avec drôlerie, en moraliste contemporain, dans des
allers-retours incessants.
Piocher donc dans son œuvre, dans Ecrits
poétiques (POL), particulièrement dans Oui, et tisser un fil, un
filin, en jouant sur le sens et les mots. Une envie de musicien, celle de
Roland Auzet, «sensible à un style de littérature qui tend à représenter
le monde avec une architecture de la pensée, une mécanique de texte qui
fait penser à une construction musicale».
Shaker. Sur scène, actuellement à Aubervilliers, apparaît un
autre challenge, y mettre des locuteurs puissants pour porter cette poésie-là,
ces mécaniques textuelles, phrases imbriquées et macérées pour dévier en creux
d’un iota. C’est Hervé Pierre, sociétaire de la Comédie-Française, doté de la
virtuosité du dire, ressassant le sens de la vie et des gestes. Face à lui,
Pascal Duquenne, atteint du syndrome de Down et connu depuis le film à succès le
Huitième Jour de Jaco Van Dormael avec Daniel Auteuil, enrôlé sur scène
d’une autre manière, par sa différence, par son silence, par sa présence. «Mon
rôle dans la pièce est de danser, dessiner et peindre, le tout sans paroles. Je
me tais et laisse Hervé parler»,dit celui qui joue du pinceau aussi dans la
vraie vie en concevant des monotypes, portraits en noir et blanc. Car Hervé
Pierre, lui, ne cesse de parler, secouant les phrases comme dans un shaker, se
cognant à un décor immaculé qui explose au fur et à mesure
de la pièce. Un face à face d’autant plus sur un fil que
Pascal Duquenne dévie parfois un peu de son rôle.
Ce
soir-là, dans le restaurant du hall du théâtre Vidy à Lausanne , Hervé Pierre
évoque, nettoyé de toutes les tâches intempestives, la concentration que lui
impose la confrontation avec Pascal Duquenne et ce challenge passionnant pour
un comédien chevronné. «Pascal m’oblige à être sur la brèche en ne
reproduisant pas forcément les gestes décidés. Une part d’aléatoire qui rend
beau ce projet et qui me renvoie aussi à mes limites», raconte avec
générosité le comédien. Douter de son savoir-faire et être surpris, rempli de
la prouesse.
Reflet. En plus, il y a dans Tu tiens sur tous les fronts
une triangulaire. Les deux hommes sortent du face à face pour aller à la
rencontre du public au moment d’un délicieux monologue d’Hervé Pierre sur le
serrage de mains. «Le serrage de main est de se serrer la main. On ne fait
le serrage de main. On se donne une poignée. Nous nous sommes serré la main.
Nous ne nous serrons pas les mains, nous ne nous faisons pas un serrage de
main, nous nous donnons une poignée de main. Nous nous poignons les mains, les
mains se serrent. On en a le droit.»
L’un se cherche, se questionne, son reflet renvoyé par
la vidéo, utilisée comme un appoint ; l’autre fait tout pour s’adapter à ce
qu’il pense qu’on attend de lui. Ça frotte, ça dysfonctionne. «Tu tiens sur
tous les fronts. Tu retires de tous les fronts. Tu ne vas pas sur tous les
fronts pour rien, tu tiens, tu ne te laisses pas faire, tu retires ce que tu
dois retirer, le reste que tu dois rejeter, tu le rejettes, tu tiens sur tous
les fronts à la fois, tu ne t’es pas laissé faire, tu retires du front ce que
tu veux, tu rejettes le reste, tu as tenu, tu tiens, on voit bien que tu tiens
sur tous les fronts et que tu peux encore attaquer.» De la langue et du
jus. Au bout, une autre identité.