samedi 5 avril 2014

Tu tiens sur tous les fronts: article de Libération



Tiré des textes du poète disparu Christophe Tarkos, «Tu tiens sur tous les fronts» est présenté à Aubervilliers par Hervé Pierre et Pascal Duquenne dans un face à face puissant.
Le projet n’allait pas de soi. Il fallait tenir sur tous les fronts : celui de l’agencement des mots, de la musique et de la mise en scène, et puis du casting. Le premier n’était pas sans écueils : monter les textes du poète Christophe Tarkos, disparu en 2004 à 40 ans, une prose en scansion, une mastication verbale. Des fragments qui disent le rien et l’infini du quotidien, avec drôlerie, en moraliste contemporain, dans des allers-retours incessants. 
Piocher donc dans son œuvre, dans Ecrits poétiques (POL), particulièrement dans Oui, et tisser un fil, un filin, en jouant sur le sens et les mots. Une envie de musicien, celle de Roland Auzet, «sensible à un style de littérature qui tend à représenter le monde avec une architecture de la pensée, une mécanique de texte qui fait penser à une construction musicale».

Shaker. Sur scène, actuellement à Aubervilliers, apparaît un autre challenge, y mettre des locuteurs puissants pour porter cette poésie-là, ces mécaniques textuelles, phrases imbriquées et macérées pour dévier en creux d’un iota. C’est Hervé Pierre, sociétaire de la Comédie-Française, doté de la virtuosité du dire, ressassant le sens de la vie et des gestes. Face à lui, Pascal Duquenne, atteint du syndrome de Down et connu depuis le film à succès le Huitième Jour de Jaco Van Dormael avec Daniel Auteuil, enrôlé sur scène d’une autre manière, par sa différence, par son silence, par sa présence. «Mon rôle dans la pièce est de danser, dessiner et peindre, le tout sans paroles. Je me tais et laisse Hervé parler»,dit celui qui joue du pinceau aussi dans la vraie vie en concevant des monotypes, portraits en noir et blanc. Car Hervé Pierre, lui, ne cesse de parler, secouant les phrases comme dans un shaker, se cognant à un décor immaculé qui explose au fur et à mesure de la pièce. Un face à face d’autant plus sur un fil que Pascal Duquenne dévie parfois un peu de son rôle.

 Ce soir-là, dans le restaurant du hall du théâtre Vidy à Lausanne , Hervé Pierre évoque, nettoyé de toutes les tâches intempestives, la concentration que lui impose la confrontation avec Pascal Duquenne et ce challenge passionnant pour un comédien chevronné. «Pascal m’oblige à être sur la brèche en ne reproduisant pas forcément les gestes décidés. Une part d’aléatoire qui rend beau ce projet et qui me renvoie aussi à mes limites», raconte avec générosité le comédien. Douter de son savoir-faire et être surpris, rempli de la prouesse.
Reflet. En plus, il y a dans Tu tiens sur tous les fronts une triangulaire. Les deux hommes sortent du face à face pour aller à la rencontre du public au moment d’un délicieux monologue d’Hervé Pierre sur le serrage de mains. «Le serrage de main est de se serrer la main. On ne fait le serrage de main. On se donne une poignée. Nous nous sommes serré la main. Nous ne nous serrons pas les mains, nous ne nous faisons pas un serrage de main, nous nous donnons une poignée de main. Nous nous poignons les mains, les mains se serrent. On en a le droit.»
L’un se cherche, se questionne, son reflet renvoyé par la vidéo, utilisée comme un appoint ; l’autre fait tout pour s’adapter à ce qu’il pense qu’on attend de lui. Ça frotte, ça dysfonctionne. «Tu tiens sur tous les fronts. Tu retires de tous les fronts. Tu ne vas pas sur tous les fronts pour rien, tu tiens, tu ne te laisses pas faire, tu retires ce que tu dois retirer, le reste que tu dois rejeter, tu le rejettes, tu tiens sur tous les fronts à la fois, tu ne t’es pas laissé faire, tu retires du front ce que tu veux, tu rejettes le reste, tu as tenu, tu tiens, on voit bien que tu tiens sur tous les fronts et que tu peux encore attaquer.» De la langue et du jus. Au bout, une autre identité.