La crise et
la morosité touchent aussi le théâtre, qui a tendance, ces derniers mois, à se réfugier dans des formes documentaires ou pseudo-politiques
pas toujours très ambitieuses. L'automne qui s'achève a ainsi donné
l'impression de manquer
singulièrement de poésie. Dans ce paysage, Tu tiens sur tous les fronts,
la pièce que signe Roland Auzet d'après des textes du poète Christophe Tarkos,
est une bénédiction. C'est le spectacle à voir avant la fin du
monde (il se joue à Aubervilliers jusqu'au 21 décembre). Drôle, émouvant,
vivant, intelligent... On en sort regonflé à bloc, avec l'impression d'avoir enfin retrouvé
quelque chose d'essentiel.
"La poésie est une intelligence", disait Christophe Tarkos, cette étoile filante des
lettres contemporaines, mort en novembre 2004 à l'âge de 40 ans. En une dizaine
d'années, il avait eu le temps de publier de nombreux livres
(chez POL, aux éditions Al Dante et Ulysse fin de siècle), de participer à
l'aventure de plusieurs revues et de se livrer à quantité de
lectures et de performances - la poésie étant pour lui inséparable de sa
dimension orale.
"Pour moi, la langue n'est pas en dehors du
monde, c'est aussi concret qu'un sac de sable qui te tombe sur la tête, c'est
complètement réel, complètement efficace, efficient, utile", expliquait-il lors d'un entretien
dans le volume des Ecrits poétiques (édités chez POL).
Tarkos parle de l'amour, de l'argent, de Dieu et de ce
que c'est, être un homme et être vivant - vivant
parmi les autres -, avec la générosité verbale qui est sa marque, sans
hermétisme aucun. Valère Novarina n'est pas loin, ce qui est particulièrement
visible dans le spectacle de Roland Auzet, mais un Novarina qui se
ferait plus prosaïque, plus quotidien, plus familier.
Rituel anthropologique
De cette matière, Roland Auzet, à la fois metteur en
scène, percussionniste et compositeur de musique contemporaine, tire un
spectacle aussi inventif sur le plan scénique que l'est la poésie de Tarkos. La
pièce tient sur tous les fronts du théâtre, de la musique, de la peinture, du cinéma
et, surtout, du jeu, tant le projet repose sur le couple formé par deux
comédiens étourdissants et bouleversants.
Le premier, c'est Hervé Pierre,
sociétaire de la Comédie-Française, acteur qui allie virtuosité et épaisseur
humaine ; le second, c'est Pascal Duquenne, le comédien trisomique du Huitième
Jour, le film de Jaco Van Dormael.
Ce qui se joue entre eux deux, l'Auguste et le clown
blanc, est au coeur de ce spectacle qui prend peu à peu le tour d'un rituel
anthropologique, entre tendresse subtile et cruauté pince-sans-rire.
Hervé Pierre parle, beaucoup, intarissable comme l'est
la poésie de Tarkos. Pascal Duquenne l'observe, nous observe, présence étrange
et douce, douloureusement inquiétante parfois. Il peint, aussi, sur le décor en
forme de panneaux noir et blanc : de longues spirales blanches ou rouges, ou la
forme de leurs corps à eux deux, comme pour tenter de redéfinir ce qu'est
un homme, d'en retrouver les
contours.
Alors, au terme de cette épopée, on se dit que c'est
bien quelque chose de l'ordre de la fraternité qui se joue, ce mot si galvaudé
qui retrouve ici une sacrée noblesse. Comme dans cet étonnant passage du
"serrage de main" : "Laisse-moi toucher ta main,
laisse-moi prendre ta main dans
ma main, je veux prendre ta main, je
veux toucher ta main, je
veux la serrer, la prendre, la poigner,
l'attraper, en la
poignant, en l'attrapant, laisse-moi toucher ta main. (...)
Nous nous l'attraperons, nous nous la serrerons, nous nous la donnerons, en une
vraie poignée de main." Juste un échantillon, sur une heure de bonheur
théâtral.
Tu tiens sur tous les fronts, d'après Christophe Tarkos. Conception, musique et mise en
scène : Roland Auzet.