samedi 5 avril 2014

Tu tiens sur tous les fronts: article du Monde

"Tu tiens sur tous les fronts", d'après Christophe Tarkos avec Hervé Pierre (à gauche) et Pascal Duquenne.

La crise et la morosité touchent aussi le théâtre, qui a tendance, ces derniers mois, à se réfugier dans des formes documentaires ou pseudo-politiques pas toujours très ambitieuses. L'automne qui s'achève a ainsi donné l'impression de manquer singulièrement de poésie. Dans ce paysage, Tu tiens sur tous les fronts, la pièce que signe Roland Auzet d'après des textes du poète Christophe Tarkos, est une bénédiction. C'est le spectacle à voir avant la fin du monde (il se joue à Aubervilliers jusqu'au 21 décembre). Drôle, émouvant, vivant, intelligent... On en sort regonflé à bloc, avec l'impression d'avoir enfin retrouvé quelque chose d'essentiel.
"La poésie est une intelligence", disait Christophe Tarkos, cette étoile filante des lettres contemporaines, mort en novembre 2004 à l'âge de 40 ans. En une dizaine d'années, il avait eu le temps de publier de nombreux livres (chez POL, aux éditions Al Dante et Ulysse fin de siècle), de participer à l'aventure de plusieurs revues et de se livrer à quantité de lectures et de performances - la poésie étant pour lui inséparable de sa dimension orale.
"Pour moi, la langue n'est pas en dehors du monde, c'est aussi concret qu'un sac de sable qui te tombe sur la tête, c'est complètement réel, complètement efficace, efficient, utile", expliquait-il lors d'un entretien dans le volume des Ecrits poétiques (édités chez POL).
Tarkos parle de l'amour, de l'argent, de Dieu et de ce que c'est, être un homme et être vivant - vivant parmi les autres -, avec la générosité verbale qui est sa marque, sans hermétisme aucun. Valère Novarina n'est pas loin, ce qui est particulièrement visible dans le spectacle de Roland Auzet, mais un Novarina qui se ferait plus prosaïque, plus quotidien, plus familier.
Rituel anthropologique
De cette matière, Roland Auzet, à la fois metteur en scène, percussionniste et compositeur de musique contemporaine, tire un spectacle aussi inventif sur le plan scénique que l'est la poésie de Tarkos. La pièce tient sur tous les fronts du théâtre, de la musique, de la peinture, du cinéma et, surtout, du jeu, tant le projet repose sur le couple formé par deux comédiens étourdissants et bouleversants.
Le premier, c'est Hervé Pierre, sociétaire de la Comédie-Française, acteur qui allie virtuosité et épaisseur humaine ; le second, c'est Pascal Duquenne, le comédien trisomique du Huitième Jour, le film de Jaco Van Dormael.
Ce qui se joue entre eux deux, l'Auguste et le clown blanc, est au coeur de ce spectacle qui prend peu à peu le tour d'un rituel anthropologique, entre tendresse subtile et cruauté pince-sans-rire.
Hervé Pierre parle, beaucoup, intarissable comme l'est la poésie de Tarkos. Pascal Duquenne l'observe, nous observe, présence étrange et douce, douloureusement inquiétante parfois. Il peint, aussi, sur le décor en forme de panneaux noir et blanc : de longues spirales blanches ou rouges, ou la forme de leurs corps à eux deux, comme pour tenter de redéfinir ce qu'est un homme, d'en retrouver les contours.
Alors, au terme de cette épopée, on se dit que c'est bien quelque chose de l'ordre de la fraternité qui se joue, ce mot si galvaudé qui retrouve ici une sacrée noblesse. Comme dans cet étonnant passage du "serrage de main" : "Laisse-moi toucher ta main, laisse-moi prendre ta main dans ma main, je veux prendre ta main, je veux toucher ta main, je veux la serrer, la prendre, la poigner, l'attraper, en la poignant, en l'attrapant, laisse-moi toucher ta main. (...) Nous nous l'attraperons, nous nous la serrerons, nous nous la donnerons, en une vraie poignée de main." Juste un échantillon, sur une heure de bonheur théâtral.


Tu tiens sur tous les fronts, d'après Christophe Tarkos. Conception, musique et mise en scène : Roland Auzet.
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