Peut-être aujourd’hui encore, dix ans plus tard, rassemblera-t-elle autour d’elle tous ceux et celles qui continuent de contribuer à la magie du lieu ? La Cartoucherie de Vincennes.
La Cartoucherie de Vincennes ? Que de fois je m’y suis rendue, emplie d’un exaltant bonheur, que de fois j’y ai croisé, admiratrice silencieuse et émue, la grande dame déambulant parmi « ses gens », ou orchestrant le spectacle en pleine action ? Je me souviens de mes longues itinérances nocturnes pour rejoindre ce lieu, « d’une familiarité grandiose, d’une humilité majestueuse » ! Que de repas partagés dans le vaste hall, bourdonnant de l’effervescence de l’attente ? Que de temps passé à assister, dans une fascination enfantine, à la cérémonie de l’habillage des comédiens ? À les regarder s’entraider dans les coulisses ? Pour s’adonner au rituel silencieux, à peine ponctué de quelques remarques à voix basse, de la pose des masques. Ou du laçage des cothurnes ou des cuirasses, superpositions de crinolines, bustiers et carcans empesés. Que de nuits ferventes à vibrer aux chants obscurs des Tambours sur la digue. Ou de ceux encore plus sombres du cérémonial des Atrides. Le triptyque de L’Orestie d’Eschyle.
Je me souviens de ces longues nuits d’hiver où ils prenaient place sur les hauteurs de l’amphithéâtre pour assister aux différents épisodes de la trilogie. Ariane était là, dans leur dos. Soudain, n’y tenant plus, elle avait quitté son poste, interrompant le spectacle. Elle était descendue dans l’arène des acteurs et avait distribué des consignes. Transformant la pièce en répétition improvisée. Elle avait prié son public de ne pas quitter la salle. Elle rembourserait chacun des spectateurs. Elle faisait appel à leur indulgence. Le travail reprit. Et dura toute une partie de la nuit. Ils ne sentaient ni la fatigue, ni le sommeil, ni l’inconfort de leur installation. La magie opérait dans ces décors d’un autre temps, portée par ces voix ancestrales, qui faisaient immerger chacun d'eux dans ses lointaines origines. Ils avaient éprouvé dans leurs fibres les tensions charnelles qui unissaient les acteurs avec leur metteur en scène. Ils avaient partagé le même trac, les mêmes folies criminelles, les mêmes passions, les mêmes douleurs. Ils sortaient des Atrides meurtris mais comblés. Remplis pour longtemps d’une force vitale mystérieuse qui continuerait d’agir dans leurs chairs, à leur insu.
C’était cela, le Théâtre du Soleil.
C’est toujours cela. Une exigeante énergie, nourrie de la passion
d’Ariane Mnouchkine pour le théâtre, passion qu'elle partage avec ses
acteurs, avec la communauté de ses artistes. Et avec son public. C’est
de ce partage que se nourrit la force vitale d’Ariane Mnouchkine. Force
vitale qui est aussi un don de soi.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
Angèle Paoli
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