Réflexions sur le
jongleur du Moyen Age et d’aujourd’hui
« Ohé les gens ! Venez ici c’est le
jongleur ! » Ainsi débute le
mystère de la naissance du jongleur. Tout le monde s’attend à découvrir un
personnage fantaisiste jonglant avec divers objets comme au cirque, en somme, à
se détendre pour un instant durant ce petit moment de divertissement précèdent
le spectacle, pourtant aucun objet ne fera d’allers retours dans les airs, et
le ton de la pièce ne sera pas seulement
à la rigolade, bien au contraire. Ce décalage entre les attentes et la réalité
effective du jongleur repose sur une méprise toute simple : le jongleur,
tel que nous le connaissons aujourd’hui n’est qu’un aspect de ce qu’est
vraiment un jongleur, qui possède une signification beaucoup plus large. Nous
pouvons alors nous intéresser à ce qu’est et ce qu’était un jongleur :
Qu’y a-t-il comme différence entre le jongleur d’hier et d’aujourd’hui ?
Le
terme de jongleur remonte au Moyen-âge, un jongleur était un artiste itinérant
qui se représentait dans les lieus publics, et qui manipulait adroitement les
objets, les notes de musiques mais aussi (et surtout) les mots. Les jongleurs
étaient à la fois amuseurs et conteurs, car à cette époque la littérature était
transmise principalement par voie orale. Sa scène de jeu pouvait tout aussi
bien être un palais, une cours seigneuriale, une place publique, une foire ou
un marché. Ils récitaient également des poèmes écrits par les troubadours (dans
le sud) ou les trouvères (dans le nord). S’ils étaient au service d’un seigneur,
ils revêtent alors le rôle de bouffon.
En
vérité, le jongleur avait trois fonctions, ce qui faisait de lui un personnage
clé du peuple moyenâgeux. Tout d’abord il avait fonction de divertir. Pour cela
ils jonglaient devant leur public avec divers objets, ce type de jongleurs
était déjà présent chez les anciens égyptiens, puisqu’on retrouve des fresques
datées de près de 2000 ans avant JC montrant des jongleurs jetant des balles.
Ensuite,
depuis la Grèce antique, les jongleurs assument un rôle littéraire car le tout
premier théâtre s’identifie à la jonglerie : le jongleur avait ce pouvoir
d’attirer l’attention sur lui et
racontait son histoire, en y mêlant joie, tristesse, ironie pour obtenir
l’adhésion du spectateur. Leur rôle pris une importance énorme au Moyen
Age, puisqu’ils étaient les seuls
sources de culture que possédait le bas
peuple. A cette époque, seuls les nobles avaient accès à la culture, les livres
étaient onéreux car recopiés manuellement par des moines copistes et écrits en
latin, alors que le peuple était majoritairement illettré. Les jongleurs, en se
donnant sur les places lors de rassemblements pouvaient ainsi raconter des
histoires écrites par les troubadours au peuple dans la langue du peuple, en y
ajoutant parfois des éléments personnels, rendant le texte vivant et donc plus
marquant. Leur succès était tel que les moines méprisaient les jongleurs qu’ils qualifiaient
péjorativement de joculares
(amuseur, pitre), allant même jusqu’à les accuser de sorcellerie. Le rôle de conteur que
possèdent les jongleurs disparaitra au XIIIe siècle et sera attribué aux
ménestrels (domestiques seigneuriaux) puis aux troubadours eux mêmes.
Enfin le jongleur possédait un rôle politique, qui
découle des deux précédents et fait du jongleur un porte-parole du peuple. Le
jongleur était avant tout un membre du peuple, c'est-à-dire quelqu’un qui
vivait au quotidien ce que vivait le
reste du peuple, cependant alors que le peuple se contente de vaquer à ses
occupations nécessaires à sa survie, le jongleur, bénéficiant d’une culture
littéraire, critique, remet en question, se révolte. De ses histoires il peut
puiser des leçons du passé et les réinvestir dans le présent pour raisonner les
foules, c’est là que ses dons de l’éloquence se révèlent utiles ainsi que ses
capacités à prendre les autres à parti, dénonçant les abus du pouvoir. Le
discours du jongleur part d’une tragédie, la tragédie de leur condition de
leurs servitudes de la vie quotidienne, leur désespoir, leurs
souffrances ; de là il puise sa force, sa parole et son énergie qui les
transforment en rigolade et redonnent joie et espoir. Tout est susceptible de
constituer une arme pour le jongleur, qui ne s’inquiète pas du prestige de la
personne qu’il tourne en dérision : les puissants, Dieu (dans Mistero Buffo de Dario Fo, ce dernier
s’attaque à Dieu en le mettant du côté des patrons plutôt que du peuple opprimé
comme en témoigne la Bible, il fait de lui un homme comme les autres et pas
l’être suprême qu’il est sensé être, il peut tromper, mentir, manipuler; or
Dario FO prétend que ses mystères ne sont pas une invention de lui, mais une
reprise de jongleries du Moyen Age, le Christ en revanche garde une image
positive.). Ces discours sont donnés sur le ton de la plaisanterie pour se
protéger d’éventuelles représailles, mais aussi pour donner envie d’être écouté
et de retenir, Molière dira à ce sujet « J'aime réussir à faire
rire, parce que la tragédie fait descendre les larmes sur le visage. » car les
larmes qui coulent font descendre les pensées du cerveau, tandis que le rire et
la rigolade restent comme des clous dans la tête. Les paroles du jongleur sont
des paroles d’émancipation et d’affranchissement de la pensée unique et
uniforme voulue par la noblesse pour aveugler le petit peuple. Ruggiero
Pugliese, jongleur ayant frôlé le bucher pour son art, décrit les compétences
indispensables à un bon jongleur « courtiser, chanter, ferrer, berner,
peser, compter, moquer les moqueurs, tricher aux cartes et aux dés, jurer le
faux, parler un pseudo latin et le vrai grec, rendre le faux vraisemblable et
le vrai incroyable ». Le jongleur se définit alors comme un être complexe,
à même d’accomplir un rôle bien particulier, il est chargé d’entretenir une
conscience populaire qui tient tête à l’autorité seigneuriale, il veut rétablir
à sa juste place l’histoire du peuple en rappelant l’enchaînement de ses
révoltes, ce qui explique les répressions féroces qui ont été faites à leur
encontre, ainsi que leur bannissement de
la littérature officielle alors que leur rôle était clé.
Les jongleurs voyageaient, se confrontant ainsi
à d’autres réalités, qui enrichissent encore d’avantage leur répertoire de
références, son langage s’adapte, il fait appel aux gestes, aux sons,
dédramatisant encore le sujet de ses jongleries, et accentuant d’avantage la
proximité avec son public de même que la démarcation avec les nobles. Le
jongleur dérange, ses armes sont l’ironie, dont il se sert pour créer un lien
avec le peuple en portant ce dernier à l’autodérision, et au grotesque qui,
lui, sert à démystifier pour attaquer
directement les puissants.
Les jongleurs ont également pour fonction
d’enseigner, leurs récits portent souvent le nom de
« moralités » (moralité de
l’aveugle et du boiteux, moralité de la naissance du jongleur). Le terme
« moralité » indique que le rôle du jongleur est de dire le bien et
le mal à partir d’une observation des comportements, donc d’éduquer pour rendre
meilleur, en développant une conception de la vie, une idée de l’être et du
devenir, dans les rapports avec Dieu, la doctrine chrétienne, la société
humaine, ses lois et ses conventions. Elles enseignent des règles de bien vivre
en société, et condamnent les abus quelle que soient leurs provenances. C’est
d’ailleurs à cause de ces moralités que Dario Fo prétend que le premier grand
jongleur de l’histoire était Jésus, car il avait le don d’interpeller les
foules pour leur raconter ses paraboles.
Les jongleurs jouent également un rôle
important dans les conflits : on raconte que l’armée Burgonde attaqua un
jour la ville de Bâle, mais que les soldats burgonds avaient pour ordre de ne
pas attaquer avant que le soleil ne soit
bien haut sur l’horizon. En face, des dizaines de jongleurs déguisés en
bouffons sont allés narguer les burgonds les faisant passer pour des couards et
se révélant obscènes au point de baisser leur culotte remplie de pétards,
s’essuyant le derrière avec les insignes burgondes ; ces derniers, malgré
le contre ordre, répondent pour certains à la provocation et poursuivent les
jongleurs jusqu’aux lignes baloises, ce qui amena la victoire pour la ville.
Plus vraisemblablement, aux cours de certaines guerres civiles, les jongleurs
profitaient de leur position particulière et des laissez-passer auxquels ils
avaient droit pour servir de messagers entre les groupes de rebelles, et
entretenir les révoltes, certains sont morts exécutés pour cela. D’autres au
contraire se faisaient passer pour des sympathisants des révoltes paysannes et
dénonçaient ces derniers à la police féodale, s’exposant ainsi à la vengeance
des paysans trahis.
Pourtant,
la fin du Moyen âge marque la fin de l’âge d’or de la jonglerie, et le rôle des
jongleurs sombrera progressivement dans les oubliettes, pour se limiter au sens
que nous lui connaissons aujourd’hui et qui se borne au maniement (certes
habile) d’objets. Probablement car avec l’invention de l’imprimerie, l’accès
croissant à une éducation digne et une hausse du niveau de vie, leur rôle
perdait en intérêt.
Toujours
est-il que Dario Fo est fier d’être un des rares jongleurs contemporains, au
sens théâtral du terme. Il se dit héritier de la jonglerie médiévale, qu’il
compte bien remettre à l’honneur dans sa réécriture des mystères et moralités
moyenâgeux. Son jeu est clairement celui d’un jongleur moderne : seul, il
s’adresse avec humour, joie, ironie au public. Son succès ne dépend pas d’une
mise en scène ou d’autres artifices, seul son corps et sa voix lui servent. Il
prend le public à parti et construit sa représentation théâtrale avec lui, et
rit avec lui, il déclarera d’ailleurs « À propos du fait de plaisanter sur
des choses très sérieuses, dramatiques ; ce que nous voulions, c’est faire
comprendre que c’est [le rire] qui permet et qui permettait (car c’est bien
dans la tradition du jongleur) à l’acteur du peuple de toucher les consciences,
d’y laisser quelque chose d’amer et de brûlant... Si je me contentais de
raconter les ennuis des gens sur le mode tragique, en me plaçant d’un point de
vue rhétorique, ou mélancolique, ou dramatique, j’amènerais les spectateurs à
s’indigner, un point c’est tout ; et tout cela glisserait sur eux,
immanquablement [...] il n’en resterait rien ». Pour accroitre la
proximité avec son public, il cesse les représentations dans un théâtre
institutionnel et va jouer directement dans les usines, cinémas de quartier et
maisons du peuple. D’une mentalité de gauche, il s’indigne dans ses jongleries
des patrons (dans la naissance du jongleur, ce dernier veut tout posséder,
n’hésitant pas à détruire la terre du jongleur et à violer sa femme pour le forcer à céder. Il
dénonce les « lois dans les livres qui sont à eux »), mais à la
manière du jongleur, c'est-à-dire avec rire et dérision. Ses talents d’écriture
lui ont valu le prix Nobel de la littérature en 1997 ; malgré cette
récompense, il n’a pas stoppé ses représentations, et continue en jongleur des
temps moderne à entretenir la révolte et la lucidité du peuple contre ses
dirigeants, notamment en critiquant vivement Silvio Berlusconi.