samedi 10 mai 2014

Le jongleur de dario Fo par Hugo Kreyder



Réflexions sur le jongleur du Moyen Age et d’aujourd’hui


« Ohé les gens ! Venez ici c’est le jongleur ! »  Ainsi débute le mystère de la naissance du jongleur. Tout le monde s’attend à découvrir un personnage fantaisiste jonglant avec divers objets comme au cirque, en somme, à se détendre pour un instant durant ce petit moment de divertissement précèdent le spectacle, pourtant aucun objet ne fera d’allers retours dans les airs, et le ton de la pièce ne sera pas  seulement à la rigolade, bien au contraire. Ce décalage entre les attentes et la réalité effective du jongleur repose sur une méprise toute simple : le jongleur, tel que nous le connaissons aujourd’hui n’est qu’un aspect de ce qu’est vraiment un jongleur, qui possède une signification beaucoup plus large. Nous pouvons alors nous intéresser à ce qu’est et ce qu’était un jongleur : Qu’y a-t-il comme différence entre le jongleur d’hier et d’aujourd’hui ?

Le terme de jongleur remonte au Moyen-âge, un jongleur était un artiste itinérant qui se représentait dans les lieus publics, et qui manipulait adroitement les objets, les notes de musiques mais aussi (et surtout) les mots. Les jongleurs étaient à la fois amuseurs et conteurs, car à cette époque la littérature était transmise principalement par voie orale. Sa scène de jeu pouvait tout aussi bien être un palais, une cours seigneuriale, une place publique, une foire ou un marché. Ils récitaient également des poèmes écrits par les troubadours (dans le sud) ou les trouvères (dans le nord). S’ils étaient au service d’un seigneur, ils revêtent alors le rôle de bouffon.

En vérité, le jongleur avait trois fonctions, ce qui faisait de lui un personnage clé du peuple moyenâgeux. Tout d’abord il avait fonction de divertir. Pour cela ils jonglaient devant leur public avec divers objets, ce type de jongleurs était déjà présent chez les anciens égyptiens, puisqu’on retrouve des fresques datées de près de 2000 ans avant JC montrant des jongleurs jetant des balles.
Ensuite, depuis la Grèce antique, les jongleurs assument un rôle littéraire car le tout premier théâtre s’identifie à la jonglerie : le jongleur avait ce pouvoir d’attirer  l’attention sur lui et racontait son histoire, en y mêlant joie, tristesse, ironie pour obtenir l’adhésion du spectateur. Leur rôle pris une importance énorme au Moyen Age,  puisqu’ils étaient les seuls sources de  culture que possédait le bas peuple. A cette époque, seuls les nobles avaient accès à la culture, les livres étaient onéreux car recopiés manuellement par des moines copistes et écrits en latin, alors que le peuple était majoritairement illettré. Les jongleurs, en se donnant sur les places lors de rassemblements pouvaient ainsi raconter des histoires écrites par les troubadours au peuple dans la langue du peuple, en y ajoutant parfois des éléments personnels, rendant le texte vivant et donc plus marquant. Leur succès était tel que les moines méprisaient les jongleurs qu’ils qualifiaient péjorativement de  joculares (amuseur, pitre), allant même jusqu’à les accuser de sorcellerie. Le rôle de conteur que possèdent les jongleurs disparaitra au XIIIe siècle et sera attribué aux ménestrels (domestiques seigneuriaux) puis aux troubadours eux mêmes.
Enfin le jongleur possédait un rôle politique, qui découle des deux précédents et fait du jongleur un porte-parole du peuple. Le jongleur était avant tout un membre du peuple, c'est-à-dire quelqu’un qui vivait  au quotidien ce que vivait le reste du peuple, cependant alors que le peuple se contente de vaquer à ses occupations nécessaires à sa survie, le jongleur, bénéficiant d’une culture littéraire, critique, remet en question, se révolte. De ses histoires il peut puiser des leçons du passé et les réinvestir dans le présent pour raisonner les foules, c’est là que ses dons de l’éloquence se révèlent utiles ainsi que ses capacités à prendre les autres à parti, dénonçant les abus du pouvoir. Le discours du jongleur part d’une tragédie, la tragédie de leur condition de leurs servitudes de la vie quotidienne, leur désespoir, leurs souffrances ; de là il puise sa force, sa parole et son énergie qui les transforment en rigolade et redonnent joie et espoir. Tout est susceptible de constituer une arme pour le jongleur, qui ne s’inquiète pas du prestige de la personne qu’il tourne en dérision : les puissants, Dieu (dans Mistero Buffo de Dario Fo, ce dernier s’attaque à Dieu en le mettant du côté des patrons plutôt que du peuple opprimé comme en témoigne la Bible, il fait de lui un homme comme les autres et pas l’être suprême qu’il est sensé être, il peut tromper, mentir, manipuler; or Dario FO prétend que ses mystères ne sont pas une invention de lui, mais une reprise de jongleries du Moyen Age, le Christ en revanche garde une image positive.). Ces discours sont donnés sur le ton de la plaisanterie pour se protéger d’éventuelles représailles, mais aussi pour donner envie d’être écouté et de retenir, Molière dira à ce sujet «  J'aime réussir à faire rire, parce que la tragédie fait descendre les larmes sur le visage. » car les larmes qui coulent font descendre les pensées du cerveau, tandis que le rire et la rigolade restent comme des clous dans la tête. Les paroles du jongleur sont des paroles d’émancipation et d’affranchissement de la pensée unique et uniforme voulue par la noblesse pour aveugler le petit peuple. Ruggiero Pugliese, jongleur ayant frôlé le bucher pour son art, décrit les compétences indispensables à un bon jongleur « courtiser, chanter, ferrer, berner, peser, compter, moquer les moqueurs, tricher aux cartes et aux dés, jurer le faux, parler un pseudo latin et le vrai grec, rendre le faux vraisemblable et le vrai incroyable ». Le jongleur se définit alors comme un être complexe, à même d’accomplir un rôle bien particulier, il est chargé d’entretenir une conscience populaire qui tient tête à l’autorité seigneuriale, il veut rétablir à sa juste place l’histoire du peuple en rappelant l’enchaînement de ses révoltes, ce qui explique les répressions féroces qui ont été faites à leur encontre, ainsi que leur bannissement  de la littérature officielle alors que leur rôle était clé.
Les jongleurs voyageaient, se confrontant ainsi à d’autres réalités, qui enrichissent encore d’avantage leur répertoire de références, son langage s’adapte, il fait appel aux gestes, aux sons, dédramatisant encore le sujet de ses jongleries, et accentuant d’avantage la proximité avec son public de même que la démarcation avec les nobles. Le jongleur dérange, ses armes sont l’ironie, dont il se sert pour créer un lien avec le peuple en portant ce dernier à l’autodérision, et au grotesque qui, lui,  sert à démystifier pour attaquer directement les puissants.
Les jongleurs ont également pour fonction d’enseigner, leurs récits portent souvent le nom de « moralités »  (moralité de l’aveugle et du boiteux, moralité de la naissance du jongleur). Le terme « moralité » indique que le rôle du jongleur est de dire le bien et le mal à partir d’une observation des comportements, donc d’éduquer pour rendre meilleur, en développant une conception de la vie, une idée de l’être et du devenir, dans les rapports avec Dieu, la doctrine chrétienne, la société humaine, ses lois et ses conventions. Elles enseignent des règles de bien vivre en société, et condamnent les abus quelle que soient leurs provenances. C’est d’ailleurs à cause de ces moralités que Dario Fo prétend que le premier grand jongleur de l’histoire était Jésus, car il avait le don d’interpeller les foules pour leur raconter ses paraboles.
Les jongleurs jouent également un rôle important dans les conflits : on raconte que l’armée Burgonde attaqua un jour la ville de Bâle, mais que les soldats burgonds avaient pour ordre de ne pas attaquer avant que le soleil  ne soit bien haut sur l’horizon. En face, des dizaines de jongleurs déguisés en bouffons sont allés narguer les burgonds les faisant passer pour des couards et se révélant obscènes au point de baisser leur culotte remplie de pétards, s’essuyant le derrière avec les insignes burgondes ; ces derniers, malgré le contre ordre, répondent pour certains à la provocation et poursuivent les jongleurs jusqu’aux lignes baloises, ce qui amena la victoire pour la ville. Plus vraisemblablement, aux cours de certaines guerres civiles, les jongleurs profitaient de leur position particulière et des laissez-passer auxquels ils avaient droit pour servir de messagers entre les groupes de rebelles, et entretenir les révoltes, certains sont morts exécutés pour cela. D’autres au contraire se faisaient passer pour des sympathisants des révoltes paysannes et dénonçaient ces derniers à la police féodale, s’exposant ainsi à la vengeance des paysans trahis.

Pourtant, la fin du Moyen âge marque la fin de l’âge d’or de la jonglerie, et le rôle des jongleurs sombrera progressivement dans les oubliettes, pour se limiter au sens que nous lui connaissons aujourd’hui et qui se borne au maniement (certes habile) d’objets. Probablement car avec l’invention de l’imprimerie, l’accès croissant à une éducation digne et une hausse du niveau de vie, leur rôle perdait en intérêt.

Toujours est-il que Dario Fo est fier d’être un des rares jongleurs contemporains, au sens théâtral du terme. Il se dit héritier de la jonglerie médiévale, qu’il compte bien remettre à l’honneur dans sa réécriture des mystères et moralités moyenâgeux. Son jeu est clairement celui d’un jongleur moderne : seul, il s’adresse avec humour, joie, ironie au public. Son succès ne dépend pas d’une mise en scène ou d’autres artifices, seul son corps et sa voix lui servent. Il prend le public à parti et construit sa représentation théâtrale avec lui, et rit avec lui, il déclarera d’ailleurs « À propos du fait de plaisanter sur des choses très sérieuses, dramatiques ; ce que nous voulions, c’est faire comprendre que c’est [le rire] qui permet et qui permettait (car c’est bien dans la tradition du jongleur) à l’acteur du peuple de toucher les consciences, d’y laisser quelque chose d’amer et de brûlant... Si je me contentais de raconter les ennuis des gens sur le mode tragique, en me plaçant d’un point de vue rhétorique, ou mélancolique, ou dramatique, j’amènerais les spectateurs à s’indigner, un point c’est tout ; et tout cela glisserait sur eux, immanquablement [...] il n’en resterait rien ». Pour accroitre la proximité avec son public, il cesse les représentations dans un théâtre institutionnel et va jouer directement dans les usines, cinémas de quartier et maisons du peuple. D’une mentalité de gauche, il s’indigne dans ses jongleries des patrons (dans la naissance du jongleur, ce dernier veut tout posséder, n’hésitant pas à détruire la terre du jongleur et  à violer sa femme pour le forcer à céder. Il dénonce les « lois dans les livres qui sont à eux »), mais à la manière du jongleur, c'est-à-dire avec rire et dérision. Ses talents d’écriture lui ont valu le prix Nobel de la littérature en 1997 ; malgré cette récompense, il n’a pas stoppé ses représentations, et continue en jongleur des temps moderne à entretenir la révolte et la lucidité du peuple contre ses dirigeants, notamment en critiquant vivement Silvio Berlusconi.