mardi 13 mai 2014

Pina Bausch chorégraphe de Kontakthof



Pina Bausch, ambassadrice du théâtre danséé
Devenu synonyme de danse contemporaine, le nom de Pina Bausch est aujourd’hui si célèbre qu’on a peine à s’imaginer la charge de provocation qu’il pouvait porter il y a encore trente
ans. Avant d’être connu et reconnu sur tous les continents, le travail de la chorégraphe allemande a en effet choqué critiques et spectateurs avertis, bouleversé leurs habitudes en les obligeant à reconsidérer les frontières entre ballet, danse moderne, et théâtre. S’adressant à un public aussi large que possible, l’oeuvre1 de la « dame de Wuppertal » a révolutionné en même temps que démocratisé son art.
Une formation exemplaire
Née à Solingen le 27 juillet 1940 et fille d’hôteliers, Philippina Bausch entre dès l’âge de quatorze ans à la Folkwang Hochschule d’Essen, dirigée par le chorégraphe Kurt Jooss, pour y suivre des cours de danse. Achevant sa formation en 1958, elle profite d’une bourse pour intégrer la Julliard Scool de New York, où elle suit les enseignements dispensés par les plus grands noms de la danse en Amérique, tels José Limón, Paul Taylor ou Antony Tudor. Elle
devient soliste au sein du Metropolitan Opera Ballet ou du New American Ballet, et collabore à deux pièces crées par la Dance Company de Paul Sanasardo et Donya Feuer. En 1962, elle
revient travailler en Allemagne auprès de Kurt Jooss, dont elle devient l’assistante. La soliste signe sa première chorégraphie en 1968, sur une musique de Béla Bartók, et succède dès 1969 à Jooss, devenant directrice artistique de la section danse de la Folkwang Hochschule jusqu’en 1973. Acceptant la proposition du Wuppertal Opera Ballet, elle crée alors sa propre compagnie en réunissant des danseurs venus de son école comme de l’étranger. Le lieu, renommé « Tanztheater » de Wuppertal, devient en quelques années l’un des plus en vue de la scène allemande et internationale. Poursuivant jusqu’à sa disparition brutale2 (30 juin 2009 à Wuppertal) son travail de création, Pina Bausch n’a jamais cessé d’y donner des représentations de ses pièces et d’y former des danseurs, attirant toujours professionnels
comme amateurs.
Le « théâtre dansé »
Inventé dans les années 1930 par Kurt Jooss, le terme de « tanztheater » associe alors les deux arts pour créer une « danse d’expression » influencée par les mouvements expressionnistes
des années 1920. S’inspirant autant du cinéma que de la peinture ou de la musique, des metteurs en scène de théâtre comme Ernst Stoller ou Frank Wedekind cherchent à l’époque à montrer des corps dont la déformation réponde à la stylisation des costumes et des décors pour exprimer une subjectivité réprimée. En reprenant à son compte le terme proposé
par son ancien professeur, Pina Bausch renoue ainsi avec une tradition révolutionnaire abandonnée, alors que, après-guerre, les chorégraphes allemands préfèrent suivre et accommoder au répertoire classique les directions tracées par la danse moderne venue des États-Unis. Refusant de réduire la mise en scène à l’expression d’un message politique, la chorégraphe utilise la formation moderne qu’elle a reçue outre-Atlantique pour libérer
la danse d’expression de Jooss des interprétations traditionnelles.
Le refus du carcan littéraire, qui imposait son propos et sa forme à la pièce, ouvre la mise en scène à de nouvelles possibilités. Le théâtre dansé ne sera pas une traduction ni une
mise en mouvements d’un récit original ; il développera des histoires qu’il est le seul à pouvoir raconter. La présentation en 1976 des Sept Péchés capitaux de Kurt Weill sur des textes de Bertolt Brecht est pour la chorégraphe l’occasion d’une rupture définitive, et houleuse, avec les cadres conventionnels de la danse. Musical mais non assujetti à une partition unique, dramatique mais rarement linéaire, le théâtre dansé se réserve le
droit de faire appel à tous les genres et les gestes des deux arts.
Les créations de Pina Bausch font voler en éclats les structures définies par les compositions musicales comme par les livrets pour laisser libre cours à des personnages capables de révéler
avec leurs corps leurs propres sentiments. Le théâtre dansé crée un espace où ces corps racontent leurs propres aventures.
S’inspirant du principe de distanciation développé par Brecht, Pina Bausch joue des dissonances entre danse et théâtre, l’irruption des voix et des gestes de l’un interrompant ceux de l’autre, les relayant et les amplifiant souvent de manière chaotique.
Soumis à différentes logiques, le corps se dévoile comme le matériau brut qui subit et survit à toutes les transformations.
Hésitant entre le terme de « théâtre dansé » et celui de « dansethéâtre», les héritiers de Pina Bausch vont continuer à travers leurs oscillations à jouer avec les codes de la représentation
pour donner aux corps sur scène une véritable indépendance.

Un onirisme critique
Parmi les reproches adressés à la chorégraphe au début de sa carrière, l’un a été de négliger la dimension politique d’un combat pour une libération des corps, non seulement sur
scène mais en dehors, à travers les mouvements qui agitent et font évoluer à partir des années soixante les sociétés d’Europe de l’Ouest. Si elles mettent en scène les souffrances vécues au
quotidien par des hommes comme les autres, les créations de Pina Bausch ne dessinent en effet jamais de confrontation entre deux groupes, d’opposition volontaire entre deux classes ou deux sexes inconciliables. Ceux qui s’affrontent dans une scène peuvent se mêler dans la suivante, et la violence tourne parfois sans prévenir à la dérision voire à la comédie, interdisant du même coup toute interprétation univoque. Affranchi du texte littéraire, le spectacle met aussi en échec les discours politiques qui voudraient y voir la démonstration de leurs théories. Le véritable système de montage qui organise les créations de Pina Bausch fait fi du principe de causalité en même temps que de la linéarité, et progresse plus volontiers
par analogie ou par échos. Le schéma d’une aventure amenant par étapes successives à une prise de conscience, même interrompu comme chez Brecht par des intermèdes dénonçant
l’illusion théâtrale, est définitivement banni. Le théâtre dansé n’est ni didactique ni psychologique, et l’action qui se déroule sur scène ne pourrait être racontée par des mots. Plutôt que de révéler une réalité extérieure, la chorégraphie invite le spectateur à partager une expérience. Il s’agit d’effacer les frontières entre la scène et son public, ainsi qu’entre la veille et le rêve.
Les scènes qui relèvent a priori de l’observation d’une réalité, représentant la journée d’un employé de bureau ou l’activité d’un bistrot, peuvent basculer dans le fantastique, tandis que
les moments les plus oniriques voient ressurgir les réflexes et les mouvements de tous les jours. Au lieu de proposer un modèle de résistance à l’oppression subie au quotidien, Pina Bausch cherche à faire émerger ces réactions physiques qui portent en elles des aspirations nouvelles. Les passions et les désirs ainsi dévoilés expriment et dénoncent alors sans les nommer les tensions au coeur de la société.
Un théâtre ouvert à tous
Les situations auxquelles sont confrontés les personnages des créations de Pina Bausch n’ont rien d’extraordinaire. Les lieux qu’ils traversent sont organisés par des conventions, et leurs
actions sont codifiées selon des normes depuis longtemps intériorisées.
La répétition de ces habitudes sur la scène d’un théâtre dessinent pourtant une mécanique du quotidien presque risible, révélant soudainement ses règles astreignantes.
En présentant des lieux réels dont la mise en scène fait apparaître le caractère ordonné, le théâtre dansé remet donc en question la passivité du public. Il l’invite à réinvestir l’espace
du théâtre en jouant dans certains cas avec la coutume qui l’oblige à rester assis alors même que les danseurs courent vers l’avant-scène, ou appellent directement le spectateur comme à
la fin de Viens, danse avec moi, créé en 1977. Qu’elles soient entièrement originales ou qu’elles adaptent un ballet existant, les chorégraphies de Pina Bausch n’exigent pas plus un savoir qu’elles n’en dispensent un. En s’autorisant à intégrer dans des opéras célèbres des éléments de la culture populaire, le théâtre dansé intègre la tradition théâtrale à l’héritage populaire. L’opérette, le cinéma, la chanson, le cirque, la bande dessinée et même
la revue de variété sont autant de formes qu’il se réserve le droit d’emprunter momentanément, brisant de cette manière le respect comme la défiance qu’inspire l’institution du ballet auprès du grand public. Même dans Le Sacre du Printemps (1975) ou Barbe-Bleue (1977), les nombreux personnages sur scène sont anonymes, non plus héros idéaux mais voisins des spectateurs qui les regardent et s’identifient à eux.