Pina Bausch,
ambassadrice du théâtre danséé
Devenu synonyme
de danse contemporaine, le nom de Pina Bausch est aujourd’hui si célèbre qu’on
a peine à s’imaginer la charge de provocation qu’il pouvait porter il y a
encore trente
ans. Avant d’être
connu et reconnu sur tous les continents, le travail de la chorégraphe
allemande a en effet choqué critiques et spectateurs avertis, bouleversé leurs
habitudes en les obligeant à reconsidérer les frontières entre ballet, danse
moderne, et théâtre. S’adressant à un public aussi large que possible, l’oeuvre1
de la « dame de Wuppertal » a révolutionné en même temps que démocratisé son
art.
Une formation
exemplaire
Née à Solingen
le 27 juillet 1940 et fille d’hôteliers, Philippina Bausch entre dès l’âge de quatorze
ans à la Folkwang Hochschule d’Essen, dirigée par le chorégraphe Kurt Jooss,
pour y suivre des cours de danse. Achevant sa formation en 1958, elle profite d’une
bourse pour intégrer la Julliard Scool de New York, où elle suit les
enseignements dispensés par les plus grands noms de la danse en Amérique, tels
José Limón, Paul Taylor ou Antony Tudor. Elle
devient soliste
au sein du Metropolitan Opera Ballet ou du New American Ballet, et collabore à
deux pièces crées par la Dance Company de Paul Sanasardo et Donya Feuer. En
1962, elle
revient
travailler en Allemagne auprès de Kurt Jooss, dont elle devient l’assistante.
La soliste signe sa première chorégraphie en 1968, sur une musique de Béla
Bartók, et succède dès 1969 à Jooss, devenant directrice artistique de la
section danse de la Folkwang Hochschule jusqu’en 1973. Acceptant la proposition
du Wuppertal Opera Ballet, elle crée alors sa propre compagnie en réunissant
des danseurs venus de son école comme de l’étranger. Le lieu, renommé «
Tanztheater » de Wuppertal, devient en quelques années l’un des plus en vue de
la scène allemande et internationale. Poursuivant jusqu’à sa disparition brutale2
(30 juin 2009 à Wuppertal) son travail de création, Pina Bausch n’a jamais
cessé d’y donner des représentations de ses pièces et d’y former des danseurs,
attirant toujours professionnels
comme amateurs.
Le « théâtre
dansé »
Inventé dans les
années 1930 par Kurt Jooss, le terme de « tanztheater » associe alors les deux
arts pour créer une « danse d’expression » influencée par les mouvements
expressionnistes
des années 1920.
S’inspirant autant du cinéma que de la peinture ou de la musique, des metteurs
en scène de théâtre comme Ernst Stoller ou Frank Wedekind cherchent à l’époque
à montrer des corps dont la déformation réponde à la stylisation des costumes
et des décors pour exprimer une subjectivité réprimée. En reprenant à son
compte le terme proposé
par son ancien
professeur, Pina Bausch renoue ainsi avec une tradition révolutionnaire abandonnée,
alors que, après-guerre, les chorégraphes allemands préfèrent suivre et
accommoder au répertoire classique les directions tracées par la danse moderne venue
des États-Unis. Refusant de réduire la mise en scène à l’expression d’un
message politique, la chorégraphe utilise la formation moderne qu’elle a reçue
outre-Atlantique pour libérer
la danse d’expression
de Jooss des interprétations traditionnelles.
Le refus du
carcan littéraire, qui imposait son propos et sa forme à la pièce, ouvre la
mise en scène à de nouvelles possibilités. Le théâtre dansé ne sera pas une
traduction ni une
mise en
mouvements d’un récit original ; il développera des histoires qu’il est le seul
à pouvoir raconter. La présentation en 1976 des Sept Péchés capitaux de
Kurt Weill sur des textes de Bertolt Brecht est pour la chorégraphe l’occasion
d’une rupture définitive, et houleuse, avec les cadres conventionnels de la danse.
Musical mais non assujetti à une partition unique, dramatique mais rarement
linéaire, le théâtre dansé se réserve le
droit de faire
appel à tous les genres et les gestes des deux arts.
Les créations de
Pina Bausch font voler en éclats les structures définies par les compositions
musicales comme par les livrets pour laisser libre cours à des personnages
capables de révéler
avec leurs corps
leurs propres sentiments. Le théâtre dansé crée un espace où ces corps
racontent leurs propres aventures.
S’inspirant du
principe de distanciation développé par Brecht, Pina Bausch joue des
dissonances entre danse et théâtre, l’irruption des voix et des gestes de l’un
interrompant ceux de l’autre, les relayant et les amplifiant souvent de manière
chaotique.
Soumis à
différentes logiques, le corps se dévoile comme le matériau brut qui subit et
survit à toutes les transformations.
Hésitant entre
le terme de « théâtre dansé » et celui de « dansethéâtre», les héritiers de
Pina Bausch vont continuer à travers leurs oscillations à jouer avec les codes
de la représentation
pour donner aux
corps sur scène une véritable indépendance.
Un onirisme
critique
Parmi les
reproches adressés à la chorégraphe au début de sa carrière, l’un a été de
négliger la dimension politique d’un combat pour une libération des corps, non
seulement sur
scène mais en dehors,
à travers les mouvements qui agitent et font évoluer à partir des années
soixante les sociétés d’Europe de l’Ouest. Si elles mettent en scène les
souffrances vécues au
quotidien par
des hommes comme les autres, les créations de Pina Bausch ne dessinent en effet
jamais de confrontation entre deux groupes, d’opposition volontaire entre deux
classes ou deux sexes inconciliables. Ceux qui s’affrontent dans une scène
peuvent se mêler dans la suivante, et la violence tourne parfois sans prévenir
à la dérision voire à la comédie, interdisant du même coup toute interprétation
univoque. Affranchi du texte littéraire, le spectacle met aussi en échec les
discours politiques qui voudraient y voir la démonstration de leurs théories.
Le véritable système de montage qui organise les créations de Pina Bausch fait
fi du principe de causalité en même temps que de la linéarité, et progresse
plus volontiers
par analogie ou
par échos. Le schéma d’une aventure amenant par étapes successives à une prise de
conscience, même interrompu comme chez Brecht par des intermèdes dénonçant
l’illusion
théâtrale, est définitivement banni. Le théâtre dansé n’est ni didactique ni
psychologique, et l’action qui se déroule sur scène ne pourrait être racontée
par des mots. Plutôt que de révéler une réalité extérieure, la chorégraphie
invite le spectateur à partager une expérience. Il s’agit d’effacer les
frontières entre la scène et son public, ainsi qu’entre la veille et le rêve.
Les scènes qui
relèvent a priori de l’observation d’une réalité, représentant la journée d’un
employé de bureau ou l’activité d’un bistrot, peuvent basculer dans le
fantastique, tandis que
les moments les
plus oniriques voient ressurgir les réflexes et les mouvements de tous les
jours. Au lieu de proposer un modèle de résistance à l’oppression subie au
quotidien, Pina Bausch cherche à faire émerger ces réactions physiques qui
portent en elles des aspirations nouvelles. Les passions et les désirs ainsi dévoilés
expriment et dénoncent alors sans les nommer les tensions au coeur de la
société.
Un théâtre
ouvert à tous
Les situations
auxquelles sont confrontés les personnages des créations de Pina Bausch n’ont
rien d’extraordinaire. Les lieux qu’ils traversent sont organisés par des
conventions, et leurs
actions sont
codifiées selon des normes depuis longtemps intériorisées.
La répétition de
ces habitudes sur la scène d’un théâtre dessinent pourtant une mécanique du
quotidien presque risible, révélant soudainement ses règles astreignantes.
En présentant des
lieux réels dont la mise en scène fait apparaître le caractère ordonné, le
théâtre dansé remet donc en question la passivité du public. Il l’invite à
réinvestir l’espace
du théâtre en
jouant dans certains cas avec la coutume qui l’oblige à rester assis alors même
que les danseurs courent vers l’avant-scène, ou appellent directement le
spectateur comme à
la fin de Viens,
danse avec moi, créé en 1977. Qu’elles soient entièrement
originales ou qu’elles adaptent un ballet existant, les chorégraphies de Pina Bausch
n’exigent pas plus un savoir qu’elles n’en dispensent un. En s’autorisant à
intégrer dans des opéras célèbres des éléments de la culture populaire, le
théâtre dansé intègre la tradition théâtrale à l’héritage populaire. L’opérette,
le cinéma, la chanson, le cirque, la bande dessinée et même
la
revue de variété sont autant de formes qu’il se réserve le droit d’emprunter
momentanément, brisant de cette manière le respect comme la défiance qu’inspire
l’institution du ballet auprès du grand public. Même dans Le Sacre du
Printemps (1975) ou Barbe-Bleue (1977), les nombreux personnages sur
scène sont anonymes, non plus héros idéaux mais voisins des spectateurs qui les
regardent et s’identifient à eux.