mardi 13 mai 2014

Mieux comprendre Kontakthof



Kontakthof, un art poétique ?
Moins célèbre que Café Müller, présenté à Wuppertal quelques mois plus tôt, ou que Les Sept Pêchés capitaux, qui firent scandale sur cette même scène en 1976, Kontakthof est pourtant
emblématique du travail entrepris au Tanztheater sous la direction de Pina Bausch pendant les premières années, à la fois critique des codes qui régissent la scène théâtrale et interrogation
sur ses pouvoirs.
En représentant directement les exercices exécutés dans les conservatoires de danse, les danseurs se présentant parfois en ligne ou reprenant ensemble au début de plusieurs scènes les mêmes gestes rudimentaires, la chorégraphe y peint le théâtre comme une véritable prison: un lieu de discipline plus que d’apprentissage, où une danseuse peut sortir du rang et insulter les autres à cause de leur seul port de tête. Il s’agit autant d’une mise en accusation que d’une mise à nu, le décor du spectacle, constitué d’une grande salle de style 1900 éclairée par une seule fenêtre, où trônent un piano et une rangée de chaises, étant sans doute de ceux de toutes ses créations celui qui ressemble le plus à la salle de répétition du Tanztheater. L’exposition des contraintes matérielles auxquelles sont soumis les danseurs invite le spectateur à s’interroger sur les limites de la représentation. Est ici visée la plus évidente des frontières de la scène, celle, infranchissable, qui sépare les danseurs de leur public. L’ouverture de la pièce,
où chaque acteur se présente comme dans une revue, et laisse voir son profil et l’état de ses dents, de ses mains et de ses pieds, installe en effet entre spectateur et acteur un rapport insupportable: celui d’acheteur à esclave.

Reconstruire sa propre création
Désignant aussi l’endroit où le client rencontre les prostituées, le terme de Kontakthof amène d’emblée le public allemand à voir dans la scène un lieu où se pratique un commerce non seulement réprouvé par la morale mais véritablement violent. Partagé entre la honte et l’avidité de voir, le spectateur guette la formalisation d’un contrat qui sera toujours contrarié. Seule la tendresse naissante entre les personnages permettra aux danseurs de se libérer du rôle honteux qui leur est initialement assigné. Dans Kontakthof, la brutalité est une forme de maladresse née d’une incompréhension entre hommes et femmes. La scène où les deux
groupes se font face et s’ordonnent l’un l’autre de montrer des morceaux de leur anatomie révèle à la fois la violence de leur relation et leur besoin d’apprendre à parler un langage commun.
Dans la version de 1978, c’était un Philippin qui commentait en tagalog la parade des personnages montrant leurs défauts physiques, tandis qu’en 2000 les « dames et messieurs de plus de 65 ans » devaient suivre à un moment des instructions données en russe : c’est parce que la règle du jeu est volontairement incompréhensible qu’il faut trouver comment la contourner. En même temps qu’il découvre le corps de l’autre sexe, chaque personnage
de Kontakthof doit ainsi apprendre à connaître le sien. En ce sens, les deux reprises de la pièce avec des danseurs amateurs, d’abord des personnes âgées en 2000 puis des adolescents en
2008, parachèvent un processus d’appropriation du corps grâce à la danse. Suivant l’idéal artistique de Pina Bausch, la pièce demeure non seulement en évolution constante mais en reconstruction, se trouvant chaque fois remise à l’épreuve.