Kontakthof,
un art poétique ?
Moins
célèbre que Café Müller, présenté à Wuppertal quelques mois plus tôt, ou
que Les Sept Pêchés capitaux, qui firent scandale sur cette même scène
en 1976, Kontakthof est pourtant
emblématique
du travail entrepris au Tanztheater sous la direction de Pina Bausch pendant
les premières années, à la fois critique des codes qui régissent la scène
théâtrale et interrogation
sur
ses pouvoirs.
En
représentant directement les exercices exécutés dans les conservatoires de
danse, les danseurs se présentant parfois en ligne ou reprenant ensemble au
début de plusieurs scènes les mêmes gestes rudimentaires, la chorégraphe y
peint le théâtre comme une véritable prison: un lieu de discipline plus que d’apprentissage,
où une danseuse peut sortir du rang et insulter les autres à cause de leur seul
port de tête. Il s’agit autant d’une mise en accusation que d’une mise à nu, le
décor du spectacle, constitué d’une grande salle de style 1900 éclairée par une
seule fenêtre, où trônent un piano et une rangée de chaises, étant sans doute de
ceux de toutes ses créations celui qui ressemble le plus à la salle de
répétition du Tanztheater. L’exposition des contraintes matérielles auxquelles
sont soumis les danseurs invite le spectateur à s’interroger sur les limites de
la représentation. Est ici visée la plus évidente des frontières de la scène,
celle, infranchissable, qui sépare les danseurs de leur public. L’ouverture de
la pièce,
où
chaque acteur se présente comme dans une revue, et laisse voir son profil et l’état
de ses dents, de ses mains et de ses pieds, installe en effet entre spectateur
et acteur un rapport insupportable: celui d’acheteur à esclave.
Reconstruire
sa propre création
Désignant
aussi l’endroit où le client rencontre les prostituées, le terme de Kontakthof
amène d’emblée le public allemand à voir dans la scène un lieu où se
pratique un commerce non seulement réprouvé par la morale mais véritablement
violent. Partagé entre la honte et l’avidité de voir, le spectateur guette la
formalisation d’un contrat qui sera toujours contrarié. Seule la tendresse naissante
entre les personnages permettra aux danseurs de se libérer du rôle honteux qui
leur est initialement assigné. Dans Kontakthof, la brutalité est une
forme de maladresse née d’une incompréhension entre hommes et femmes. La scène
où les deux
groupes
se font face et s’ordonnent l’un l’autre de montrer des morceaux de leur
anatomie révèle à la fois la violence de leur relation et leur besoin d’apprendre
à parler un langage commun.
Dans
la version de 1978, c’était un Philippin qui commentait en tagalog la parade
des personnages montrant leurs défauts physiques, tandis qu’en 2000 les « dames
et messieurs de plus de 65 ans » devaient suivre à un moment des instructions
données en russe : c’est parce que la règle du jeu est volontairement
incompréhensible qu’il faut trouver comment la contourner. En même temps qu’il
découvre le corps de l’autre sexe, chaque personnage
de
Kontakthof doit ainsi apprendre à connaître le sien. En ce sens, les
deux reprises de la pièce avec des danseurs amateurs, d’abord des personnes
âgées en 2000 puis des adolescents en
2008,
parachèvent un processus d’appropriation du corps grâce à la danse. Suivant l’idéal
artistique de Pina Bausch, la pièce demeure non seulement en évolution constante
mais en reconstruction, se trouvant chaque fois remise à l’épreuve.