jeudi 19 juin 2014

Hamlet 35 ( André Markowicz)

Hamlet, 35.
Le théâtre des sons
Après la conversation avec Polonius sur les vers de terre, après la conversation avec Rosencrantz et Guildenstern sur les chairs qui sont devenues des ombres, parce que plus rien n’a de matière pour le jeune Hamlet qui fait à ses anciens amis une « face de carême », les acteurs arrivent. Et là, Hamlet s’anime, et il demande à ses anciens amis — à ceux qui ont perdu leur lieu à cause du « changement récent » et qui sont à voyager comme des âmes errantes, de place en place — de réciter un extrait de poème. Un extrait du récit qu’Enée fait à Didon sur la ruine de Troie. Comment est-ce que ça commence, déjà ?...
« The rugged Pyrrhus, like th’ Hyrcanian beast… »
‘Tis not so, reprend Hamlet… It begins with Pyrrhus…
« The rugged Pyrrhus, he whose sable arms,
Black as his purpose, did the night resemble
When he lay couched in the ominous horse
Now has this dread and black complexion smear’d
With heraldry more dismal. Head to foot
Now is he total gules, horridly trick’d
With blood of fathers, mothers, daughters, sons,
Bak’d and impasted with the parching stretts,
That lend a tyrannous and a damned light
To their lord’s murder. Roasted in wrath and fire,
And thus o’ersized with coagulate gore,
With eyes like carbuncles, the hellish Pyrrhus
Old grandsire Priam seeks… »
— Je tape cette tirade en anglais, et tout de suite, au moment de taper, je me demande ce que je vais découvrir en français. Je me demande ce que j’ai fait. Donc, je le tape, et on regarde :
« L’affreux Pyrrhus dont le sable des armes
Et le dessein ressemblaient à la nuit
Quand il veillait dans le cheval funeste,
Couvre à présent son corps hideux et noir
D’un blason pour horrible — il est de gueules,
De pied en cap, souillé atrocement
Du sang des mères, pères, filles, fils,
Pétri, recuit par les flammes des rues,
Dont les clartés maudites, tyranniques,
Illuminaient le meurtre de leur roi.
Brûlé de feu, de rage, enduit d’un sang
Coagulé, le regard d’escarboucles,
Pyrrhus s’est infernalement lancé
A la poursuite du vieillard Priam… »
Ce texte, c’est l’écriture d’un blason… ce qui me rappelle le « blason d’éternité » dont parlait le père Hamlet… et la transformation du noir en rouge — comme une incarnation de l’image de l’enfer. Est-ce que c’est ça ? Je ne sais pas trop le sens — je ne vais pas me lancer dans une interprétation alchimique, et, à vrai dire, moi, en tant que traducteur, je n’en ai pas besoin. J’ai juste besoin de savoir qu’il peut y avoir des sens derrière, des sens mystérieux — et que le monde qui se révèle soudain ici, s’il est lié, un peu, au vocabulaire de l’Enfer, ) ce que nous avons entendu dans la bouche du père, il est autre — il n’appartient pas à ce monde-ci. C’est le monde de l’Enéide, mais pas d’une Enéide latine, non… c’est le récit d’Enée à Didon, bien sûr. Mais, si nous avons lu l’Enéïde… non, pas si… Toute personne qui savait lire, à l’époque de Shakespeare, avait lu l’Enéide, avait appris à lire dans l’Enéide. Donc, reprenons : mais, nous qui avons lu l’Eneide, il y a quelque chose que nous ne retrouvons pas. On dirait une Enéide qui serait passée par Lucain, avec ce sang qui coule, et cette rugosité, ces allitérations qu’on pourrait presque dire intempestives tellement elles sont présentes. Ce n’est pas un texte épique, ce n’est pas un texte tragique, ou plutôt si, c’est un texte tragique, mais grec, je ne sais pas, comme s’il était sorti d’Euripide, ou, par exemple, du récit du messager dans « les Perses »… Quelque chose qui existe parce que c’est dit, qui vous saisit parce que c’est dit, qui porte, en soi, son monde — qui est son monde en soi. Ça marche sur les mots, bien sûr, sur les termes héraldiques, et comment je regrette de ne pas avoir pu traduire le mot « trickled » qui signifie « strié », « posé par bandes »…
Je me répète le texte, je le mâche, je le remâche dans l’oreille (si c’est une expression qui peut se comprendre) et je sens bien que le premier des mots mannequins — j’emploie cette expression que j’ai tant aimée chez Saussure, un de ces mots qui seront déclinés, qui irradient intérieurement le texte tout entier, c’est, justement « Pyrrhus ». P-r-s…
Il y a aussi le –g- et le –c- : « rugged », que mon brave Alexandre Schmidt traduit par « rough », « bristling », « shaggy »… (dur, énergique, broussailleux, hirsute) — et ce « rugged » va jusqu’à « gules »… « gules », c’est « gueules », en termes héraldiques : ça veut dire « rouge ». On passe du « sable » (du noir) aux « gueules » (au rouge). Et, c’est bien ce jeu sur les mots mannequins qui va guider ma traduction : si je traduis, dès lors, c’est pour que texte porte, en français, non un décalque du jeu anglais, mais une transposition avec deux foyers rayonnants, pour ainsi dire, « Pyrrhus », et le « g-l », ou le « c-l » — qui va me mener de «gueules » à « escarboucles », pour que ça joue tout seul, en quelque sorte. Mais peut-être devrais-je, aujourd'hui, corriger "souillé" par "strié" ? — parce que la question n'est pas qu'il est "souillé" — il s'est peint un nouveau blason, avec le sang et la suie.
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Car il est primordial, pour moi, devant ce texte, c'est de le recevoir, une fois encore, en oubliant la question de l’acteur d’aujourd’hui : moi, aujourd’hui, j’en fais quoi ? qu’est-ce que je peux faire du mot « gueules » — et c’est à cette question que répond, par exemple J.M. Déprats quand il traduit « rouge de gueules » (ce qui, sans vouloir le blesser, ne dit pas ce qu’il veut dire). En fait, je pense que c’est tant mieux si le public ne comprend pas certains des mots : évidemment qu’à l’époque de Shakespeare, on comprenait. Mais l’effet de cette déclamation soudaine, c’est, dans la pièce, de faire entrer un monde nouveau, fascinant, qui semble n’avoir rien à voir avec l’intrigue, ni quoi que ce soit. Et pourtant que va faire d’autre Hamlet que de porter son père sur ses épaules, comme Enée à porté Anchise ?... Non, en dehors de toute association d’image ou d’idée, l’effet de ce texte, c’est quoi ?... c’est le théâtre des sons. Ça existe juste en soi, comme une apparition, impréparée, et ça prend tout l’espace, ou, disons, ça pourrait — si Polonius ne l’interrompait pas.
*
Et pourquoi Hamlet en dit-il tellement ?... Pour signifier qu’il sera l’acteur en chef, évidemment, du point de vue de la pièce. — Il était maître ès art de l’Université de Wittenberg, il pourrait, comme il le dira plus tard, avec « sa part » dans troupe d’acteurs (et Burbage, qui joue Hamlet, ça tombe bien, justement, il a une « part », et non des moindres, dans le théâtre du Globe). Mais il y a une raison, toute simple, et bien plus importante : c’est tellement beau, dans son horreur, ce monde qui se forme des sonorités, qu’une fois qu’on est lancé — eh bien, on est dedans, et on ne peut pas s’arrêter. Soudain, par la voix d’Hamlet, — la voix du meilleur des acteurs (puisqu’il leur donne les conseils qu’il leur donne à l’acte III, et que les acteurs l’écoutent)… survient la poésie, et l’œuvre au noir accède à l’œuvre au rouge, qui est la pierre philosophale. Soudain, en une minute, en employant une langue qui nous est étrangère, Hamlet nous donne accès à un monde inconnu, pas interdit, mais juste insoupçonné — à ce blason « d’éternité » qu’est la tragique beauté du monde.