jeudi 19 juin 2014

Hamlet Markowizc



Hamlet, 34
Les mots.
Plus d’un mois que je ne suis pas retourné vers Hamlet (depuis le 25 avril !...). Et juste au moment où je commençais un nouveau mouvement — enfin, pour moi — où je parlais du « mauvais jeu ». En fait, c’était très simple, il suffisait de continuer de dérouler l’opposition, basique, entre l’hypocrisie et le théâtre, — l’œuvre divine et le sacrilège.
Je disais que Polonius était l’homme du livre déjà écrit. J’avais dit ça comme ça, dans un élan ¬— et je m’étais arrêté. Vous vous souvenez la scène ?
Acte II, Claudius et Gertrude ont fait venir Rosencrantz et Guildenstern pour savoir ce qu’il  en  est d’Hamlet, qui n’est plus ce qu’il a été.
« Vous avez déjà eu quelques échos
De la transformation d’Hamlet — j’emploie
Ce mot car ni l’homme extérieur, ni l’autre,
L’homme intérieur, ne sont plus ce qu’ils furent… »
dit Claudius
… « Something have you heard
Of Hamlet’s transformation — so I call it,
Sith nor th’exterior nor the inward man
Resembles that is was… »

et il s’agit donc de le mettre à l’épreuve, pour savoir ce qu’il en est. Tout le monde, dès lors, dans cette pièce, va s’observer. Avant que les acolytes ne soient mis en jeu, Polonius, a trouvé la raison de la folie : c’est l’amour déçu. Claudius et Gertrude sont cachés derrière un rideau, — le contraire, donc, du spectateur du théâtre : ce sont les spectateurs faux d’un spectacle menteur, un spectacle fait pour prouver une vérité qui n’est qu’une tromperie, un sacrilège au carré, pour ainsi dire.
*
Hamlet, donc, est en train de lire un livre. Disons qu’il déambule avec un livre.
« What do you read, my lord » ? demande Polonius.
« Words, words, words. »
Je ne peux pas traduire autrement que par « des mots, des mots, des mots ».
Polonius continue :
« What is the matter, my lord ? »
Cette phrase est, là encore, intraduisible, à cause des sens multiples de « matter », matière, sujet, raison…
Sur quel sujet ?
Sur quelle querelle ?
Sur quelle matière ?
Pour quelle raison ? —
Je choisis « matière », d’abord parce que j’ai besoin de tout ce qui peut se rapprocher de la matière et de la chair, et je ne regrette pas l’allusion, lointaine, mais plausible, à des matières fécales, — pas l’expression en elle-même, mais, enfin, j’ai besoin de quelque chose, comme je l’ai souvent dit, de large, de suffisamment précis et imprécis, pour que les sens s’y accumulent comme d’eux-mêmes, pour le public, ou, disons, le lecteur.
Dès lors, quand je traduis « matière de qui ? » — je me demande si j’ai raison, encore une fois. Je devrais peut-être traduire, plus simplement, « matière de quoi ? »
Le fait est qu’Hamlet répond : « between who » ? — « entre qui ? ». Matter, c’est vrai, signifie une querelle, un argument (d’où la traduction de François Maguin, en GF). Mais si je traduis « argument », qui est juste, j’ai l’impression que je n’ai pas le sous-texte : la réponse ne peut faire référence qu’à l’argument qui existe entre Hamlet et Claudius, et ça restreint le sens. — La question est de savoir si je ne l’élargis pas trop, au point de le rendre complètement invisible. — Et « question », justement, c’est le mot que choisit Jean-Michel Déprats pour traduire cette réponse :
« De quoi est-il question, monseigneur ? »
Ça, vous l’aurez compris, si vous suivez mes chroniques, je ne peux pas le faire, parce que, le mot « question », dans Hamlet, il est ailleurs. Non, donc, je garde « matière », et j’essaie de faire comprendre (comment ? à qui ?) qu’il s’agit aussi d’autre chose que de l’intrigue immédiate. Le jeu de mots est codé à plusieurs degrés.
Parce que, que dit-il, ce livre que lit Hamlet ? En quoi consistent les « slanders », les « calomnies » énoncées par l’auteur, le « satirical rogue », le « ruffian de satiriste » — et pourquoi le satiriste qu’Hamlet est censé lire est-il, justement, un ruffian ?
*
Les livres, auxquels il a voué son existence à Wittenberg, au nom desquels il s’était détourné de l’héritage de son père, les livres, donc, ont été effacés à la révélation de son père (nous l’avons vu). Il n’y a plus de livre qui tienne, tous les livres sont vides. — Cette idée-là, pour un texte qui n’est pas publié, ou pas destiné à l’être, tant qu’il est vivant, elle me plaît beaucoup. Mais elle est dangereuse, parce qu’il y a quand même un livre qui est, c’est le Livre… celui qui dit comment le Verbe s’est fait chair. — Et c’est sans doute pour éviter toute confusion qu’Hamlet nous dit que l’auteur du livre qu’il tient dans la main, c’est un « ruffian de satiriste », a « satirical rogue », qui dit des vieillards « [qu’ils] portent la barbe grise, qu’ils ont une figure parcheminée, que leur yeux secrètent une résine épaisse et de la gomme de prunier, qu’ils ont une copieuse pénurie d’intelligence en même temps que les cuisses les plus flasques »… autrement dit que les vieux sont vieux, et que la vieillesse, qui décatit le corps, ne les rend pas plus malins… c’est-à-dire que les vieux sont à l’image de Polonius, chassieux, sans doute, et tremblotants… chassieux, et donc pas très capables de voir… Et cette phrase ne suffit pas. Hamlet poursuit : « toutes choses, monsieur, dont, certes, je suis souverainement et très fortement convaincu, mais je trouve malhonnête de mettre ainsi sur papier, car vous-même, monsieur, vous seriez aussi vieux que moi si, comme un crabe, vous pouviez marcher à reculons. »
Mystère sur mystère, dans cette phrase, et pure joie rhétorique, évidemment. Pourquoi est-ce malhonnête de mettre cette vérité sur le papier ? Est-ce qu’il ne faut pas mettre sur le papier une vérité qui dirait que l’intelligence ne s’acquiert pas avec l’âge ? Ou est-ce qu’il est malhonnête de dire ce qui n’est que de l’ordre de l’observation, c’est-à-dire d’en rester à la surface du monde ? Et que signifie pas « car vous-même, vous seriez aussi vieux que moi si, comme un crabe, vous pouviez marcher à reculons » ? — Dover Wilson, grand spécialiste de « Hamlet » devant l’Eternel, imaginait que, pendant cette scène, Hamlet, de fait, marchait à reculons. C’est très possible : marcher et disserter, c’est le propre des rhétoriciens, depuis Aristote, comme nous savons. Ici, comme l’argument se retourne, il serait logique que la marche le soit aussi.
Et puis, tout va à l’envers, évidemment, dès lors que c’est le fils qui est le père de son père, et qu’il recommence donc le cycle — et certes, Polonius est un tout jeune homme, ou un jeune imbécile, parce qu’il ne comprend pas qu’Hamlet, portant deux âges simultanés, les additionne… en fait, c’est même plus que ça : Hamlet s’est vu contraint de recommencer le monde tout entier, et il est donc l’homme le plus vieux de la terre — il est plus vieux que tous les patriarches… Polonius, lui, est incapable de marcher à reculons… — J’imagine ce sens-là. Est-ce le bon ? je n’en sais rien du tout. On peut en voir un autre : Hamlet avance à reculons, c’est-à-dire en rechignant, à contre-cœur, vers le but qu’il s’est fixé — et il le fait pendant toute la pièce, jusqu’à la fin de l’acte IV. Ça aussi, je me dis, c’est possible.
Et il y a encore un autre sens, que voit le spectateur qui a payé déjà plusieurs shillings (si vous vous souvenez du principe du « shilling » que j’ai exposé à de nombreuses reprises)… aller à reculons, dans une pièce de théâtre, c’est être capable de dépasser l’intrigue, de revenir en arrière, de voir les images-phares, les mots rayonnants, les motifs : c’est voir la structure en spirale derrière la structure linéaire… c’est le propre du spectateur réel. —
*
Mais, si ça se trouve, ce n’est pas seulement ça qu’on entend. Redites ça plusieurs fois de suite, pas trop fort, et qu’est-ce que vous entendez ?
« Words, words, words » devient « worms, worms, worms ».
Je délire ? Je ne pense pas.
Vous ne pouvez pas savoir à quel point j’ai eu envie de traduire « des vers, des vers, des vers » — pour que le jeu soit plus clair. Mais je ne pouvais pas, d’abord parce qu’on ne change pas une formule comme ça, et puis, parce que, justement, «la souricière », c’est visiblement une pièce en vers — je veux dire, une poésie. Bref, je ne peux pas. Mais comme j’aurais envie. Parce que, la lettre, elle tue, et l’esprit vivifie, a dit Saint-Paul aux Corinthiens…
La prochaine fois, nous reviendrons aux asticots.