jeudi 19 juin 2014

Hamlet réflexions du traducteur André Markowicz



Hamlet, 32.
"Seigneur, seigneur, j’ai eu si peur…"
C’est ce que dit Ophélie, quand elle fait irruption chez son père, après que celui-ci a expliqué à Reynaldo, son serviteur, comment il fallait faire pour surveiller Laërte en France sans le déranger.
La situation est que Polonius a interdit à Ophélie de fréquenter Hamlet, et pour une bonne raison : maintenant qu’il a été choisi par Claudius pour lui succéder le moment venu, il ne s’appartient plus, et ne peut plus épouser Ophélie. Par conséquent, toute fréquentation est devenue impossible. Ophélie n’est pas Juliette : elle a obéi.
« Je faisais ma couture dans ma chambre,
Quand le seigneur Hamlet, la tête nue,
Le pourpoint délacé, les bas tout sales,
Dénoués, retombant sur les chevilles,
Blanc comme un linge, les genoux tremblants,
Et un regard que c’en était pitié —
On l’aurait dit relâché par l’enfer
Pour nous parler d’horreurs ; il vient vers moi… »
J'y pense, avant de voir les mots de cette tirade, une question : pourquoi est-ce que c’est raconté, et pas montré ? Ç’aurait été une scène tout à fait formidable, on pourrait croire : et d’ailleurs, vous vous souvenez du film de Laurence Olivier ? On voit la scène pendant qu’Ophélie parle, et c’est très impressionnant. — La réponse à cette question, bien sûr, je ne l’ai pas, mais je me souviens qu’il y a une autre scène muette dans la pièce, — la pantomime du meurtre, qui, là encore, on pourrait croire, devrait produire son effet, et qui ne fait rien du tout, personne ne réagit… peut-être qu’on peut dire ça comme ça : les images, n’ayant pas de mots, n’ont pas de force, dans « Hamlet ». Seul compte ce qui est dit, parce qu’il s’agit bien de faire surgir la vie par la parole, par le verbe — par les oreilles. Les oreilles, c’est le chemin du poison versé par Claudius ; c’est le chemin de la grâce, versé là, devant vous… « Ils ont des oreilles et ils n’entendent pas »… L’image naît du mot, du son. Et nous sommes au théâtre, devant 1500-2000 personnes, qui, donc, pour l’entendre, doivent se taire ensemble, et se taire sans que personne ne leur demande — se taire d’elles-mêmes, dans une communion de silence. Parce que, ce qui va se dérouler là, dans les paroles d’Ophélie, c’est un miracle. Et d’abord un miracle de la langue anglaise :
« My lord, as I was sewing in my closet,
Lord Hamlet, with his doublet all unbrac’d,
No hat upon his head, his stockings foul’d,
Ungarter’d and down-gyved to his ankle ,
Pale as his shirt, his knees knocking each other,
And with a look so pituous in purport
As if he had been loosed out of hell
To speak of horrors, he comes before me… »

Vous sentez le jeu sur les sonorités ? les allitérations de vers à vers ? — nous n’avons pas le temps de regarder en détails, mais il y a deux mots « rayonnants » dans le texte : j’appelle « mots rayonnants » (d'après Peter Brook) ce que Sausurre appelait les « mots mannequins », les mots que les autres habillent, autour desquels ils se lovent, se changent, se bariolent : le premier, c’est « loosed » — le deuxième, c’est « speak ». Ça, ce sont les thèmes majeurs… Il est hors de question de reproduire ce jeu-là, bien sûr, mais j’ai essayé de jouer sur les sons de « relâché » et de « parler »… Il faut d’abord qu’on entende ça : pas seulement le jeu, mais l’harmonie.
Cette harmonie, que dit-elle ? — Ophélie voit l’image, et la décrit. Ses habits, noirs du début de la pièce, ont disparu. Il a tout du fou tel qu’il est décrit dans les traités de l’époque — tout est le contraire du monde des vivants. Il est délacé, tête nue ; ses bas retombent sur les chevilles… mais oui, bien sûr qu’il est sorti de l’enfer. Je veux dire, qui est sorti de l’enfer ? Lui, Hamlet, c’est-à-dire le père, devenu le fils. — Ophélie ne peut pas comprendre qu’il est deux êtres à la fois : le fils qui a vu, et le père qui le voit.
Il est pâle comme le père décrit à Hamlet par Horatio. Mais il ne va pas « parler d’horreurs ». — Je repense à ce que disait Hamlet père, au début de sa scène de révélation :
« I am thy father's spirit,
Doom'd for a certain term to walk the night,
And for the day confined to fast in fires,
Till the foul crimes done in my days of nature
Are burnt and purged away. But that I am forbid
To tell the secrets of my prison-house,
I could a tale unfold whose lightest word
Would harrow up thy soul, freeze thy young blood,
Make thy two eyes, like stars, start from their spheres,
Thy knotted and combined locks to part
And each particular hair to stand on end,
Like quills upon the fretful porpentine:
But this eternal blazon must not be
To ears of flesh and blood. »

« Je suis l’âme de ton père,
Condamnée à errer de nuit en nuit,
Jeûnant le jour dans un cachot de flammes
Tant que le feu n’aura lavé les crimes
De ma vie naturelle ; qu’on me laisse
Révéler le secret de ma prison,
Les mots de mon récit écorcheraient
Ton âme, glaceraient ton jeune sang,
Feraient jaillir tes yeux hors de leur sphère
Tels des étoiles, déferaient tes boucles,
Dressant chaque cheveu pris en lui-même
Comme un piquant du porc-épic fiévreux.
Mais l’oreille charnelle ne doit pas
Entendre ce blason d’éternité… »
« Le blason » d’éternité… « blazon »… Ah, il y aurait tant à dire sur ce blason. Comme si les mots d’Hamlet pouvaient être un « blason de l’Enfer » comme d’autres poètes écrivent des « blasons du corps féminin »… des énumérations qui définissent…
Bref, Hamlet ne dit rien. Shakespeare, encore une fois, ne montre pas. C’est Ophélie qui dit — et laisse entendre, et donc imaginer.
*
Hamlet est, oui, revenu de l’Enfer, et il s’approche d’Ophélie, sans dire un mot.
« Quoi, fou d’amour pour toi » ? demande Polonius
— « Je ne sais trop/ Mais je le crains, vraiment. »
« Et qu’a-t-il dit ? »
Il n’a rien dit.
*
« Il m’a pris le poignet, il l’a serré,
Puis il s’éloigne à la longueur d’un bras
Et, l’autre main, oui, au-dessus des yeux,
Il plonge mon regard dans mon visage
Si fixement — comme, un peu, pour le peindre.
Il m’a fixée longtemps. Et puis, enfin,
Il me secoue tout doucement le bras,
Et, par trois fois, il bouge, ainsi, la tête,
De haut en bas, puis il pousse un soupir
Si pitoyable et si profond — à croire
Qu’il lui bouleversait son être même
Et terminait sa vie. Après cela,
Il me libère, et, lentement, il tourne
La tête, ainsi, par-dessus son épaule
Et part, trouvant sa route sans ses yeux,
Car il passa la porte sans leur aide,
Leurs feux jusqu’à la fin fixés sur moi. »
Quelle pantomime ça aurait fait !... Mais non, il s’agit bien d’une scène retournée d’Orphée et d’Eurydice. Sauf que, là, c’est Orphée qui retourne dans les Enfers, les yeux toujours fixés sur celle qu’il aime — et il « passe la porte sans l’aide » de ses yeux, parce qu’on pourrait croire qu’il est capable de traverser les murs. Il est devenu un fantôme lui-même : il est, de fait, devenu son père — il ne peut pas plus aimer Ophélie, évidemment, qui, elle, est restée dans le monde de la chair. De là le regard avec la main au-dessus des yeux, comme s’il regardait le plus loin possible. Le monde s’est renversé, et Ophélie le dit : ce qui est proche est devenu le plus lointain. Il lui « secoue le bras » — sans doute pour voir si elle est encore vivante, elle : et bien sûr que non, elle n’est plus vivante, au sens où il n’y a plus de vie que celle qui est dans les Enfers. De là, il bouge la tête par « trois fois », comme Ulysse ou Enée ont, par trois fois, tenté de saisir les ombres bien-aimées qui venaient à leur rencontre, et n’ont à chaque fois embrassé que de « l’air vide ». Ici, par le renversement qui est à l’œuvre dans toute la scène, c’est la matière même, la chair la plus belle — celle d’Ophélie…qui est devenue ombre vaine… du fait qu'Hamlet est devenu Hamlet.
« Corps féminin, qui tant es tendre,
Poly, souef, si précieux.... »
avait dit mon cher Villon, car Ophélie est bien l’image de la beauté de l’âme dans le corps…
Il n’y a plus de chair du tout, il n’y a plus que des ombres… — Vous vous souvenez de ce qu’Hamlet dira à Rozencrantz et Guildenstern sur la « masse pestilente de vapeurs » que le monde est devenu pour lui ? — Et c’est alors que vient le moment de l’adieu. Orphée, Enée, Ulysse, — les trois ensemble, le poète, le fondateur et l’errant — soupirent, et oui, c’est l’être même d’Hamlet qui est terminé, — celui d’avant —, et il ne reste plus qu’à dire adieu au monde et à tout ce qui faisait sa vie avant… — Ce qui reste, c'est le regard :
« That done, he lets me go,
And with his head over his shoulder turn ‘d
He seem’d to find his way without his eyes,
For out o’ doors he went without their helps,
And to the last bended their light on me. »

Pas le regard, — les mots qui disent le regard. Et je fais bien exprès de ne pas répondre à la question de savoir s’il joue ou bien s’il ne joue pas… Vous avez la réponse...
A la prochaine, si Dieu veut.
Une note fondamentale, pendant une conversation en MP avec Catherine Cléret : "Puis il s'éloigne à la longueur d'un bras"… vous vous souvenez du récit d'Horatio sur l'apparition du fantôme aux gardes ? "Séparé d'eux par la longueur d'un sceptre"… cette distance à la fois très courte et infranchissable. Ici, le sceptre est devenu le bras — il ne s'agit plus de royauté, il s'agit de tout à la fois. Catherine Cléret, très justement, appelle cela une "distance sacrée", comme '"d'envoûtement". C'est le plus proche et le plus lointain à la fois.
Ah... Que le sens apaise. Comble... Ce que Bernard Noel nomme "la sensure" de notre monde. La privation de sens qui dessèche l'esprit et épuise l'être.
Et moi qui avais émis l'hypothèse, dans le travail, que cette scène avait été un adieu, mais sensuel, d'Hamlet à Ophelie... Je m'étais arrêté à la surface, les vêtements en désordre, l'exaltation... Mais oui, Orphée, Enée, Ulysse...
Décidément, Hamlet est bien la pièce-monde. Aussi riche qu'ouverte.

Ta démarche, et je me permets ici si tu le veux bien ce tutoiement de la fraternité ressentie, ta démarche est la plus authentiquement généreuse que j'aie vue ici : le partage du sens, comme celui d'un élément aussi vital que l'eau ou l'air. Le partage sans droits d'auteur, le seul partage qui en mérite le nom.
Merci, donc, je respire un peu grâce à toi.