jeudi 19 juin 2014

Hamlet ( Markowicz)



Hamlet, 33
La charogne et Marie
Je continue sur ma lancée, avec Ophélie… Donc, considérons avec Polonius que le jeune Hamlet est fou, et fou d’amour, et que, cette folie d’amour, il est possible de la prouver, en faisant une expérience sur le réel, au moyen d’Ophélie, qui servira d’appât.
« Qu’il vienne », dit Polonius, « et je lâche ma fille sur sa trace » — « I’ll loose my daughter to him »… — Comment traduire ça, d’ailleurs ? C’est le sens de la chasse — on lâche un chien sur une piste. Mais il y a un autre sens, complètement obscène : généralement, on lâche le mâle sur la femelle, pour faire des chiots de race, et là, c’est le contraire… comme si c’était Ophélie qu’on lâchait sur le mâle. Et puis, tout bêtement, il y a un sens bizarrement prophétique, lié à l’homophonie : ce ne sera plus « I ‘ll loose », mais « I ‘ll lose », c’est-à-dire, littéralement, je lui perdrai ma fille, je perdrai ma fille avec lui… et, ce sens-là, en traduisant, je ne l’avais pas vu, je ne l’ai pas traduit… Ce qui est capital, c’est le comique de l’incongruité — et la vérité de la scène : Ophélie, dans la scène de confrontation, sera un instrument, et rien de plus, comme une toupie qu’on tournerait d’un côté et de l’autre. Mais pas que ça.
*
Parce que, la preuve de la folie d’Hamlet, Polonius la met en place explicitement :
« Ophelia, walk you here. — Gracious, so please you,
We will bestow ourselves. — Read on this book,
That show of such an exercise may colour
Your loneliness.— We ‘re oft to blame in this,
‘Tis too much prov’d, that with devotion’s visage
And pious action we do sugar o’er
The devil himself. »
« Vous, Ophélie,
Promenez-vous par là. Quant à nous, sire,
Nous nous mettrons ici. Lisez ce livre
Afin que cette image de piété
Soit la couleur de votre solitude.
Nous sommes à blâmer — las ! trop souvent —
De prendre un acte pieux ou un visage
De dévotion pour enrober de sucre
Le diable même. »
Une note de l’édition Arden (qui résume à peu près toutes les autres notes des éditions anglaises) précise que c’était une convention iconographique qu’une femme seule lisant un livre représente la dévotion. Je veux bien. Mais comment ne pas voir l’évidence ? Une jeune femme (assise ou debout), avec un livre… dans toute l’histoire de la peinture, qu’est-ce que c’est d’autre, que l’Annonciation ? La visite de l’Archange à Marie, pour lui annoncer que le verbe s’est fait chair…
Du coup, comme pour sa réplique sur la chasse, le sens est double. Polonius, et le spectateur non averti, voit, réellement, une « image de piété » — la jeune fille avec un livre, en dévotion, qui tient le livre pour avoir une contenance et tuer le temps. Nous, brusquement, nous voyons autre chose : si Ophélie va jouer l’image de Marie (et réellement, du coup, il s’agit d’un blasphème — et, qui plus est, d’un blasphème représenté sur scène, devant 2000 personnes, une sorte de parodie obscène d’un des dogmes chrétiens), Hamlet, dans cette scène, qu’est-ce qu’il va jouer ? Pas l’archange Gabriel, qui vient parler de l’incarnation, mais une espèce d’ange exterminateur qui a parlé des vers de terre que le soleil engendre dans la carcasse d’un chien mort. —
Parce que, la première fois que Polonius a voulu montrer à Claudius et Gertude qu’Hamlet est fou d’amour, c’est lui qui s’est avancé. Vous vous souvenez de cette conversation d’Hamlet et de Polonius, au début de l’acte II ?
Revenons-y : Polonius, là encore, demande au roi et à la reine de se cacher, et d’observer. — Il leur demande donc de faire le contraire de ce que doit faire le spectateur : observer, en se montrant (puisqu’il n’y a pas de noir sur scène) — observer au grand jour. Ici, en se cachant, ils vont jouer faux jeu.
« — How does my good lord Hamlet ?
— Well, God-a-mercy. »
Et déjà, j’ai mal traduit :
« — Comment se porte monseigneur Hamlet ?
— Bien, Dieu vous en rende grâces. »
C’est ça, et ce n’est pas ça : « God-a-mercy » tout en étant une formule de politesse assez banale, signifie réellement : « God have mercy on you » — Dieu vous prenne en pitié. — Et certes, au sens le plus profond, Dieu devrait vraiment prendre Polonius en pitié, parce qu’il joue ce mauvais jeu avec Claudius.
« — Do you know me, my lord ?
— Excellent well.
You are a fishmonger. »
A « fishmonger », c’est un marchand de poissons. Mais, en fait, c’est un maquereau. — D’où ma traduction :
« — Me connaissez-vous, monseigneur ?
— Parfaitement. Vous êtes un marchand de morues. »
Au sens où, la morue, maintenant, c’est Ophélie, puisqu’on va se servir d’elle.
« — Not I, my lord.
— Then, I would you were so honest a man.
— Non point, monseigneur.
— J’aurais voulu voir voir aussi honnête. »
Le sens est clair : un marchand de morues, je veux dire, de poissons, fait un métier honnête. Mais un marchand de morues, je veux dire, de morues, lui aussi, c’est un homme honnête, parce qu’il est ce qu’il est, dans le sens où il montre qu’il est ce qu’il est : il est tenancier d’un bordel. Polonius, lui, se cache d’être un marchand de morues. Donc, il n’est pas honnête, puisqu’il cache ce qu’il est. Il joue le mauvais jeu.
« — Honest, my lord ?
— Ay, sir.
To be honest, as this world goes, is to be one man picked out of ten thousand.
— That’s very true, my lord. »
« — Honnête, monseigneur ?
— Eh oui, monsieur. Etre honnête, au train dont va le monde, c’est être un homme seul au milieu de dix mille.
— Voilà qui est très vrai, monseigneur. »
Le sens est clair, c’est un lieu commun. Mais le sens du théâtre continue : être un homme honnête, un homme sur dix mille, c’est être un acteur sur la scène. Rares sont ceux qui sont capables, devant plein de gens, de jouer Polonius et Hamlet, et rares sont ceux qui mentent en affirmant qu’ils mentent, et donc, qui disent la vérité. — Mais ça, en quelque sorte, c’est une espèce de jeu sur le sens profond ; une espèce de blague d’acteurs, en quelque sorte, comme celle sur la vieille taupe dont nous avons déjà parlé.
Et c’est sur le lieu commun, quand le spectateur a l’impression qu’il va s’endormir sur une espèce de rhétorique qui tourne à vide, que ça se lance :
« For if the sun breed maggots in a dead dog, being a good kissing carrion — Have you a daughter ? »
— I have, my lord.
Let her not walk ‘i ‘th’ sun. Conception is a blessing, but as your daughter may concieve — friend, look to ‘t »
« Parce que, si le soleil engendre des asticots dans un chien crevé, lequel est un charogne fort baisable — vous avez une fille ?
— Si fait, monseigneur ?
— Qu’elle ne se promène pas au soleil ! La conception est une bénédiction, mais puisque votre fille peut concevoir, ami, prenez-y garde. »
Que vient faire cette charogne ? C’est Ophélie ? — au premier sens, évidemment. — Le sun, le soleil, engendre des asticots dans une charogne. Le son, le fils, peut engendrer… des asticots dans une fille. Et cette charogne, c’est une charogne fort baisable, — puisque c’est une putain, et que c’est Ophélie, mais c’est une charogne parce que c’est une chair morte, je veux dire qu’Ophélie, participant au jeu mauvais, est de la chair morte — l’acteur qui joue un jeu de mensonge, il joue un jeu de mort. Non, il joue en tant que mort. Et si le vieil Hamlet, mort, revient comme un esprit (qui est la chair et l’esprit de Shakespeare, qui le joue), l’acteur qui jouerait faux, ou l’homme qui ment en jouant, il est un mort vivant : sa chair est vivante, mais, lui, il est mort. Il est bien plus épouvantable qu’un fantôme — surtout quand il est… Ophélie.
*
« La conception est une bénédiction » — bien sûr. Dans tous les sens : la conception, au sens de la vie de l’esprit, est une bénédiction. Et c’est une autre bénédiction que de concevoir un espace où le jeu puisse dire le vrai, et une autre bénédiction encore que de voir le jeu faux, s’il est possible de le dénoncer, ou de le contourner. Mais l’immaculée conception (dogme catholique, encore une fois, à un moment où le catholicisme est hors la loi en Angleterre), c’est la bénédiction suprême.
Par l’Annonciation, le verbe s’est fait chair.
Sur scène, au Globe, le verbe se fait chair.
Entre les deux, le jeu sacrilège de Polonius. — Et qui est Polonius ? c’est l’homme du livre déjà écrit…
Juste quelques pistes lancées, sur « la trace »… en attendant la suite.
Hamlet, 33
La charogne et Marie

Je continue sur ma lancée, avec Ophélie… Donc, considérons avec Polonius que le jeune Hamlet est fou, et fou d’amour, et que, cette folie d’amour, il est possible de la prouver, en faisant une expérience sur le réel, au moyen d’Ophélie, qui servira d’appât.
« Qu’il vienne », dit Polonius, « et je lâche ma fille sur sa trace » — « I’ll loose my daughter to him »… — Comment traduire ça, d’ailleurs ? C’est le sens de la chasse — on lâche un chien sur une piste. Mais il y a un autre sens, complètement obscène : généralement, on lâche le mâle sur la femelle, pour faire des chiots de race, et là, c’est le contraire… comme si c’était Ophélie qu’on lâchait sur le mâle. Et puis, tout bêtement, il y a un sens bizarrement prophétique, lié à l’homophonie : ce ne sera plus « I ‘ll loose », mais « I ‘ll lose », c’est-à-dire, littéralement, je lui perdrai ma fille, je perdrai ma fille avec lui… et, ce sens-là, en traduisant, je ne l’avais pas vu, je ne l’ai pas traduit… Ce qui est capital, c’est le comique de l’incongruité — et la vérité de la scène : Ophélie, dans la scène de confrontation, sera un instrument, et rien de plus, comme une toupie qu’on tournerait d’un côté et de l’autre. Mais pas que ça.

*

Parce que, la preuve de la folie d’Hamlet, Polonius la met en place explicitement :

« Ophelia, walk you here. — Gracious, so please you,
We will bestow ourselves. — Read on this book,
That show of such an exercise may colour
Your loneliness.— We ‘re oft to blame in this,
‘Tis too much prov’d, that with devotion’s visage
And pious action we do sugar o’er
The devil himself. »

« Vous, Ophélie,
Promenez-vous par là. Quant à nous, sire,
Nous nous mettrons ici. Lisez ce livre
Afin que cette image de piété
Soit la couleur de votre solitude.
Nous sommes à blâmer — las ! trop souvent —
De prendre un acte pieux ou un visage
De dévotion pour enrober de sucre
Le diable même. »

Une note de l’édition Arden (qui résume à peu près toutes les autres notes des éditions anglaises) précise que c’était une convention iconographique qu’une femme seule lisant un livre représente la dévotion. Je veux bien. Mais comment ne pas voir l’évidence ? Une jeune femme (assise ou debout), avec un livre… dans toute l’histoire de la peinture, qu’est-ce que c’est d’autre, que l’Annonciation ? La visite de l’Archange à Marie, pour lui annoncer que le verbe s’est fait chair… 

Du coup, comme pour sa réplique sur la chasse, le sens est double. Polonius, et le spectateur non averti, voit, réellement, une « image de piété » — la jeune fille avec un livre, en dévotion, qui tient le livre pour avoir une contenance et tuer le temps. Nous, brusquement, nous voyons autre chose : si Ophélie va jouer l’image de Marie (et réellement, du coup, il s’agit d’un blasphème — et, qui plus est, d’un blasphème représenté sur scène, devant 2000 personnes, une sorte de parodie obscène d’un des dogmes chrétiens), Hamlet, dans cette scène, qu’est-ce qu’il va jouer ? Pas l’archange Gabriel, qui vient parler de l’incarnation, mais une espèce d’ange exterminateur qui a parlé des vers de terre que le soleil engendre dans la carcasse d’un chien mort. — 

Parce que, la première fois que Polonius a voulu montrer à Claudius et Gertude qu’Hamlet est fou d’amour, c’est lui qui s’est avancé. Vous vous souvenez de cette conversation d’Hamlet et de Polonius, au début de l’acte II ? 

Revenons-y : Polonius, là encore, demande au roi et à la reine de se cacher, et d’observer. — Il leur demande donc de faire le contraire de ce que doit faire le spectateur : observer, en se montrant (puisqu’il n’y a pas de noir sur scène) — observer au grand jour. Ici, en se cachant, ils vont jouer faux jeu.  

« — How does my good lord Hamlet ?
— Well, God-a-mercy. »

Et déjà, j’ai mal traduit :
« — Comment se porte monseigneur Hamlet ?
— Bien, Dieu vous en rende grâces. »

C’est ça, et ce n’est pas ça : « God-a-mercy » tout en étant une formule de politesse assez banale, signifie réellement : « God have mercy on you » — Dieu vous prenne en pitié. — Et certes, au sens le plus profond, Dieu devrait vraiment prendre Polonius en pitié, parce qu’il joue ce mauvais jeu avec Claudius.

« — Do you know me, my lord ?
— Excellent well. You are a fishmonger. »

A « fishmonger », c’est un marchand de poissons. Mais, en fait, c’est un maquereau. — D’où ma traduction :
« — Me connaissez-vous, monseigneur ?
— Parfaitement. Vous êtes un marchand de morues. »

Au sens où, la morue, maintenant, c’est Ophélie, puisqu’on va se servir d’elle.

« — Not I, my lord.
— Then, I would you were so honest a man.

— Non point, monseigneur.
— J’aurais voulu voir voir aussi honnête. »

Le sens est clair : un marchand de morues, je veux dire, de poissons, fait un métier honnête. Mais un marchand de morues, je veux dire, de morues, lui aussi, c’est un homme honnête, parce qu’il est ce qu’il est, dans le sens où il montre qu’il est ce qu’il est : il est tenancier d’un bordel. Polonius, lui, se cache d’être un marchand de morues. Donc, il n’est pas honnête, puisqu’il cache ce qu’il est. Il joue le mauvais jeu.

« — Honest, my lord ?
— Ay, sir. To be honest, as this world goes, is to be one man picked out of ten thousand.
— That’s very true, my lord. »

« — Honnête, monseigneur ?
— Eh oui, monsieur. Etre honnête, au train dont va le monde, c’est être un homme seul au milieu de dix mille.
— Voilà qui est très vrai, monseigneur. »

Le sens est clair, c’est un lieu commun. Mais le sens du théâtre continue : être un homme honnête, un homme sur dix mille, c’est être un acteur sur la scène. Rares sont ceux qui sont capables, devant plein de gens, de jouer Polonius et Hamlet, et rares sont ceux qui mentent en affirmant qu’ils mentent, et donc, qui disent la vérité. — Mais ça, en quelque sorte, c’est une espèce de jeu sur le sens profond ; une espèce de blague d’acteurs, en quelque sorte, comme celle sur la vieille taupe dont nous avons déjà parlé.

Et c’est sur le lieu commun, quand le spectateur a l’impression qu’il va s’endormir sur une espèce de rhétorique qui tourne à vide, que ça se lance :

« For if the sun breed maggots in a dead dog, being a good kissing carrion — Have you a daughter ? »
— I have, my lord.
Let her not walk ‘i ‘th’ sun. Conception is a blessing, but as your daughter may concieve — friend, look to ‘t »

« Parce que, si le soleil engendre des asticots dans un chien crevé, lequel est un charogne fort baisable — vous avez une fille ?
— Si fait, monseigneur ?
— Qu’elle ne se promène pas au soleil ! La conception est une bénédiction, mais puisque votre fille peut concevoir, ami, prenez-y garde. »

Que vient faire cette charogne ? C’est Ophélie ? — au premier sens, évidemment. — Le sun, le soleil, engendre des asticots dans une charogne. Le son, le fils, peut engendrer… des asticots dans une fille. Et cette charogne, c’est une charogne fort baisable, — puisque c’est une putain, et que c’est Ophélie, mais c’est une charogne parce que c’est une chair morte, je veux dire qu’Ophélie, participant au jeu mauvais, est de la chair morte — l’acteur qui joue un jeu de mensonge, il joue un jeu de mort. Non, il joue en tant que mort. Et si le vieil Hamlet, mort, revient comme un esprit (qui est la chair et l’esprit de Shakespeare, qui le joue), l’acteur qui jouerait faux, ou l’homme qui ment en jouant, il est un mort vivant : sa chair est vivante, mais, lui, il est mort. Il est bien plus épouvantable qu’un fantôme — surtout quand il est… Ophélie.

*

« La conception est une bénédiction » — bien sûr. Dans tous les sens : la conception, au sens de la vie de l’esprit, est une bénédiction. Et c’est une autre bénédiction que de concevoir un espace où le jeu puisse dire le vrai, et une autre bénédiction encore que de voir le jeu faux, s’il est possible de le dénoncer, ou de le contourner. Mais l’immaculée conception (dogme catholique, encore une fois, à un moment où le catholicisme est hors la loi en Angleterre), c’est la bénédiction suprême.
 Par l’Annonciation, le verbe s’est fait chair. 
 Sur scène, au Globe, le verbe se fait chair. 
 Entre les deux, le jeu sacrilège de Polonius. — Et qui est Polonius ? c’est l’homme du livre déjà écrit…

Juste quelques pistes lancées, sur « la trace »… en attendant la suite.