Cendrillon est un premier surnom, donné par la cadette des demi-soeurs à
une demoiselle qui demeure anonyme pendant tout le récit ; l’aînée, fort
malhonnête, l’appelait, révérence parler, Cucendron, pour ce que, sa tâche
finie, elle avait accoutumé de s’asseoir au coin de l’âtre. Cucendron est le
sobriquet du sobriquet, l’ignominie de l’ignominie (…). Le transport va du
surnom au surnom, pour qui n’a point de nom, du sobriquet local au sobriquet
postural. 5
Méchantes langues, mauvaises fées, les
deux soeurs acculent la belle à la crémaillère, et l’affublent du toponyme.
L’appellation consacre la métamorphose ; mieux, sans doute, elle la produit. La
baguette désigne, le mot magique nomme, d’où la transmutation. Cendrillon est
humiliée, ravalée, jusqu’à terre ; ceci, dans l’acte et la nomination : ainsi
je t’appelle, ainsi tu es. Or, je te réduis, par métonymie, au bas quartier de
la maison et du corps : tu deviens les deux, 10 indistinctement. Accroupie dans l’ex-crément. Métamorphose : métaphore
ou métonymie (…). Et si la métamorphose n’était que jeu de mots, calembour, à
peu près phonétique ?(…) Cendrillon, Cucendron, c’est la clef de l’anamorphose.
Parti de là, souffrez que le latin me serve de cache-misère, de modestie, non,
plutôt de révélateur (…). Que fait la belle ainsi nommée ? Elle nettoie la
vaisselle - cucuma, cucumella, cucumula - ; frotte les montées – cochlea ou 15 cuchlea - , les chambres de ces dames – cubiculum,
cubare, cubile, cubitus - ; leur sert de valet – cubicularius - ; couche tout
au haut des étages – cenaculum est une pièce où l’on accède par une montée - ,
dans un réduit sans miroir – speculum - : et sachez que la grande Javotte en a
un si long qu’on s’y peut voir des pieds jusqu’à la tête. Reste à la pauvrette
la cheminée, l’âtre, le foyer – focus -. D’or est tout ce que touche le roi
Midas. Le mot envahit les choses. 20
Il faut se délivrer de ce
premier enchantement. Partir de ses prémisses, de la forme banale où le monde
est saisi. Exeunt (au bal) les mauvaises langues, survient la bonne marraine,
qui reprend l’affaire où elle fut laissée. Prenez une citrouille – cucurbita,
hélas ! – pratiquez-y un trou, on ne commande à la nature qu’en lui obéissant,
et voici un carrosse – currus -, véhicule à courir – cucurri, de curro – ou à
prendre la fuite – curriculum -, l’heure brève passée. Courez au bal, 25 belle humiliée, dansez maintenant, c’est la fête, et
prenez un galant – cuculus – comme vos soeurs. Elles en trouveront, les cupides
envieuses, mais vous aurez le fils du roi: souillon, vous devenez princesse des
princesses… Et le prince vous offre oranges et citrons, des pommes d’or, chacun
le sait – citrium, c’est concombre, comme cucurbita, et citrouille ignoble
devient pomme d’amour. Prenez garde, pourtant ! Revenez sur le minuit, au
premier cri du coq – 30
cucurrio -, où le rêve passe : vous
n’avez pas encore tout à fait quitté la cendre, la terre et la prosternation.
Premier bilan qui varie, comme
on voit, sur le thème qu’on sait. Bel attachement au deuxième stade : assis
dans la crotte, on ne s’en lève pas si vite.(…)Approchez, je vous prie, la
souricière – mustricula - ; l’expérience va requérir quelque virtuosité
supérieure, une baguette – culticula ? – 35 plus
savante.(…) Donnons fouette cocher, le carrosse s’ébranle. Pardon, il y manque
des chevaux ; non, ils piaffent déjà, délivrés écumant de la souricière :
mus-culus, ou mus-equus, voyez combien vos soeurs m’y ont aidé. Voyez encor
comme ils sont gris – cinereus - : leur robe même est votre nom, si leur nature
est l’autre nom. La ratière est vide ? Que non pas ! Elle reste laqueus, le bel
à-peu-près pour laquais – mais laqueus veut dire lambrissé, parqueté, cela vous
40 fera souvenir des chambres de vos soeurs, où vous
fûtes laissée. Elle reste pedica, et vous savez bien que laquais, c’est
pedisecus : vous devinez ici ce que je cache, et ce qui reste d’ignominie.(…)
Cendrillon, c’est un mot, un
immense jeu sur un mot. Les objets s’y regroupent avec une cohérence quasi
mathématique, forment un réseau où circulent un son unitaire. La variation 45 française est, à son tour, une variation modulant sur
un thème à condition de voir « qu’elle est un thème. »
Michel
Serres, « Les métaphores de la cendre ou l’introduction à la féerie
expérimentale », in Critique, Novembre 1967, n°246