samedi 6 septembre 2014

Sur le nom de Cendrillon ( Michel Serre)



 Cendrillon est un premier surnom, donné par la cadette des demi-soeurs à une demoiselle qui demeure anonyme pendant tout le récit ; l’aînée, fort malhonnête, l’appelait, révérence parler, Cucendron, pour ce que, sa tâche finie, elle avait accoutumé de s’asseoir au coin de l’âtre. Cucendron est le sobriquet du sobriquet, l’ignominie de l’ignominie (…). Le transport va du surnom au surnom, pour qui n’a point de nom, du sobriquet local au sobriquet postural. 5 Méchantes langues, mauvaises fées, les deux soeurs acculent la belle à la crémaillère, et l’affublent du toponyme. L’appellation consacre la métamorphose ; mieux, sans doute, elle la produit. La baguette désigne, le mot magique nomme, d’où la transmutation. Cendrillon est humiliée, ravalée, jusqu’à terre ; ceci, dans l’acte et la nomination : ainsi je t’appelle, ainsi tu es. Or, je te réduis, par métonymie, au bas quartier de la maison et du corps : tu deviens les deux, 10 indistinctement. Accroupie dans l’ex-crément. Métamorphose : métaphore ou métonymie (…). Et si la métamorphose n’était que jeu de mots, calembour, à peu près phonétique ?(…) Cendrillon, Cucendron, c’est la clef de l’anamorphose. Parti de là, souffrez que le latin me serve de cache-misère, de modestie, non, plutôt de révélateur (…). Que fait la belle ainsi nommée ? Elle nettoie la vaisselle - cucuma, cucumella, cucumula - ; frotte les montées – cochlea ou 15 cuchlea - , les chambres de ces dames – cubiculum, cubare, cubile, cubitus - ; leur sert de valet – cubicularius - ; couche tout au haut des étages – cenaculum est une pièce où l’on accède par une montée - , dans un réduit sans miroir – speculum - : et sachez que la grande Javotte en a un si long qu’on s’y peut voir des pieds jusqu’à la tête. Reste à la pauvrette la cheminée, l’âtre, le foyer – focus -. D’or est tout ce que touche le roi Midas. Le mot envahit les choses. 20
Il faut se délivrer de ce premier enchantement. Partir de ses prémisses, de la forme banale où le monde est saisi. Exeunt (au bal) les mauvaises langues, survient la bonne marraine, qui reprend l’affaire où elle fut laissée. Prenez une citrouille – cucurbita, hélas ! – pratiquez-y un trou, on ne commande à la nature qu’en lui obéissant, et voici un carrosse – currus -, véhicule à courir – cucurri, de curro – ou à prendre la fuite – curriculum -, l’heure brève passée. Courez au bal, 25 belle humiliée, dansez maintenant, c’est la fête, et prenez un galant – cuculus – comme vos soeurs. Elles en trouveront, les cupides envieuses, mais vous aurez le fils du roi: souillon, vous devenez princesse des princesses… Et le prince vous offre oranges et citrons, des pommes d’or, chacun le sait – citrium, c’est concombre, comme cucurbita, et citrouille ignoble devient pomme d’amour. Prenez garde, pourtant ! Revenez sur le minuit, au premier cri du coq – 30 cucurrio -, où le rêve passe : vous n’avez pas encore tout à fait quitté la cendre, la terre et la prosternation.
Premier bilan qui varie, comme on voit, sur le thème qu’on sait. Bel attachement au deuxième stade : assis dans la crotte, on ne s’en lève pas si vite.(…)Approchez, je vous prie, la souricière – mustricula - ; l’expérience va requérir quelque virtuosité supérieure, une baguette – culticula ? – 35 plus savante.(…) Donnons fouette cocher, le carrosse s’ébranle. Pardon, il y manque des chevaux ; non, ils piaffent déjà, délivrés écumant de la souricière : mus-culus, ou mus-equus, voyez combien vos soeurs m’y ont aidé. Voyez encor comme ils sont gris – cinereus - : leur robe même est votre nom, si leur nature est l’autre nom. La ratière est vide ? Que non pas ! Elle reste laqueus, le bel à-peu-près pour laquais – mais laqueus veut dire lambrissé, parqueté, cela vous 40 fera souvenir des chambres de vos soeurs, où vous fûtes laissée. Elle reste pedica, et vous savez bien que laquais, c’est pedisecus : vous devinez ici ce que je cache, et ce qui reste d’ignominie.(…)
Cendrillon, c’est un mot, un immense jeu sur un mot. Les objets s’y regroupent avec une cohérence quasi mathématique, forment un réseau où circulent un son unitaire. La variation 45 française est, à son tour, une variation modulant sur un thème à condition de voir « qu’elle est un thème. »
Michel Serres, « Les métaphores de la cendre ou l’introduction à la féerie expérimentale », in Critique, Novembre 1967, n°246