samedi 13 décembre 2014

Le Rire de Bergson ( pour réfléchir au théâtre de Feydeau)

Petit clin d'oeil à Hélène et aux terminales de spécialité.
L'ouvrage du philosophe peut se lire en ligne
Un blog philo qui résume le livre

Extrait du chapitre 2


"Un homme, qui courait dans la rue, trébuche et tombe : les passants rient.
On ne rirait pas de lui, je pense, si l’on pouvait supposer que la fantaisie lui est
venue tout à coup de s’asseoir par terre. On rit de ce qu’il s’est assis involon-
tairement. Ce n’est donc pas son changement brusque d’attitude qui fait rire,
c’est ce qu’il y a d’involontaire dans le changement, c’est la maladresse. Une
pierre était peut-être sur le chemin. Il aurait fallu changer d’allure ou tourner
l’obstacle. Mais par manque de souplesse, par distraction ou obstination du
corps, par un effet de raideur ou de vitesse acquise, les muscles ont continué
d’accomplir le même mouvement quand les circonstances demandaient autre
chose. C’est pourquoi l’homme est tombé, et c’est de quoi les passants rient.
Voici maintenant une personne qui vaque à ses petites occupations avec
une régularité mathématique. Seulement, les objets qui l’entourent ont été
truqués par un mauvais plaisant. Elle trempe sa plume dans l’encrier et en
retire de la boue, croit s’asseoir sur une chaise solide et s’étend sur le parquet,
enfin agit à contresens ou fonctionne à vide, toujours par un effet de vitesse
acquise. L’habitude avait imprimé un élan. Il aurait fallu arrêter le mouvement
ou l’infléchir. Mais point du tout, on a continué machinalement en ligne
droite. La victime d’une farce d’atelier est donc dans une situation analogue à
celle du coureur qui tombe. Elle est comique pour la même raison. Ce qu’il y
a de risible dans un cas comme dans l’autre, c’est une certaine raideur de
mécanique là où l’on voudrait trouver la souplesse attentive et la vivante
flexibilité d’une personne. Il y a entre les deux cas cette seule différence que
le premier s’est produit de lui-même, tandis que le second a été obtenu artifi-
ciellement. Le passant, tout à l’heure, ne faisait qu’observer ; ici le mauvais
plaisant expérimente.
Toutefois, dans les deux cas, c’est une circonstance extérieure qui a
déterminé l’effet. Le comique est donc accidentel ; il reste, pour ainsi dire, à la
surface de la personne. Comment pénétrera-t-il à l’intérieur ? Il faudra que la
raideur mécanique n’ait plus besoin, pour se révéler, d’un obstacle placé
devant elle par le hasard des circonstances ou par la malice de l’homme. Il
faudra qu’elle tire de son propre fonds, par une opération naturelle, l’occasion
sans cesse renouvelée de se manifester extérieurement. Imaginons donc un
esprit qui soit toujours à ce qu’il vient de faire, jamais à ce qu’il fait, comme
une mélodie qui retarderait sur son accompagnement. Imaginons une certaine
inélasticité native des sens et de l’intelligence, qui fasse que l’on continue de
voir ce qui n’est plus, d’entendre ce qui ne résonne plus, de dire ce qui ne
convient plus, enfin de s’adapter à une situation passée et imaginaire quand on
devrait se modeler sur la réalité présente. Le comique s’installera cette fois
dans la personne même : c’est la personne qui lui fournira tout, matière et
forme, cause et occasion. Est-il étonnant que le distrait (car tel est le person-
nage que nous venons de décrire) ait tenté généralement la verve des auteurs
comiques ? Quand La Bruyère rencontra ce caractère sur son chemin, il
comprit, en l’analysant, qu’il tenait une recette pour la fabrication en gros des
effets amusants. Il en abusa. Il fit de Ménalque la plus longue et la plus minu-
tieuse des descriptions, revenant, insistant, s’appesantissant outre mesure. La
facilité du sujet le retenait. Avec la distraction, en effet, on n’est peut-être pas
à la source même du comique, mais on est sûrement dans un certain courant
de faits et d’idées qui vient tout droit de la source. On est sur une des grandes
pentes naturelles du rire.
Mais l’effet de la distraction peut se renforcer à son tour. Il y a une loi
générale dont nous venons de trouver une première application et que nous
formulerons ainsi : quand un certain effet comique dérive d’une certaine
cause, l’effet nous paraît d’autant plus comique que nous jugeons plus natu-
relle la cause. Nous rions déjà de la distraction qu’on nous présente comme un
simple fait. Plus risible sera la distraction que nous aurons vue naître et
grandir sous nos yeux, dont nous connaîtrons l’origine et dont nous pourrons
reconstituer l’histoire. Supposons donc, pour prendre un exemple précis,
qu’un personnage ait fait des romans d’amour ou de chevalerie sa lecture
habituelle. Attiré, fasciné par ses héros, il détache vers eux, petit à petit, sa
pensée et sa volonté. Le voici qui circule parmi nous à la manière d’un
somnambule. Ses actions sont des distractions. Seulement, toutes ces distrac-
tions se rattachent à une cause connue et positive. Ce ne sont plus, purement et
simplement, des absences ; elles s’expliquent par la présence du personnage
dans un milieu bien défini, quoique imaginaire. Sans doute une chute est
toujours une chute, mais autre chose est de se laisser choir dans un puits parce
qu’on regardait n’importe où ailleurs, autre chose y tomber parce qu’on visait
une étoile. C’est bien une étoile que Don Quichotte contemplait. Quelle
profondeur de comique que celle du romanesque et de l’esprit de chimère ! Et
pourtant, si l’on rétablit l’idée de distraction qui doit servir d’intermédiaire, on
voit ce comique très profond se relier au comique le plus superficiel. Oui, ces
esprits chimériques, ces exaltés, ces fous si étrangement raisonnables nous
font rire en touchant les mêmes cordes en nous, en actionnant le même méca-
nisme intérieur, que la victime d’une farce d’atelier ou le passant qui glisse
dans la rue. Ce sont bien, eux aussi, des coureurs qui tombent et des naïfs
qu’on mystifie, coureurs d’idéal qui trébuchent sur les réalités, rêveurs
candides que guette malicieusement la vie. Mais ce sont surtout de grands
distraits, avec cette supériorité sur les autres que leur distraction est systéma-
tique, organisée autour d’une idée centrale, — que leurs mésaventures aussi
sont bien liées, liées par l’inexorable logique que la réalité applique à corriger
le rêve, — et qu’ils provoquent ainsi autour d’eux, par des effets capables de
s’additionner toujours les uns aux autres, un rire indéfiniment grandissant."