La Noce chez les petits bourgeois est une œuvre de jeunesse de Brecht. Pièce en un acte, elle fut écrite dès 1919, mais ne parut pas avant 1961. Comme l'expliquent Jean-Pierre Vincent et Jean Jourdheuil qui décident de créer cette pièce en France en 1968, au Théâtre de Bourgogne, « Brecht, dans ses toutes premières pièces, est allé chercher son inspiration du côté de la comédie bavaroise, telle qu'elle était pratiquée par Karl Valentin. » [1] Sur un motif unique, celui du repas de noce, Brecht développe une séquence aussi sanglante que désopilante qui tient à la fois de la critique sociale et du jeu de massacre. Autour d'un couple qui a attendu cinq mois pour se marier, parce que le marié tenait à construire lui-même tous les meubles du foyer, allant jusqu'à confectionner la colle, le repas de noce réunit quelques parents et amis qui vont se livrer à un règlement de compte méthodique, et à toutes les infractions vis-à-vis des codes de la morale, de la décence, de la civilité, de l'amour et de l'amitié. Un à un, tous les éléments du mobilier vont se disloquer, tandis que la façade sociale se lézardera. L'extrait présenté dans le document montre la fin de la pièce : les « convives » sont partis, laissant un champ de ruines. Le marié tire la mariée vers le lit nuptial, qui s'effondrera à son tour.
La Noce chez les petits bourgeois fait ainsi découvrir le Brecht d'avant les grandes œuvres du théâtre épique, et un dramaturge qui a déjà saisi quel potentiel comique et dramatique recèle le tout récent art cinématographique. Son œuvre fait en effet irrésistiblement penser au film de Buster Keaton, La maison démontable (1920), où l'on voit un couple de jeunes époux s'installer dans une maison livrée en pièces détachées que le marié entreprend d'assembler, mais qui finit par s'écrouler après le repas de noces. On songe d'ailleurs à tout ce courant de films muets américains, aux gags de Chaplin comme à ceux de Laurel et Hardy. Cet aspect visuel et grotesque, essentiel dans la pièce de Brecht, ressort nettement de la mise en scène de Vincent et Jourdheuil, par l'emploi du cadre de scène resserré, des couleurs présentes à la fois dans la scénographie et dans les maquillages, et des nez postiches qui stylisent le jeu tout en l'imprégnant d'une esthétique expressionniste. Ce parti pris de mise en scène contribue ainsi à éloigner l'interprétation des personnages d'une approche trop réaliste ou trop psychologique, et maintient le spectacle dans l'esprit du cabaret.
La Noce chez les petits bourgeois fut représentée pour la première fois en décembre 1926 à Francfort, dans une mise en scène de Melchior Vischer. Après avoir monté la pièce au Théâtre de Bourgogne en 1968, Jean-Pierre Vincent et Jean Jourdheuil la reprirent à Paris, d'abord au Cyrano-Théâtre, en 1973, avec Jany Gastaldi et René-Marie Feret dans les rôles principaux, puis au Théâtre de la Ville, en 1974, avec Jean-Pierre Malo et Michèle Foucher.
En 1919, Brecht a écrit plusieurs pièces en un acte, parmi celles-ci
La Noce, représentée en1926 sous le titreLa Noce chez les petits bourgeois.
En 1919, Brecht a 21 ans et passe volontiers ses soirées dans les brasseries munichoises en compagnie de Karl Valentin, fasciné par la logique farfelue et la dialectique complexe de ce dernier.
Un soir, il écoute - bien involontairement - un homme raconter à ses voisins un repas de noce auquel il avait été convié la veille.
Brecht trouve la description étrange : des paroles de l’inconnu - un petit bourgeois classique– émergeait un tableau « idéal » de ce repas nuptial. Il se dit : "Ce Monsieur -volontairement ou non - a oublié quelque chose dans son récit...mais quoi ? Il a raconté un repas de noce comme si tous les repas de noce s’étaient toujours ressemblés. Il n’a rien dit des mariés ni des invités, presque rien de l’endroit où s’est passé le repas de noce ; il pense sans doute qu’un repas de noce reste un repas de noce, qu’il ait lieu à la ville ou à la campagne, dans la
grande ou la petite bourgeoisie..." Et Brecht ouvre son carnet de notes :
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Et si le repas avait été brûlé, que se serait-il passé ?
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Et si l’installation électrique avait été détraquée ?
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Et si les deux invités s’étaient mis à se disputer au beau milieu de la noce ?
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Et si un des invités avait commencé une chanson et n’avait pas pu la terminer ?
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Et si le marié n’avait pas invité la mariée pour ouvrir la danse ?
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Et si quelques chaises, mal faites, s’étaient cassées ?
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Et si la mariée avait été enceinte ?
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Et si un des invités ne s’était plus souvenu de son compliment ?
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Et si l’ami du marié avait dansé avec la mariée de façons inconvenante ?
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Et si le garçon d’honneur avait lutiné la soeur de la mariée ?
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Et si l’ami du marié avait chanté une chanson obscène ?
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Et si quelqu’un avait parlé de ma dernière pièce ?
Délibérément Bertolt Brecht n’avait imaginé que des événements vraisemblables. C’est après s’être posé toutes ces questions qu’il comprend ce qui manquait au récit de l’inconnu et se lance dans la rédaction de La Noce chez les petits bourgeois.
Nous assistons à un repas de noce chez de jeunes mariés. Tout est parfait, le repas, les histoires du père, les attentions de la mère, les amis, la famille. Le marié a tout fait dans la maison : le divan, la table, les chaises, l'armoire "
mMême la colle il l'a faite lui-même".
PoPourtant, peu à peu tout se déglingue : les meubles s’effondrent, les conversations'enveniment sous l’influence de l’alcool. C'est que ce monde petit bourgeois n'est qu'apparence : il est bancal. Derrière la façade, les fondations ne tiennent pas...
La pièce
décrit de manière caustique et grinçante une classe sociale précise d’un pays précis
dans une époque précise : L’Allemagne des années ‘20 est caractérisée par le sentiment
de défaite, l’inflation et le chômage généralisé. A l’image du jeune époux de
la pièce, certains pensent pouvoir trouver le bonheur en se réfugiant entre
leurs quatre murs,plaçant tous leurs espoirs dans des solutions individualistes
: le bricolage auquel il s’adonne pour fabriquer son univers familial n’est pas
simplement un remède à la pauvreté, il est aussi une façon de s’affirmer comme
un individu à part entière. Cette activité fait de lui « le gars qui s’en tire
tout seul », le self-made-man qui reste un modèle enviable dans une société où 90%
des gens crèvent de faim et où personne ne peut rien pour personne.
Et pourtant,
précisément parce qu’au cours de ce repas de noce tout s’écroule- les meubles, mais
aussi les règles morales d’une classe sociale en pleine crise- les jeunes époux
décident d’épauler le cours des événements : mesurant l’étendue du désastre de
leur repas de noce, ils finissent la soirée désespérément, en se saoulant, en
injuriant les invités qui sont partis et en détruisant le lit nuptial. Ils
nient l’ordre moral qui était jusqu’ici l’objet de leurs
efforts.
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