vendredi 13 mars 2015

Les Bacchantes africaines de Mathias Langhoff

Le Dionysos de Langhoff faisait son entrée nu, à quatre pattes, coiffé d’un masque taurin disproportionné, sorte de Minotaure façon Miró ; et lorsqu’après s’en être débarrassé, il se redressait et s’habillait, il gardait sur le visage un masque moucheté qui l’enlaidissait et lui donnait un air bestial. Langhoff soulignait l’animalité du dieu, contrairement à Grüber qui avait montré un dieu fait homme, dont il avait magnifié le corps, à l’image de celui, sublimé, des statues antiques, et si une ligne serpentine courait de sa nuque à ses orteils à la manière du faune de Nijinsky, il n’avait ni cornes, ni pieds fourchus16.
14À ce dieu animal, Langhoff opposa un chœur très féminin, d’une féminité accusée par la sexualité et la sensualité de son comportement hystérique et orgiaque, par sa nudité exhibée et par la mise en scène de son intimité et d’un quotidien parfois trivial (l’une des Bacchantes était enceinte17, une autre allaitait son bébé, une troisième jouait à la poupée, une autre se maquillait, urinait dans un seau, etc.). L’intrusion de ces femmes, si étrangères et si communes à la fois, parut d’autant plus violente aux yeux du public grec, qu’elle corroborait, en 1997, un sentiment de défiance envers le metteur en scène franco-allemand, lequel, par ses discours anti-nationalistes dans la presse localeet des exigences inhabituelles, avait suscité un climat de rejet autour de lui, avant même la représentation18. C’était donc lui, l’étranger qui débarquait sur cette terre consacrée des Grecs, à Épidaure, le lieu de la tragédie. Grüber avait donné aux Barbares de Lydie des traits de hippies, associé les désirs et les comportements des groupes libertaires underground des années 1970 à la folie dionysiaque, posant ainsi la question politique et sociologique du pouvoir et du contre-pouvoir, de la culture et de la contre-culture. Vingt-trois ans plus tard, Langhoff, en leur conférant l’allure de femmes immigrées des cités de la fin du xxe siècle, choisit de traiter la deuxième question, idéologique, soulevée par la pièce d’Euripide, celle de l’autre (certainement plus obsédante alors, en 1997, que celle de la révolte), de l’identité et de la différence.
15Langhoff renouvelait pour ce spectacle une collaboration avec la chorégraphe franco-burkinabaise Irène Tassembedo19, qui fit répéter les choristes à un rythme intensif durant quasiment cinq mois. La part importante prise par les danses, mais aussi par la musique des percussions africaines du sénégalais Moustapha Cissé, plaça en partie ces Bacchantes sous le signe du continent noir. Dans le texte d’Euripide, l’étranger Dionysos arrive des lointaines terres d’Asie, mais il a parcouru le monde et s’est imprégné de toutes les cultures, aussi l’Asie n’est-elle qu’un « lieu imaginaire où Dionysos a instauré son culte »20 ; l’Afrique peut donc tout aussi bien témoigner de cet ailleurs dont il surgit. Cette tonalité africaine dominante se tachait de diverses teintes multi-ethniques, selon un parti pris d’hétérogénéité cher au metteur en scène, qui régit l’ensemble de son œuvre, notamment d’un point de vue esthétique et plastique.
16La scénographie résultait d’un tel mélange, d’un tel bric à brac, d’un tel désordre, que même l’arrivée des Bacchantes ne pouvait pas perturber réellement cette Thèbes-là21. Langhoff avait aligné la cité antique sur la ville contemporaine, qu’il était allé visiter peu auparavant et dont il avait retenu l’aspect désordonné et composite, celui-là même qui règne dans l’architecture et l’urbanisme d’une bonne partie de la Grèce contemporaine. Séduit par « le mauvais goût »22 des constructions modernes et le désordre architectural ambiant, il avait posé comme cadre à la tragédie, et pour palais de Penthée, une échoppe de boucher à demi achevée, rose, de laquelle sortait en grinçant une chaîne métallique où circulaient en une ronde macabre des carcasses bovines. Le sol était constitué d’un assemblage chaotique de planchers aux pentes diverses qui recouvrait toute l’orchestra et l’ensemble était dominé par un gigantesque panneau publicitaire vantant les mérites des eaux du Cithéron. L’espace était centré autour de la « tombe » de Sémélé, seul élément scénique donné par Euripide : un vulgaire garde-manger planté de travers en place de la thymélé, à partir duquel le dispositif scénique se déployait en spirale ; Grüber, lui, avait préféré signifier la présence de la mère de Dionysos par un escarpin vernis noir, sorte d’objet « winicottien » que ne lâchait pas l’acteur, et qui lui permit de ne pas marquer le centre de la scène, de le laisser vide23.

17Cependant, le dispositif scénique de Langhoff reposait à la base sur une structure très claire ; c’est au fil des répétitions qu’il s’est encombré d’objets et accessoires qui en brouillèrent peu à peu la lecture. Au final (c’est-à-dire au stade de la représentation), l’espace proposé se tenait entre ruine et construction, entre devenir et auto-destruction par saturation24.

18Au principe de dissémination à l’œuvre dans les Bacchantes de Grüber, la mise en scène de Langhoff répondait par cet autre concept derridéen de déconstruction, mot d’ordre esthétique des années 1970 qui prévalait encore dans les pratiques artistiques des années 1990 et que l’on retrouve encore aujourd’hui chez des grands metteurs en scène de la mouvance de la Volksbühne, Castorf et Marthaler en tête. Les espaces de Langhoff ont souvent été qualifiés de « baroques », or le baroque, ce n’est pas la confusion. Il semblerait plus juste de parler de kitsch pour désigner à la fois ce chaos, cette surenchère et cette accumulation ; le metteur en scène, lui, revendique ce côté « baroque » qu’il qualifie par l’oxymore : chaos ordonné ; « je considère que l’essence de la vie est comme une force centrifuge. Le centre est vide et l’essentiel se trouve à la périphérie. C’est cette idée qui structure mon esthétique et ma pensée »25.

Extrait de la revue Germinaca à consulter aussi pour le sphotos en fin d'article