14À
 ce dieu animal, Langhoff opposa un chœur très féminin, d’une féminité 
accusée par la sexualité et la sensualité de son comportement hystérique
 et orgiaque, par sa nudité exhibée et par la mise en scène de son 
intimité et d’un quotidien parfois trivial (l’une des Bacchantes était 
enceinte17,
 une autre allaitait son bébé, une troisième jouait à la poupée, une 
autre se maquillait, urinait dans un seau, etc.). L’intrusion de ces 
femmes, si étrangères et si communes à la fois, parut d’autant plus 
violente aux yeux du public grec, qu’elle corroborait, en 1997, un 
sentiment de défiance envers le metteur en scène franco-allemand, 
lequel, par ses discours anti-nationalistes dans la presse localeet des 
exigences inhabituelles, avait suscité un climat de rejet autour de lui,
 avant même la représentation18. C’était donc lui, l’étranger qui débarquait sur cette terre consacrée des Grecs, à Épidaure, le
 lieu de la tragédie. Grüber avait donné aux Barbares de Lydie des 
traits de hippies, associé les désirs et les comportements des groupes 
libertaires underground des années 1970 à la folie dionysiaque, posant 
ainsi la question politique et sociologique du pouvoir et du 
contre-pouvoir, de la culture et de la contre-culture. Vingt-trois ans plus tard, Langhoff, en leur conférant l’allure de femmes immigrées des cités de la fin du xxe siècle, choisit de traiter la deuxième question, idéologique, soulevée par la pièce d’Euripide, celle de l’autre (certainement plus obsédante alors, en 1997, que celle de la révolte), de l’identité et de la différence.
15Langhoff renouvelait pour ce spectacle une collaboration avec la chorégraphe franco-burkinabaise Irène Tassembedo19,
 qui fit répéter les choristes à un rythme intensif durant quasiment 
cinq mois. La part importante prise par les danses, mais aussi par la 
musique des percussions africaines du sénégalais Moustapha Cissé, plaça 
en partie ces Bacchantes sous le signe du continent noir. Dans 
le texte d’Euripide, l’étranger Dionysos arrive des lointaines terres 
d’Asie, mais il a parcouru le monde et s’est imprégné de toutes les 
cultures, aussi l’Asie n’est-elle qu’un « lieu imaginaire où Dionysos a 
instauré son culte »20 ;
 l’Afrique peut donc tout aussi bien témoigner de cet ailleurs dont il 
surgit. Cette tonalité africaine dominante se tachait de diverses 
teintes multi-ethniques, selon un parti pris d’hétérogénéité cher au 
metteur en scène, qui régit l’ensemble de son œuvre, notamment d’un 
point de vue esthétique et plastique.
16La
 scénographie résultait d’un tel mélange, d’un tel bric à brac, d’un tel
 désordre, que même l’arrivée des Bacchantes ne pouvait pas perturber 
réellement cette Thèbes-là21.
 Langhoff avait aligné la cité antique sur la ville contemporaine, qu’il
 était allé visiter peu auparavant et dont il avait retenu l’aspect 
désordonné et composite, celui-là même qui règne dans l’architecture et 
l’urbanisme d’une bonne partie de la Grèce contemporaine. Séduit par 
« le mauvais goût »22
 des constructions modernes et le désordre architectural ambiant, il 
avait posé comme cadre à la tragédie, et pour palais de Penthée, une 
échoppe de boucher à demi achevée, rose, de laquelle sortait en grinçant
 une chaîne métallique où circulaient en une ronde macabre des carcasses
 bovines. Le sol était constitué d’un assemblage chaotique de planchers 
aux pentes diverses qui recouvrait toute l’orchestra et l’ensemble était
 dominé par un gigantesque panneau publicitaire vantant les mérites des 
eaux du Cithéron. L’espace était centré autour de la « tombe » de 
Sémélé, seul élément scénique donné par Euripide : un vulgaire 
garde-manger planté de travers en place de la thymélé, à partir duquel 
le dispositif scénique se déployait en spirale ; Grüber, lui, avait 
préféré signifier la présence de la mère de Dionysos par un escarpin 
vernis noir, sorte d’objet « winicottien » que ne lâchait pas l’acteur, 
et qui lui permit de ne pas marquer le centre de la scène, de le laisser
 vide23.
17Cependant,
 le dispositif scénique de Langhoff reposait à la base sur une structure
 très claire ; c’est au fil des répétitions qu’il s’est encombré 
d’objets et accessoires qui en brouillèrent peu à peu la lecture. Au 
final (c’est-à-dire au stade de la représentation), l’espace proposé se 
tenait entre ruine et construction, entre devenir et auto-destruction 
par saturation24.
18Au principe de dissémination à l’œuvre dans les Bacchantes de Grüber, la mise en scène de Langhoff répondait par cet autre concept derridéen de déconstruction,
 mot d’ordre esthétique des années 1970 qui prévalait encore dans les 
pratiques artistiques des années 1990 et que l’on retrouve encore 
aujourd’hui chez des grands metteurs en scène de la mouvance de la 
Volksbühne, Castorf et Marthaler en tête. Les espaces de Langhoff ont 
souvent été qualifiés de « baroques », or le baroque, ce n’est pas la 
confusion. Il semblerait plus juste de parler de kitsch pour 
désigner à la fois ce chaos, cette surenchère et cette accumulation ; le
 metteur en scène, lui, revendique ce côté « baroque » qu’il qualifie 
par l’oxymore : chaos ordonné ; « je considère que l’essence de
 la vie est comme une force centrifuge. Le centre est vide et 
l’essentiel se trouve à la périphérie. C’est cette idée qui structure 
mon esthétique et ma pensée »25.
Extrait de la revue Germinaca à consulter aussi pour le sphotos en fin d'article
