vendredi 13 mars 2015

suite de l'article sur les Bacchantes mise en scène Langhoff

Évitant délibérément toute homogénéité, il choisit huit comédiennes d’origine, de type, de formation et d’expérience artistiques différentes dont, à l’instar de Grüber mais de façon peut-être plus accusée, il chercha à marquer l’individualité, à travers le costume et les travaux auxquels s’adonnait chacune d’elles. Car ses Bacchantes s’affairaient beaucoup. Elles faisaient leur entrée du fond de scène en chantant dans un balancement rythmé, une mélopée africaine ; elles étaient accompagnées d’un groupe de percussionnistes qui battaient des tambours africains ; chargées de ballots, chaises, tapis et autres ustensiles et vêtues de costumes hauts en couleurs et disparates, qu’elles avaient empilés les uns sur les autres comme des migrantes, elles s’installaient littéralement sur scène, étalant leur linge, passant la serpillière, faisant le ménage (plutôt qu’accomplissant un quelconque rituel dionysiaque !) : elles s’appropriaient les lieux. Langhoff faisait des Bacchantes des femmes de ménage immigrées qui envahissaient l’orchestra d’Épidaure ! « Des bonnes femmes, pas des maghrébines, mais quasi ! [… ce que représente Dionysos, c’est] l’autre ; l’autre de ce qui est soi-même et l’identique : le fait qu’il existe une zone qui est complètement différente de vous », disait Jean-Pierre Vernant en 199927. Le déferlement par milliers d’africains sur les côtes européennes n’était donc pas véritablement amorcé et la Grèce de 1997 était plutôt « envahie » par des migrants venus des pays de l’Est ou de ses voisins directs (l’Albanie surtout)28. Dionysos est un dieu inquiétant pour l’ordre social et la tragédie le meilleur moyen pour l’incorporer dans la cité.

21Bien qu’hétérogène, ce chœur, contrairement à celui des Bacchantes de Grüber, fonctionnait souvent à l’unisson : à plusieurs reprises il proférait ou chantait le texte d’une seule voix. La chorégraphie, elle aussi, privilégiait les mouvements d’ensemble, et les choristes effectuaient souvent des tâches en commun. Ainsi, pour la Parodos, où le chœur se présente, narre l’origine divine de Dionysos et exhorte les thébains à se joindre à ses danses, les huit comédiennes entraient en une danse chaloupée, en chantant sur le rythme tenu et tonique des tambours des six musiciens29.
22Dans le premier Stasimon, après avoir dénoncé l’hybris de Penthée à Dionysos, le chœur donne sa version de la sagesse et loue celui qui sait jouir de la vie. Langhoff scinda ce passage en deux temps aux énergies différentes : d’abord empreinte de la tonicité de la Parodos (les Bacchantes assises en cercle racontaient à tour de rôle le comportement de Penthée, sur un ton agressif), puis beaucoup plus calme (l’une d’elles étalait un immense tissu jaune que les femmes se mettaient à coudre de concert, psalmodiant doucement leur texte).

23Le deuxième Stasimon constitue une adresse aux dieux, à Dionysos, à qui le chœur demande d’accourir d’où qu’il se trouve, pour le délivrer de Penthée. Les Bacchantes s’enroulaient dans le drap qu’elles avaient cousu, s’emprisonnant d’elles-mêmes comme par empathie avec leur maître. Leurs phrases et leurs voix se mêlaient dans des cris de révolte. Au changement des lumières sur les terrifiants « Iô, Iô » de Dionysos qui annonçaient le séisme, elles se recroquevillaient, avant de s’éparpiller en tous sens à l’entrée du chef percussionniste qui, dans la fumée et un bruit assourdissant, symbole des forces des ténèbres déchaînées, se mettait à battre son tambour au centre de l’orchestra. Durant ce long « tremblement de terre », les Bacchantes se tenaient juchées sur les échafaudages et le toit de la boucherie.

24Elles chantaient ensuite jusqu’au début du troisième Épisode, où Dionysos raconte l’humiliation qu’il vient d’infliger à Penthée – de manière générale, les choristes poursuivaient leurs chants et leurs danses en dehors des cinq Stasima.

25Pour le troisième Stasimon, lorsque le chœur évoque les punitions des dieux envers les impies, les Bacchantes, en jupon et seins nus, effectuaient une « ronde mécanique » sur des balançoires rudimentaires suspendues en place des carcasses bovines à la chaîne d’abattage de la boucherie.
26Dans le quatrième Stasimon, où elles s’identifient aux ménades et appellent la vengeance du dieu, sept d’entre elles revenaient vêtues d’une longue robe gris sale, pieds nus, et coiffées de masques monstrueux, mi-cubistes, mi-aborigènes. La huitième, habillée en « petite fille modèle », chantonnait doucement sur scène : « que vienne la justice ! », tout en jouant à la poupée. Devant elle, ramassée en une masse compacte au bord de l’orchestra, la troupe de ménades lançait ses appels à la vengeance directement au public, en claquant dans les mains, dans un même élan agressif.

27Pour leur danse de l’Exodos, où le chœur se réjouit de la mort de Penthée, les Bacchantes se déchaînaient. Ayant ôté leurs masques, alors qu’elles avaient valsé tranquillement au début du récit du Messager puis qu’elles s’étaient tenues assises à l’écouter, elles bondissaient pour exécuter une sorte de danse guerrière primitive, en rond, sur le rythme frénétique des percussions (deux d’entre elles maniaient aussi des tambourins), ce jusqu’à l’entrée d’Agavé (Évelyne Didi30), qui emboîtait leur danse pour fêter son « triomphe ». Le chœur restait ensuite présent jusqu’à la fin, assis par terre ou sur des chaises, assistant plus ou moins immobile à la révélation d’Agavé et à la scène de deuil, dans une indifférence ostensible (l’une des femmes lisait). Au départ de Cadmos et d’Agavé pour l’exil, toutes se levaient, ramassaient leurs fripes et, armées de leurs ballots, face au public, d’une seule voix, prononçaient les mots du coryphée qui closent la tragédie d’Euripide.