Extrait de l'article: Terreur et supplication:
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Le dieu qui terrifie, 
c’est encore Dionysos, le fils de Zeus. Sa mère, Sémélé, puisqu’elle 
était mortelle, pourrait faire douter que Dionysos fût un dieu à part 
entière. Mais en foudroyant Sémélé, en portant jusqu’à terme son fils 
dans sa cuisse, Zeus l’a purifié de ce qu’il pouvait avoir d’humain, 
pour en faire un dieu ayant sa place dans l’Olympe, un dieu 
particulièrement habile à terroriser les humains. Les Bacchantes 
d’Euripide permettent de prendre la mesure de cet épouvantable talent.
Dionysos
 entre dans Thèbes, dans le but de se faire reconnaître en tant que 
dieu. Or, ses tantes poussent l’impiété jusqu’à prétendre qu’il n’est 
pas le fils de Zeus. Plus grave encore, le fils d’Agavé, Penthée qui 
règne sur Thèbes, son propre cousin donc dans le monde des hommes, non 
seulement refuse de l’honorer, mais s’oppose à lui. Pour se venger de 
ses tantes, il les tire de leurs foyers, et avec elles toutes les femmes
 de Thèbes, pour les jeter sur les pentes sauvages de la montagne. Puis 
il s’occupera de Penthée.
Dionysos
 manifeste d’abord sa divinité par le pouvoir qu’il a de faire trembler.
 A peine a-t-il mis le pied dans Thèbes que la cité « tressaille ». La 
troupe des ménades qui le suivent est agitée par la convulsion 
permanente de la danse. Les bourgeoises de Thèbes, affolées par 
l’énergie divine, sont devenues bacchantes, courant frénétiquement dans 
la forêt. La montagne s’ébranle, saisie de cette palpitation. Enfin, 
« la terre même entrera dans la ronde                 » : chorégraphie cosmique que rythment les sursauts
 parcourant les entrailles de la matière, la pulsation primitive de la 
peur se confondant avec les origines mêmes de la vie. C’est pourquoi 
l’une des principales épithètes de Dionysos est Bromios : « le Frémissant, le Grondeur ».
La scène centrale des Bacchantes est le tremblement de terre que déclenche Dionysos en invoquant Enosis,
 personnification divinisée de « la Secousse ». Le palais de Penthée 
s’effondre, et l’on comprend que ni l’autorité ni la vie de celui qui 
règne sur Thèbes ne pourront résister à ce choc. Même les ménades en 
sont ébranlées. Quand leur maître sort des ruines du palais, elles sont 
prosternées. Ou bien sont-elles, à cause du choc, seulement tombées sur 
le sol ? Elles sont terrassées par la violence du séisme autant 
qu’inclinées en signe d’adoration. « Chassez de votre corps le 
tremblement de l’effroi [tromon]
                    [17]
                 Ibid., v. 607.
                    [17]
                 », s’écrie Dionysos.
Il utilise encore le mot phobos, de même qu’un terme rare dans les tragédies, le verbe ekplètto
                    [18]
                 Ibid., v. 604.
                    [18]
                 : « frapper », « abattre », « faire tomber » et, 
dans un sens figuré, « frapper de terreur ». De sorte qu’on trouve ici 
une sorte de pléonasme, de redoublement 
(« terroriser de terreur »), qui marque la force du coup reçu par les 
ménades. Si la nature fut traversée d’un vaste frisson, leur chair, 
encore toute pantelante, fut secouée par un spasme. C’est l’un des 
aspects de la trépidation dionysiaque. A certains égards, elle 
s’apparente à l’excitation qu’entraîne le désir. C’est d’ailleurs ce qui
 perdra Penthée. Il sera démembré, parce qu’il voulait surprendre les 
bacchantes se livrant à la débauche. Un mythe comme celui d’Actéon, qui 
est d’ailleurs le neveu de Sémélé, appartient à la même famille. En 
fait, même dans la pure puissance de Zeus, dans la divine colère (orgè)
 qui ne concerne en rien les valeurs morales, il y a l’idée que la 
terreur est une forme archaïque de plaisir, celui de la dépossession 
brutale de soi.
Le
 délire bachique est une sorte de traumatisme. Nous en avons vu les 
conséquences psychiques et physiques, la terreur et les tremblements, 
mais nous n’en avons pas précisé le mécanisme. Comme s’ils avaient 
violemment heurté l’esprit de Dionysos ou celui d’Athéna, l’esprit de 
Penthée ou celui d’Ajax sont expulsés hors de leur personne : ainsi que 
réagissent les corps sous l’action d’un corps en mouvement. L’égarement,
 le délire, la folie correspondent en fait, dans le mot à mot du texte 
grec, à une sorte d’extase
                    [19]
                 Ibid., v. 359 : exéstês phrenôn; v. 850, ékstêson ...
                    [19]
                , de sortie hors de soi. Dionysos pousse Penthée 
hors du bon sens, il lui enlève l’esprit, le faisant culbuter dans la 
démence. On dit que la terreur frappe. Plus exactement, elle résulte de 
la collision d’un homme et d’un dieu.
C’est
 en ces termes que Tirésias explique à Penthée le pouvoir de Dionysos. 
D’une part, le dieu est prophète, c’est lui, donc, qui fait les devins. 
Tirésias sait de quoi il parle. D’autre part, le dieu est guerrier, 
proche d’Arès. C’est Dionysos qui met en déroute les armées prêtes au 
combat, jetant la panique (phobos) 
dans leurs rangs, avant même le choc des lances. La détonation 
dionysiaque remplace pour ainsi dire la percussion des corps en armes. 
Les deux pouvoirs sont complémentaires. La divination se produit « quand
 le dieu a pénétré abondamment en nous
                    [20]
                 Ibid., v. 300.
                    [20]
                 ». Tandis que la terreur, au contraire, chasse 
l’âme du corps, l’extirpe, l’éjecte. La prise de possession n’a lieu 
qu’après le dessaisissement.
