jeudi 28 mai 2015

Sur la terreur dans les Bacchantes

 Extrait de l'article: Terreur et supplication:
 http://www.cairn.info/zen.php?ID_ARTICLE=POETI_151_0279

Le dieu qui terrifie, c’est encore Dionysos, le fils de Zeus. Sa mère, Sémélé, puisqu’elle était mortelle, pourrait faire douter que Dionysos fût un dieu à part entière. Mais en foudroyant Sémélé, en portant jusqu’à terme son fils dans sa cuisse, Zeus l’a purifié de ce qu’il pouvait avoir d’humain, pour en faire un dieu ayant sa place dans l’Olympe, un dieu particulièrement habile à terroriser les humains. Les Bacchantes d’Euripide permettent de prendre la mesure de cet épouvantable talent.

Dionysos entre dans Thèbes, dans le but de se faire reconnaître en tant que dieu. Or, ses tantes poussent l’impiété jusqu’à prétendre qu’il n’est pas le fils de Zeus. Plus grave encore, le fils d’Agavé, Penthée qui règne sur Thèbes, son propre cousin donc dans le monde des hommes, non seulement refuse de l’honorer, mais s’oppose à lui. Pour se venger de ses tantes, il les tire de leurs foyers, et avec elles toutes les femmes de Thèbes, pour les jeter sur les pentes sauvages de la montagne. Puis il s’occupera de Penthée.


Dionysos manifeste d’abord sa divinité par le pouvoir qu’il a de faire trembler. A peine a-t-il mis le pied dans Thèbes que la cité « tressaille ». La troupe des ménades qui le suivent est agitée par la convulsion permanente de la danse. Les bourgeoises de Thèbes, affolées par l’énergie divine, sont devenues bacchantes, courant frénétiquement dans la forêt. La montagne s’ébranle, saisie de cette palpitation. Enfin, « la terre même entrera dans la ronde  » : chorégraphie cosmique que rythment les sursauts parcourant les entrailles de la matière, la pulsation primitive de la peur se confondant avec les origines mêmes de la vie. C’est pourquoi l’une des principales épithètes de Dionysos est Bromios : « le Frémissant, le Grondeur ».

La scène centrale des Bacchantes est le tremblement de terre que déclenche Dionysos en invoquant Enosis, personnification divinisée de « la Secousse ». Le palais de Penthée s’effondre, et l’on comprend que ni l’autorité ni la vie de celui qui règne sur Thèbes ne pourront résister à ce choc. Même les ménades en sont ébranlées. Quand leur maître sort des ruines du palais, elles sont prosternées. Ou bien sont-elles, à cause du choc, seulement tombées sur le sol ? Elles sont terrassées par la violence du séisme autant qu’inclinées en signe d’adoration. « Chassez de votre corps le tremblement de l’effroi [tromon] [17]  Ibid., v. 607. [17]  », s’écrie Dionysos.

Il utilise encore le mot phobos, de même qu’un terme rare dans les tragédies, le verbe ekplètto [18]  Ibid., v. 604. [18]  : « frapper », « abattre », « faire tomber » et, dans un sens figuré, « frapper de terreur ». De sorte qu’on trouve ici une sorte de pléonasme, de redoublement (« terroriser de terreur »), qui marque la force du coup reçu par les ménades. Si la nature fut traversée d’un vaste frisson, leur chair, encore toute pantelante, fut secouée par un spasme. C’est l’un des aspects de la trépidation dionysiaque. A certains égards, elle s’apparente à l’excitation qu’entraîne le désir. C’est d’ailleurs ce qui perdra Penthée. Il sera démembré, parce qu’il voulait surprendre les bacchantes se livrant à la débauche. Un mythe comme celui d’Actéon, qui est d’ailleurs le neveu de Sémélé, appartient à la même famille. En fait, même dans la pure puissance de Zeus, dans la divine colère (orgè) qui ne concerne en rien les valeurs morales, il y a l’idée que la terreur est une forme archaïque de plaisir, celui de la dépossession brutale de soi.

Le délire bachique est une sorte de traumatisme. Nous en avons vu les conséquences psychiques et physiques, la terreur et les tremblements, mais nous n’en avons pas précisé le mécanisme. Comme s’ils avaient violemment heurté l’esprit de Dionysos ou celui d’Athéna, l’esprit de Penthée ou celui d’Ajax sont expulsés hors de leur personne : ainsi que réagissent les corps sous l’action d’un corps en mouvement. L’égarement, le délire, la folie correspondent en fait, dans le mot à mot du texte grec, à une sorte d’extase [19]  Ibid., v. 359 : exéstês phrenôn; v. 850, ékstêson ... [19] , de sortie hors de soi. Dionysos pousse Penthée hors du bon sens, il lui enlève l’esprit, le faisant culbuter dans la démence. On dit que la terreur frappe. Plus exactement, elle résulte de la collision d’un homme et d’un dieu.

C’est en ces termes que Tirésias explique à Penthée le pouvoir de Dionysos. D’une part, le dieu est prophète, c’est lui, donc, qui fait les devins. Tirésias sait de quoi il parle. D’autre part, le dieu est guerrier, proche d’Arès. C’est Dionysos qui met en déroute les armées prêtes au combat, jetant la panique (phobos) dans leurs rangs, avant même le choc des lances. La détonation dionysiaque remplace pour ainsi dire la percussion des corps en armes. Les deux pouvoirs sont complémentaires. La divination se produit « quand le dieu a pénétré abondamment en nous [20]  Ibid., v. 300. [20]  ». Tandis que la terreur, au contraire, chasse l’âme du corps, l’extirpe, l’éjecte. La prise de possession n’a lieu qu’après le dessaisissement.

La tragédie d’Euripide en témoigne abondamment. La démence de Penthée est une cruelle et longue suite de déperditions, allant de la perte de l’esprit, à celle du pouvoir, à celle même de son sexe, quand, sous les conseils de Dionysos, il prend un vêtement féminin, en vue d’espionner les bacchantes. Enfin, jusqu’à la perte de son intégrité physique, jusqu’au démembrement. C’est un euphémisme de dire que sa propre mère et ses tantes le tuent : elles le déchiquettent, elles le dispersent dans la forêt, elles l’éparpillent, ne laissant pas même de dépouille. Il ne reste qu’une tête, avec deux yeux écarquillés. Agavé l’arbore devant le peuple de Thèbes, croyant dans son délire qu’elle tient la tête d’un lionceau. Geste spectaculaire, triomphal, frappant, image même de la terreur, où la dépossession poussée à l’extrême devient décapitation.