" (…) on ne
pouvait participer à l'oreibasie sans avoir revêtu un costume dont les
éléments et accessoires, nettement reconnaissables sur les documents figurés,
ont presque tous une signification aisée à restituer.
Ce costume est un costume de femme. Il est identique
pour les bacchants et pour les ménades. Ce qui revient à dire que, pour
participer à la danse orgiastique, les hommes doivent se travestir en femmes.
Or, comme les résistances du Penthée d'Euripide le montrent bien * [65] , il ne s'agit pas d'un simple déguisement,
mais bien de renoncer à sa virilité pour passer provisoirement dans l'autre
camp, celui des femmes. Au reste, Dionysos ne limite pas cette exigence à
ceux de ses adeptes qui pratiquaient les orgies de la montagne. Ceux qui
escortaient le phallos dans les Phallophories devaient eux aussi revêtir des
habits de femme ; il fallait être habillé en femme pour exécuter la danse
dionysiaque appelée Ithyphallos ; enfin, deux jeunes gens déguisés en
femmes marchaient en tête de la procession que comportait, à Athènes, la fête
dionysiaque des Oschophories * [66] .
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La première pièce de ce qu'on pourrait appeler la
" livrée dionysiaque ", c'est une longue tunique plissée, le péplos,
que les femmes grecques portaient à même le corps et que l'usage leur
réservait. Dionysos lui-même est très souvent représenté vêtu de cette
tunique. Dans la vie courante, elle était ordinairement de laine, mais il
semble que celle des ménades (et des bacchants) était plutôt de lin : c'est
ce que suggèrent les représentations figurées, où le vêtement porté par les
danseuses dionysiaques paraît particulièrement léger et transparent. Des
impératifs religieux dictaient sans doute ce choix : dans une expérience
exceptionnellement vive de la présence du sacré (la possession), le lin
pouvait être porté sans risque à même la peau parce qu'il était d'origine
végétale. Il en eût été autrement de la laine qui, coupée sur du vivant,
devait à cette origine des pouvoirs éventuellement dangereux.
Mais, de même que le rameau du suppliant associe
l'élément végétal (la branche d'arbre) à des bandelettes de laine blanche
(qui entourent le rameau) et confère ainsi à celui qui le porte la protection
des dieux, autrement dit signifie qu'il est adopté par eux, de même, autour
de la taille du thiasote, une ceinture de laine blanche maintient la tunique
de lin et consacre à son dieu le fidèle de Dionysos. Nous avons plusieurs
témoignages attestant que le port de cette ceinture marquait l'appartenance
définitive au dieu des " orgies ". Un bacchant (ou une bacchante)
" ayant reçu la ceinture " (apo katazdôséos) est un bacchant
du grade le plus élevé dans les thiases hiérarchisés des époques
héllénistique et romaine, comme celui, bien connu par une célèbre
inscription, où officiait, dans les environs de Rome, la prêtresse
Agrippinilla * [67] . Le modèle mythique ne
fait d'ailleurs pas défaut : Ino, la nourrice de Dionysos, est qualifiée de leucozdônè
(" à la blanche ceinture ") dans une inscription de Mélitaia,
en Thessalie * [68] .
Un détail encore, en ce qui concerne la ceinture :
elle est tressée dans de la laine brute ; autrement dit, loin d'avoir
l'aspect lisse d'une cordelette, elle est barbelée de petits poils blancs
(qui rappellent la toison de l'animal d'où elle provient) * [69] . Le choix de la laine brute est significatif
: il représente, pourrait-on dire, un compromis entre la nécessité où sont
placées les femmes de s'occuper à transformer la laine, produit naturel,
selon des normes culturelles définies, et le refus que Dionysos exige
qu'elles opposent à ce type d'activité (et aux normes auxquelles il répond)
lorsqu'il les appelle à le rejoindre sur la montagne.
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Sur leurs épaules, les bacchantes portent la
nébride. C'est la peau d'un petit animal sauvage, le faon moucheté, ou,
plus souvent, dans la pratique culturelle, d'un animal semi-sauvage, le
chevreau. Les bacchantes nouaient deux pattes de cette dépouille par devant,
sur leur poitrine, laissant flotter le reste dans leur dos, ou, au contraire,
l'attachant à leur taille par la ceinture de laine. La nébride était sans
doute la peau de l'animal sacrifié par l'impétrante (ou l'impétrant) lors de
sa réception dans le thiase * [70] . Elle est
donc le signe de consécration, mais, de plus, elle associe étroitement le
fidèle à son dieu. Car Dionysos est lui-même invoqué comme chevreau à
Lacédémone. C'est sous cette forme qu'il recevait un culte à Métaponte, sur
le golfe de Tarente et Zeus l'avait métamorphosé en chevreau pour qu'Héra,
jalouse, ne pût pas le reconnaître lorsqu'après la mésaventure arrivée à sa
première nourrice, Ino, il le fit transporter chez les nymphes du mont Nysa * [71] . On peut ajouter qu'à Oinoè, près de
Cithéron, dans une des régions de Grèce les plus marquées par la légende et
le culte dionysiaques, et à Hermionè, sur la côte d'Argolide, on connaît un
Dionysos Mélanaïgis (" à la peau de chèvre noire ") * [72] . En ce qui concerne le faon, notre
documentation est moins probante : on peut toutefois noter qu'un poète
lyrique, Alcée, appliquait à Dionysos l'épithète de Kémèlios, laquelle
a pu être rapprochée de l'un des noms du faon : kéma * [73] .
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Dans leur main, bacchantes et bacchants portent
(comme, sur certaines représentations, le dieu lui-même) un bâton rituel
communément nommé thyrse. C'est peut-être le symbole le plus
représentatif des orgies dionysiaques, le signe le plus spécifique de
l'appartenance du fidèle à son dieu. A l'époque classique, le thyrse est fait
de la tige d'une grande ombellifère sauvage (fenouil ou férule) dont le nom,
narthèx, peut d'ailleurs désigner l'objet tout entier. On enguirlande le
narthèx de lierre et, à son extrémité, on attache un bouquet de feuilles (de
lierre ou du vigne) ou une pomme de pin. La réunion de ces éléments confère
au thyrse son pouvoir. Celui qui le tient, tient alors le dieu (et, davantage
encore, est tenu par lui). Le fenouil et la férule sont, en effet, des
plantes dont l'" exubérance " (multiplication et croissance rapides
dans la nature sauvage) pouvait aisément être interprétée comme épiphanie de
Dionysos. Si la tige de fenouil pouvait constituer la hampe du thyrse, les
ombelles servaient, de leur côté, à confectionner des couronnes. On les
portait dans certaines cérémonies dionysiaques, à l'exemple du vieux Silène,
le maître et le compagnon de Dionysos * [74] .
Les témoignages sont moins explicites en ce qui concerne la férule. Mais il
reste que c'est le nom de cette plante, narthèx, qui a servi à désigner la
hampe du thyrse (de quelque plante qu'elle soit faite), puis, comme nous
venons de le rappeler, le thyrse lui-même. L'histoire sémantique du mot peut
être un indice de la valorisation rituelle de la plante qu'il désigne à
l'origine.
Quant à la vigne, à la pomme de pin et au lierre,
nous ne nous étonnerons pas de les retrouver ici. Mais il importe d'ajouter
que le lierre paraît avoir été l'élément indispensable, faute duquel un
thyrse n'était pas un thyrse, mais restait un simple bâton. Euripide
l'indique clairement lorsqu'il appelle " thyrse défunt ", thyrse
qui a perdu ses pouvoirs, un thyrse dégarni de son lierre * [75] . De lierre encore, et signifiant de même la
consécration au dieu, étaient les couronnes que portaient très souvent les
thiasotes célébrant l'orgie sur la montagne, tout comme d'ailleurs les
buveurs participant aux symposia dionysiaques. Le dieu lui-même est presque
toujours représenté couronné de lierre sur les vases, les fresques ou les
mosaïques.
Mais les couronnes peuvent être remplacées par la
mitra : c'est une sorte d'écharpe, assez luxueuse, que l'on enroule autour de
la tête, à la façon d'un turban. Cette coiffure, d'origine lydienne, fut très
à la mode chez les Athéniennes du 5ième siècle. Elle était, dans
l'usage profane, typiquement féminine. Mais, si les bacchantes la portent,
c'est en fonction d'une signification religieuse assez différente : car
Dionysos, que la tradition faisait venir de Lydie, peut, à l'occasion, porter
lui-même la mitra. Des peintres de vases, des sculpteurs nous le
montrent ainsi paré ; Sophocle l'appelle le Chrysomitrès (" le
dieu à la mitra dorée ") * [76] et un
hymne orphique invoque Dionysos Mitrèphoros (" qui porte la mitra
") * [77] . Or, portée par lui, la mitra
cesse d'être une coiffure de femme pour devenir une coiffure efféminée.
C'est, plus exactement, une coiffure d'homme-femme. Et, en la portant à leur
tour, les bacchantes (ou, éventuellement, les bacchants) cessent d'être des femmes
(ou des hommes) pour s'identifier à l'homme-femme.
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Couronne ou mitra coiffent une chevelure dont
le rituel exige qu'elle soit longue et qu'elle puisse, le moment venu,
flotter librement sur les épaules. Le sens de cette prescription est le même
que celui que nous avons reconnu dans l'usage de porter la mitra. Mais
l'élément qui implique l'identification à l'homme-femme n'est pas, comme
pourrait le croire un Occidental d'aujourd'hui, le fait que les cheveux
soient longs. Dans la Grèce classique, les hommes pouvaient, aussi bien que
les femmes, garder les cheveux longs. Certes, dans l'Athènes du 5ième
siècle, les citoyens portaient habituellement les cheveux courts. Mais
certains jeunes aristocrates, admirant les Spartiates et désirant les imiter,
gardaient leurs cheveux longs à la mode ancienne. Ce n'était pas le signe de
tendances efféminées, bien au contraire.
Seulement, un homme qui gardait les cheveux longs se
devait de les natter, de les ramener sur sa tête et de les nouer sur son
front : ainsi, il était prêt pour la lutte, ou le combat. Si, au contraire,
il laissait sa chevelure dénouée, il suggérait que devant l'adversaire ou
l'ennemi, son comportement serait celui d'une femme. L'élément qui indique le
passage à la féminité dionysiaque (celle d'un homme arborant des caractères
féminins, ou d'une femme s'identifiant à un homme-femme) est donc le fait que
la chevelure du bacchant (ou de la bacchante) reste dénouée et susceptible de
flotter sur les épaules. Bien entendu, c'est Dionysos lui-même qui a donné
l'exemple de cette coiffure à ses fidèles. Cela apparaît sur de nombreuses
représentations du dieu. Et Euripide, dans ses Bacchantes, a insisté
sur les " boucles blondes ", la " chevelure parfumée "
qui caractérisent l'Etranger (Dionysos) et l'opposent à Penthée, jeune prince
viril aux cheveux relevés et nattés. Aussi bien, lorsque ce même Penthée,
envoûté par Dionysos, sera allé malgré lui revêtir la " livrée
dionysiaque " et réapparaîtra au public costumé en bacchant, le dieu ne
manquera pas de lui faire observer (avec une cruelle ironie) le désordre
de sa chevelure * [78] .
Au total, le costume rituel que nous venons de
décrire apparaît certes comme un ensemble de signes manifestant la
consécration du fidèle à son dieu (le revêtir est donc l'équivalent d'une
prise d'habit) mais davantage encore il exprime la recherche d'une
identification avec ce dieu, particulièrement en tant qu'il est homme-femme.
Par lui-même, un tel costume appelle la possession et l'extase."
http://www.ethnopsychiatrie.net/actu/bourlet.htm
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Un blog pour les élèves des options théâtre du Lycée Camille Sée à Colmar