extrait d'un ouvrage de Jean-Pierre Sarrazac
(...)Le théâtre accuse un retard considérable sur le roman, déplore Zola. Comment
combler ce retard ? Comment, en cette fin de XIXème siècle, réformer et le
drame et la scène de façon à les replacer à hauteur des autres arts ? Cette
révolution naturaliste et ce principe d’un art « expérimental » qu’il a su
faire triompher sur le terrain romanesque, par quels moyens Zola va-t-il tenter
de les transplanter dans le domaine du théâtre ?... La réponse est double.
D’une part, par des adaptations théâtrales - souvent trop anthologiques et
illustratives - de ses propres romans au théâtre, notamment L’Assommoir (1879).
D’autre part, à travers des « campagnes dramatiques »» dans les journaux
bientôt reprises en deux volumes : Le naturalisme au théâtre et Nos auteurs
dramatiques (1881). Si l’on cherche à identifier une doctrine du naturalisme au
théâtre, c’est assurément plus dans ces ouvrages que dans les quelques
spectacles trop anthologiques ou trop mélodramatiques tirés des romans du
maître de Médan. La recherche de « la vérité au théâtre » étant le pilier
central de cette doctrine, Zola va militer pour l’éradication de toute une
convention morte dont il estime qu’elle grève l’art du dramaturge comme celui
des comédiens et des décorateurs. Cette convention obsolète concerne aussi bien
l’écriture des pièces - mécanique de la pièce « bien faite » fondée sur les
préparations, la scène à faire et des « caractères » stéréotypés - que l’art de
la scène avec ses décors peints immuables et interchangeables - le même salon
hors d’âge - et des acteurs qui viennent systématiquement à l’avant scène pour
déclamer leur texte face au public.
Pour Zola et tous ceux qui se rallient à son combat, l’objectif est clair :
mettre sur la scène, dans sa complexité et dans sa diversité, la société
contemporaine ; montrer l’influence du milieu sur les hommes ; faire entrer un
air nouveau, en provenance du monde réel, dans un espace confiné par une «
tradition » sans avenir. Pensant peut-être à lui-même, le romancier naturaliste
en appelle à un grand réformateur du théâtre : « un tempérament puissant dont
le cerveau puissant vînt révolutionner les conventions admises et planter le
véritable drame humain à la place des mensonges ridicules qui s’étalent
aujourd’hui. Je m’imagine ce créateur enjambant les ficelles des habiles,
crevant les cadres imposés, élargissant la scène jusqu’à la mettre de
plain-pied avec la salle, donnant un frisson de vie aux arbres peints des
coulisses, amenant par la toile de fond le grand air libre de la vie réelle ».
En fait, Zola ne sera pas ce créateur. Et ce créateur génial ne sera pas non
plus unique. Ce sera plutôt l’affaire d’une pléiade de grands auteurs
européens de la fin du XIXème et du début du XXème siècles, en tête desquels le
norvégien Ibsen, le suédois Strindberg et le russe Tchékhov et de deux grands
artistes et artisans de théâtre, qui n’étaient pas, eux, des auteurs : les
directeurs de théâtre et « metteurs en scène » (on commence à employer le
vocable) Antoine et Stanislavski.
Avènement de la mise en scène moderne
Le 30 mars 1887, André Antoine, ancien employé de la Compagnie du Gaz, ouvre
les portes du Théâtre-Libre où il dirige une troupe d’anciens amateurs, de
sortants ou de refusés du Conservatoire, qui vont porter sur leurs épaules une
des plus grandes révolutions scéniques de la modernité. Patronnée par Zola,
Edmond de Goncourt, Daudet et leurs clans respectifs, mais aussi par Henri
Becque, dramaturge solitaire et isolé, cette aventure théâtrale s’annonce comme
une institution littéraire destinée à porter à la scène les auteurs nouveaux,
qu’ils soient de tendance naturaliste ou qu’ils appartiennent à d’autres
courants, notamment idéaliste et symboliste.
Mais si les avancées du Théâtre-Libre en matière de répertoire sont
considérables - adaptations de qualité des romans de Zola, des Goncourt et
d’autres naturalistes ; pièces inédites d’une nouvelle génération de
dramaturges tels que Jullien, Ancey, Darien, Descaves ; traductions de grandes
pièces étrangères d’Ibsen, de Strindberg, d’Hauptmann, de Tolstoï -, le mérite
principal du Théâtre-Libre devant la postérité sera d’avoir été le laboratoire
où la mise en scène moderne s’est inventée. Très attentif aux théories
théâtrales de Zola, André Antoine va faire entrer dans la pratique, avec
souplesse et intelligence, le principe du Naturalisme au théâtre selon lequel
les décors doivent tenir au théâtre la place que les descriptions tiennent dans
les romans. En fait, cette romanisation du théâtre affecte la mise en scène
dans son entier : construction de décors reconstituant de façon rigoureuse le
milieu dans lequel évoluent les personnages (et, pour cela, suppression des
toiles peintes, des plantations conventionnelles et des objets peints sur le
décor), exactitude du mobilier et des accessoires, instauration d’un «
quatrième mur » virtuel qui n’existe que pour l’acteur ; acteurs jouant en
interaction avec le décor et dans l’ignorance volontaire du public - au besoin,
en lui tournant le dos. À partir de telles prémisses, qui ne sont pas sans nous
rappeler Diderot et sa théorie du « naturel » au théâtre, la mise en scène ne
peut que privilégier la reproduction de la vie quotidienne, d’un parler prosaïque
(entendons : non conventionnellement emphatique et déclamatoire), d’un jeu
gestuel ou le silence prend toute son importance.
Avec Sœur Philomène (Théâtre-Libre, 1887) adaptée des Goncourt par Vidal et
Byl et mise en scène par Antoine, nous pénétrons véritablement dans la salle de
garde d’un hôpital puis dans une salle où sont les malades, toutes deux
reconstituées avec une certaine précision ethnographique. Et, dans Le Canard
Sauvage (Théâtre-Libre, 1891) d’Ibsen, le fameux décor d’intérieur en vrai
sapin de Norvège et la présence centrale du poêle, alimenté en bûches par les
personnages, jouent un rôle dramatique éminent. Ils inscrivent les personnages
dans un temps et un espace précis et concrets ; ils agissent directement sur
eux et autorisent un jeu muet (la « pantomime » chère à Diderot, la gestuelle
que prônera Brecht) qui fait contrepoint aux paroles des personnages : Gina
Ekdal et sa fille Hedvig confrontées à la logomachie de Hjalmar Hegdal et
Gregers Werle, les personnages masculins...
La légende du Théâtre-Libre insiste volontiers sur les quartiers de viande
sanguinolents de la mise en scène des Bouchers de Ferdinand Icres, sur la
fontaine ruisselante (de vraie eau) de Chevalerie rustique de Verga, sur
Antoine installant sur la scène son propre mobilier ; elle a pour inconvénient
de faire passer pour de la naïveté d’amateur et pour de l’exotisme ce qui
ressortit en fait à un processus esthétique très étudié. De façon plus
pernicieuse, cette légende, toujours vivace aujourd’hui, autorise la critique à
taxer d’illusionniste - ou, au mieux, de « réalisme illusionniste » - l’art de
la mise en scène selon Antoine.
Au delà des malentendus historiques, l’essentiel est qu’Antoine parvient à
harmoniser ce qu’il appelle la « partie matérielle » de la mise en scène
(décors, costumes, accessoires exacts) avec ce qu’il appelle la « partie
immatérielle », c’est-à-dire l’interprétation des acteurs et, plus largement,
l’interprétation même de la pièce par le metteur en scène. Processus que
perfectionnera encore Constantin Stanislavski, lorsque, dix ans plus tard, en
1897, il ouvrira le Théâtre artistique de Moscou. Bénéficiant de moyens et
d’une organisation bien supérieurs à ceux qu’Antoine aura pu connaître au
Théâtre-Libre puis au Théâtre-Antoine, Stanislavski saura également constituer
une méthode de formation et d’entraînement du comédien sur laquelle nous nous
appuyons encore aujourd’hui en grande partie... Toujours est-il que c’est de
cette dialectique initiée par Antoine entre partie matérielle et partie
immatérielle, que procède le concept moderne de mise en scène et celui d’un
metteur en scène (naguère, le régisseur n’avait la responsabilité que
de la seule partie matérielle) promu auteur du spectacle, c’est-à-dire co-auteur
de l’œuvre théâtrale.(...)