dimanche 20 septembre 2015

Théâtre et naturalisme

extrait d'un ouvrage de  Jean-Pierre Sarrazac



 (...)Le théâtre accuse un retard considérable sur le roman, déplore Zola. Comment combler ce retard ? Comment, en cette fin de XIXème siècle, réformer et le drame et la scène de façon à les replacer à hauteur des autres arts ? Cette révolution naturaliste et ce principe d’un art « expérimental » qu’il a su faire triompher sur le terrain romanesque, par quels moyens Zola va-t-il tenter de les transplanter dans le domaine du théâtre ?... La réponse est double. D’une part, par des adaptations théâtrales - souvent trop anthologiques et illustratives - de ses propres romans au théâtre, notamment L’Assommoir (1879). D’autre part, à travers des « campagnes dramatiques »» dans les journaux bientôt reprises en deux volumes : Le naturalisme au théâtre et Nos auteurs dramatiques (1881). Si l’on cherche à identifier une doctrine du naturalisme au théâtre, c’est assurément plus dans ces ouvrages que dans les quelques spectacles trop anthologiques ou trop mélodramatiques tirés des romans du maître de Médan. La recherche de « la vérité au théâtre » étant le pilier central de cette doctrine, Zola va militer pour l’éradication de toute une convention morte dont il estime qu’elle grève l’art du dramaturge comme celui des comédiens et des décorateurs. Cette convention obsolète concerne aussi bien l’écriture des pièces - mécanique de la pièce « bien faite » fondée sur les préparations, la scène à faire et des « caractères » stéréotypés - que l’art de la scène avec ses décors peints immuables et interchangeables - le même salon hors d’âge - et des acteurs qui viennent systématiquement à l’avant scène pour déclamer leur texte face au public.
Pour Zola et tous ceux qui se rallient à son combat, l’objectif est clair : mettre sur la scène, dans sa complexité et dans sa diversité, la société contemporaine ; montrer l’influence du milieu sur les hommes ; faire entrer un air nouveau, en provenance du monde réel, dans un espace confiné par une « tradition » sans avenir. Pensant peut-être à lui-même, le romancier naturaliste en appelle à un grand réformateur du théâtre : « un tempérament puissant dont le cerveau puissant vînt révolutionner les conventions admises et planter le véritable drame humain à la place des mensonges ridicules qui s’étalent aujourd’hui. Je m’imagine ce créateur enjambant les ficelles des habiles, crevant les cadres imposés, élargissant la scène jusqu’à la mettre de plain-pied avec la salle, donnant un frisson de vie aux arbres peints des coulisses, amenant par la toile de fond le grand air libre de la vie réelle ». En fait, Zola ne sera pas ce créateur. Et ce créateur génial ne sera pas non plus unique. Ce sera plutôt l’affaire d’une pléiade de grands auteurs européens de la fin du XIXème et du début du XXème siècles, en tête desquels le norvégien Ibsen, le suédois Strindberg et le russe Tchékhov et de deux grands artistes et artisans de théâtre, qui n’étaient pas, eux, des auteurs : les directeurs de théâtre et « metteurs en scène » (on commence à employer le vocable) Antoine et Stanislavski.

Avènement de la mise en scène moderne
Le 30 mars 1887, André Antoine, ancien employé de la Compagnie du Gaz, ouvre les portes du Théâtre-Libre où il dirige une troupe d’anciens amateurs, de sortants ou de refusés du Conservatoire, qui vont porter sur leurs épaules une des plus grandes révolutions scéniques de la modernité. Patronnée par Zola, Edmond de Goncourt, Daudet et leurs clans respectifs, mais aussi par Henri Becque, dramaturge solitaire et isolé, cette aventure théâtrale s’annonce comme une institution littéraire destinée à porter à la scène les auteurs nouveaux, qu’ils soient de tendance naturaliste ou qu’ils appartiennent à d’autres courants, notamment idéaliste et symboliste.
Mais si les avancées du Théâtre-Libre en matière de répertoire sont considérables - adaptations de qualité des romans de Zola, des Goncourt et d’autres naturalistes ; pièces inédites d’une nouvelle génération de dramaturges tels que Jullien, Ancey, Darien, Descaves ; traductions de grandes pièces étrangères d’Ibsen, de Strindberg, d’Hauptmann, de Tolstoï -, le mérite principal du Théâtre-Libre devant la postérité sera d’avoir été le laboratoire où la mise en scène moderne s’est inventée. Très attentif aux théories théâtrales de Zola, André Antoine va faire entrer dans la pratique, avec souplesse et intelligence, le principe du Naturalisme au théâtre selon lequel les décors doivent tenir au théâtre la place que les descriptions tiennent dans les romans. En fait, cette romanisation du théâtre affecte la mise en scène dans son entier : construction de décors reconstituant de façon rigoureuse le milieu dans lequel évoluent les personnages (et, pour cela, suppression des toiles peintes, des plantations conventionnelles et des objets peints sur le décor), exactitude du mobilier et des accessoires, instauration d’un « quatrième mur » virtuel qui n’existe que pour l’acteur ; acteurs jouant en interaction avec le décor et dans l’ignorance volontaire du public - au besoin, en lui tournant le dos. À partir de telles prémisses, qui ne sont pas sans nous rappeler Diderot et sa théorie du « naturel » au théâtre, la mise en scène ne peut que privilégier la reproduction de la vie quotidienne, d’un parler prosaïque (entendons : non conventionnellement emphatique et déclamatoire), d’un jeu gestuel ou le silence prend toute son importance.
Avec Sœur Philomène (Théâtre-Libre, 1887) adaptée des Goncourt par Vidal et Byl et mise en scène par Antoine, nous pénétrons véritablement dans la salle de garde d’un hôpital puis dans une salle où sont les malades, toutes deux reconstituées avec une certaine précision ethnographique. Et, dans Le Canard Sauvage (Théâtre-Libre, 1891) d’Ibsen, le fameux décor d’intérieur en vrai sapin de Norvège et la présence centrale du poêle, alimenté en bûches par les personnages, jouent un rôle dramatique éminent. Ils inscrivent les personnages dans un temps et un espace précis et concrets ; ils agissent directement sur eux et autorisent un jeu muet (la « pantomime » chère à Diderot, la gestuelle que prônera Brecht) qui fait contrepoint aux paroles des personnages : Gina Ekdal et sa fille Hedvig confrontées à la logomachie de Hjalmar Hegdal et Gregers Werle, les personnages masculins...
La légende du Théâtre-Libre insiste volontiers sur les quartiers de viande sanguinolents de la mise en scène des Bouchers de Ferdinand Icres, sur la fontaine ruisselante (de vraie eau) de Chevalerie rustique de Verga, sur Antoine installant sur la scène son propre mobilier ; elle a pour inconvénient de faire passer pour de la naïveté d’amateur et pour de l’exotisme ce qui ressortit en fait à un processus esthétique très étudié. De façon plus pernicieuse, cette légende, toujours vivace aujourd’hui, autorise la critique à taxer d’illusionniste - ou, au mieux, de « réalisme illusionniste » - l’art de la mise en scène selon Antoine.
Au delà des malentendus historiques, l’essentiel est qu’Antoine parvient à harmoniser ce qu’il appelle la « partie matérielle » de la mise en scène (décors, costumes, accessoires exacts) avec ce qu’il appelle la « partie immatérielle », c’est-à-dire l’interprétation des acteurs et, plus largement, l’interprétation même de la pièce par le metteur en scène. Processus que perfectionnera encore Constantin Stanislavski, lorsque, dix ans plus tard, en 1897, il ouvrira le Théâtre artistique de Moscou. Bénéficiant de moyens et d’une organisation bien supérieurs à ceux qu’Antoine aura pu connaître au Théâtre-Libre puis au Théâtre-Antoine, Stanislavski saura également constituer une méthode de formation et d’entraînement du comédien sur laquelle nous nous appuyons encore aujourd’hui en grande partie... Toujours est-il que c’est de cette dialectique initiée par Antoine entre partie matérielle et partie immatérielle, que procède le concept moderne de mise en scène et celui d’un metteur en scène (naguère, le régisseur n’avait la responsabilité que de la seule partie matérielle) promu auteur du spectacle, c’est-à-dire co-auteur de l’œuvre théâtrale.(...)