mercredi 6 janvier 2016

Pinocchio de Joel Pommerat à l'Atelier Berthier Odéon


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Trahir ses promesses, tenir sa parole
Qui donc est-il, ce Pinocchio dont a rêvé Joël Pommerat et qu’il destine d’abord aux enfants ? Un être effaré, naïf, ravi – donc plongé, ajoute-t-il, dans «un état profondément théâtral». Il a bien des défauts. Il a aussi dans sa manche plus d’un atout pour nous séduire. Né d’un seul coup sans prendre le temps de mûrir, il ignore tout des lois de la patience et du travail. Il n’est pas venu au monde pour s’y ennuyer, mais pour y vivre le mieux possible. Être pauvre, très peu pour lui. Bref, c’est une tête de bois – un bois pas toujours très poli. Ni très sincère... Mais parfois, pour grandir, il faut commencer par le nez. Et après tout, «cette histoire extraordinaire et véridique à la fois» sert justement à faire sentir que «rien n’est plus important dans la vie que la vérité»...
 Créé à l’Odéon en mars 2008, cet envoûtant Pinocchio comble tous ses publics.
Pommerat le fait d’abord surgir d’un arbre, après un orage, comme un esprit de la nature. Il n’est alors qu’une voix impatiente de venir au monde, une silhouette qui rôde et récrimine dans l’ombre d’un rideau en attendant de rejoindre un corps. Pinocchio a soif d’être là, soif si intense qu’elle s’incarnerait presque dans la première bûche venue. Son besoin fou et foisonnant de vivre et de se sentir vivre se traduit et se multiplie en appétits de son corps tout neuf : boire, manger, exercer sa langue, ses oreilles, ses yeux, et puis se dégourdir, bien sûr, agiter les mains et les pieds, arpenter le monde entier pour y trouver de quoi s’éblouir et s’émerveiller. La soif d’être là est aussitôt soif de mouvement, de voyage – bougeotte et curiosité, comme si Pinocchio, sans le savoir, brûlait de fuir à toutes jambes les racines dont il est issu.

Dans son long périple vers lui-même, comment parvient-il à son vrai visage ? En naissant, Pinocchio ne paraît guère avoir d’autres ambitions que celles de ses pulsions, qui risquent de le dévoyer dès ses premiers pas. Sans doute se résigne-t-il très vite à aller à l’école, mais cette décision, loin d’être sage, témoigne au contraire de l’énergie de ses désirs. C’est en effet pour se donner les moyens de les assouvir que la marionnette consent d’abord à l’éducation, dans le seul but de devenir riche. Aux yeux de Pommerat, pourtant, cette fascination de la possession ne suffit pas à définir tout entier l’être de Pinocchio. L’avidité – le besoin d’avoir – n’est ici qu’un aspect obsédant, envahissant, d’un appel plus profond (et dont la voix est constamment menacée d’être couverte par le fracas des désirs ordinaires). Que survienne en effet sur le chemin de l’écolier la tentation d’un merveilleux spectacle, que résonne la voix d’une diva baignée de lumières chatoyantes et qui est comme la promesse de la fée à venir, et il vendra aussitôt son livre d’étude pour satisfaire cet autre besoin, aussi pressant que la faim ou la soif : le besoin de beauté.

Cela étant, le père de Pinocchio est pauvre. Or pauvreté et beauté ne semblent pas faites pour s’entendre – surtout, sans doute, au regard d’un enfant. D’un côté, Pinocchio voudrait être riche pour lui-même, mais aussi pour son père, pour cet homme qui s’est privé d’un manteau pour lui acheter un livre de classe. D’un autre côté, il ne peut avouer la pauvreté de ce père, car il lui faut proclamer hautement, à la face de ce monde dont il a si faim – qu’il n’est pas, lui, de ceux qui se laissent posséder. Chez notre vaillant petit pantin, la fierté – l’aspiration à être reconnu pour quelqu’un de valeur, et qui est digne d’exister – n’est pas le moins impérieux des besoins. Par honte du pauvre père, l’amour du fils pour lui ne se laisse donc pas exprimer. Et faute de faire place à la simplicité d’un tel aveu, Pinocchio se montre agressif, insolent, contraint de faire le malin, comme on dit – jusqu’au mensonge qui le défigure...

C’est ainsi que dès le début des aventures de ce Pinocchio, le besoin de beauté, le besoin de fierté, sont également présents et actifs, au point d’entraîner parfois sur des voies mauvaises. Comment notre héros retrouvera-t-il le droit chemin ?  Il faut le voir faire pour le croire, pour sentir avec lui quelle est sa vérité et combien il en coûte parfois de la découvrir, à l’issue des mille invraisemblances d’«une histoire à dormir debout» si plaisamment qualifiée de «véridique»... Car il s’agit, dans le théâtre de Pommerat, non pas de prêcher des leçons, mais de montrer et partager des expériences. L’existence qu’on a reçue est-elle une dette qu’on doit régler ? Peut-on devenir grand tout en restant libre ? Faut-il parfois trahir ses promesses pour mieux tenir sa parole ? Ces questions que le jeune public se pose sans toujours les formuler, Pommerat sait les lui rendre concrètes, à travers la fantaisie de situations qui les rendent pourtant vécues, sensibles. Et chaque enfant, chaque soir, en réinvente pour soi-même les réponses, en suivant le courageux pantin tout au long de ses aventures, en route vers l’humanité. 

Un sujet d'approfondissement possible  serait de comparer les trois contes transcrits au plateau par Pommerat: Pinocchio, le Petit Chaperon rouge et Cendrillon? A quoi reconnaît-on " la patte" de Pommerat?