dimanche 11 septembre 2016

L'exercice de Jacques Lecoq L'équilibre du plateau

Voici par Jacques Lecoq lui-même une présentation de l'exercice qu nous avons pratiqué vendredi en le simplifiant un peu et sans aborder pour le moment la deuxième règle.

L'EQUILIBRE DU PLATEAU.
" C'est un jeu basé sur l'équilibre et le déséquilibre d'un plateau scénique mis en mouvement par le déplacement des acteurs. Le plateau est de forme rectangulaire et limité par des bancs de 2 mètres de longueur au nombre de 10 (2 pour la largeur et 3 pour la longueur) sur lesquels viennent s'asseoir les participants.
On imagine que ce plateau est en équilibre sur un axe central un acteur prenant place sur une partie non centrale de ce plateau, le met en déséquilibre et le fait basculer, un autre acteur doit alors intervenir pour rétablir l'équilibre à une place favorable. Tous les acteurs sont répartis de manière égale tout autour du plateau, les acteurs en jeu ont le même poids et la même valeur, ils ne jouent pas l'anecdote d'un plateau mouvant réaliste mais la sensation de plein et de vide et n'entretiennent pas de rapports directs avec le public, mais une relation secrète faite de présence à l'espace qui les aide à être dans les temps justes souhaités par le public qui en est le dépositaire (le public sait si les " temps " sont trop longs ou trop courts, si les places prises sont équilibrées) .
Première règle de jeu, base de toutes les autres:
Le plateau est vide, " A " se lève et va prendre position au centre d'équilibre; ce n'est pas un point précis comme le serait l'intersection des deux diagonales du rectangle, c'est un petit territoire vivant ou l'acteur pourra se déplacer sans occasionner de bascule. " A " va le " chauffer " pour le faire exister, puis il va décider de déséquilibrer le plateau en prenant une place hors du centre, le mettant en bascule. " B " se lève et va prendre place pour le rétablir. A partir de ce moment le jeu s'enclenche et c'est " B " qui va le diriger en se déplaçant suivant des rythmes personnels et à chaque fois l'équilibre sera rétablit par " A " jusqu'au moment où " A " décide de ne plus répondre aux déséquilibres de " B ", occasionnant l'entrée d'un troisième acteur " C " qui a son tour dirigera le jeu jusqu'au moment ou " A " et " B ", ensemble, sans se faire signe, décideront de faire entrer un quatrième acteur.
Le jeu se poursuit ainsi avec un nombre grandissant d'acteurs qui rétablissent le déséquilibre du plateau provoqué par celui qui dirige. Une fois les règles bien comprises, cela demande toujours du temps, on peut s'occuper de la qualité du jeu. On pourra changer l'espace en agrandissant le plateau (laissant un espace de 40 cm. entre les bancs). Il y a un espace et un temps juste pour que le jeu soit intéressant et les participants assis sur les bancs sentent très bien, comme un public au théâtre, que le temps est trop long et qu'il fallait faire entrer quelqu'un si les places prises sont les bonnes. Il voit aussi les erreurs de celui qui croit qu'il peut entrer sur le plateau alors qu'il n'y a pas de place pour lui. Etre en accord avec le temps, l'espace et les autres, tel est l'enjeu de ce jeu. Mais aussi il faut bien expliquer qu'il y a des erreurs nécessaires et que ce n'est pas avec un mètre à la main qu'il faut juger des bonnes distances; pour que le jeu continue il faut savoir les apprécier et les accepter.
Dans la poursuite de ce jeu, nous ferons vivre des actions dramatiques en fonction des places prises par les acteurs, le rapport d'espace entre eux décide de la situation. La parole pourra apparaître dans les moments d'immobilité des acteurs. Le jeu entre les acteurs pourra être direct si ils restent unis par les regards, ou indirect si l'intérêt est porté ailleurs.
Nous sommes en train de faire la mise en scène d'une pièce non encore écrite.
On constate que les acteurs sur le plateau prennent instinctivement des places dans une géométrie élémentaire suivant leur nombre : à trois ils tendent à former un triangle équilatéral, à quatre un carré, à cinq un cercle. Ces places sont injouables et n'occasionnent pas de situations dramatiques. Elles ne peuvent être justifiées que par un rituel tendant au monument d'où la recherche d'une répartition des places provocant des rythmes, seuls capables de faire vivre des situations dramatiques. Un acteur pèse plus lourd à la périphérie du plateau qu'à son centre d'où la vision d'une autre distribution des places pour équilibrer le plateau .
 
Une deuxième règle de jeu issue de la première verra la naissance d'un chœur et de son choryphé en face du héros.
Dans la première règle chaque acteur a le même poids ( 1=1). Dans la seconde, l'acteur qui rentre est équilibré par le poids de tous les autres ( 1=+). Le début est le même : " A " rentre sur le plateau, il fait entrer " B " qui dirige. " A " décide de faire entrer " C " et c'est à ce moment que la règle change : une fois sa place d'équilibre trouvée, " C " attend que " A " et " B " se réunissent à un point d'équilibre. A ce moment " A " plus " B " ont le même poids que " C ". Et ainsi de suite jusqu'au moment ou un acteur dirigera un groupe de 7 (le premier chœur ). Celui qui dirige le chœur en dernier le fera éclater en donnant un signal (il tombera au sol). A partir de cet instant, 6 acteurs reculeront lentement jusqu'à la limite du plateau alors qu'un seul restera immobile. Le chœur aura déposé son choryphé, celui qui peut parler au nom de tous. Le choryphé est choisi et ce n'est pas lui qui se choisit en sortant des rangs. Ce moment est très difficile a réaliser et demande de la part de chacun une grande sensibilité envers les autres. On voit souvent deux prétendants choryphés se présenter en face du héros tombé ! Un bon chœur n'est pas un " compact ", il doit pouvoir respirer, s'agrandir et diminuer de volume sans se rompre, prendre des formes variées, comme un organisme vivant, il a un corps.
L'équilibre du plateau demande une grande concentration et la durée de chaque séance ne doit pas dépasser une heure. De nombreuses variantes peuvent être envisagées avec des styles de jeu différents pouvant aller d'un réalisme quotidien à une transposition masquée.
Quelques remarques psychologiques sur l'équilibre du plateau :
Celui qui guide à la place d'un autre
Celui qui vole l'entrée à un autre
Celui qui croit qu'il est à la bonne place
Celui qui n'accepte pas de céder sa place
Celui qui ne sent pas que le temps a passé
Celui qui hésite et se fait prendre la place
Celui qui entre sur le plateau alors qu'il n'y a pas de place pour lui
Celui qui rentre sur une erreur de déséquilibre minime et casse le jeu "
[Jacques Lecoq Janvier 1997]
Le site de L'Ecole Jacques Lecoq