D’après le carnet de mise en scène et le dossier
pédagogique.
Théâtre
rhapsodique : fait de collages, de tissages de
textes et de moments mais structure du roman respectée, lettres non lues
énumérées ainsi que les lieux où elles ont été écrites et les destinataires,
moments qui scandent le spectacle, à la fois abstrait et concret. Fait
ressentir à chacun le temps qui passe, mais aussi caractère tragique du roman,
machine infernale de la petite et grande Histoire, transe, liturgie théâtrale.
Défi : Partir d’un texte non dramatique et en
trouver le chemin dramaturgique. Référence à Brook pour l’espace vide, pas
réécriture du roman sous forme de dialogue, mais adresse sur scène de l’un à
l’autre parfois, pas seulement au public.
Recherche d’ »une poésie de plateau »
Une
convention indispensable avec le public : les acteurs qui disent ces lettres ne
sont pas à proprement parler les personnages du roman, mais plutôt nos
contemporains mus par la nécessité de faire entendre aujourd’hui cette parole
du XVIIIème siècle. Les comédiens prêtent leur
voix et leur corps à cette correspondance magnifique, mais sans jamais s’y
confondre.
Cette distanciation
engendre paradoxalement beaucoup plus de jeu sur scène car elle donne une grande
liberté et une grande poésie aux acteurs dans la manière de dire et
d’interpréter ces lettres.
Elle
introduit aussi un dialogue à la fois critique et drôle avec l’Œuvre de
Montesquieu.
Faire dialoguer le roman avec nos contemporains en
traçant à l’intérieur du texte des lignes de fuite, en inventant de nouvelles
digressions.
Nature joyeusement expérimentale du projet
La création collective qu’on appelle
« théâtre » doit être pour moi une communauté des imaginaires. Chacun
doit rêver à l’intérieur du rêve de l’autre. (Pas de « direction
d’acteurs » guetter les signaux plus ou moins forts que chaque acteur
envoie avec conscience ou non et qui indiquent le lieu précis d’où il rêve,
l’accompagner)
Une
dramaturgie des correspondances (échange épistolaire
mais tous les sens du mot correspondance : Montesquieu élabore une
véritable philosophie du proche et du lointain et invente un procédé que
l’ethnologie reprendra à son compte : se voir sous les yeux de l’Etranger
pour mieux apprendre qui l’on est. C’est par le détour de l’Autre qu’un vrai
retour à soi est possible, un retour éclairé, un retour incarné. Rapprocher ce
qui est lointain, éloigner ce qui est proche.
Correspondances des arts, correspondances des
époques, correspondance poétique
Mon désir de
mettre en scène ce texte de Montesquieu se fonde avant tout sur ses résonances
incroyables avec le monde contemporain. Qu’a à nous dire dans cette époque
tourmentée qu’est la nôtre, en proie aux intolérances les plus diverses et les
plus folles, ce roman épistolaire du XVIIIème siècle ?
Ce roman
évoque d’abord le malaise entre les civilisations et la nécessité pour chacune
d’entre elles d’être sous le regard de l’autre, ce regard étranger qui permet
de se connaître soi-même :
« C'est un
grand spectacle pour nous mahométans de voir pour la première fois une ville chrétienne.
Je ne parle pas des choses qui frappent d'abord tous les yeux, comme la différence
des édifices, des habits, des
principales coutumes : il y a, jusque dans les moindres
bagatelles,
quelque chose de singulier que je sens et que je ne sais pas dire. » (Lettre
23)
L’obscurité
des Lumières : fonds pessimiste où elles
s’enracinent ( Uzbek à la fois philosophe et tyran du sérail mené par des
pulsions sadiques à l’égard des femmes) Affronter les zones sombres de l’époque,
voir le mal en face et tenter de le penser. Cf Traitement de la lumière :
« je tenais à ce que la part d’ombre sur scène ne soit pas écrasée par le
feu des projecteurs.
cf
Agamben : Est contemporain celui ou celle qui « est en mesure
d’écrire en trempant la plume dans les ténèbres du présent »
Les risques
de destruction de notre propre humanité
La
philosophie des Lumières n’a jamais été, contrairement à l’image un peu commune
qu’on a d’elle,d’un optimisme béat. Au contraire, la clairvoyance des Lumières
est venue principalement de la capacité de ses penseurs et écrivains à se
plonger dans l’obscurité de leur temps et à voir les dangers profonds et
radicaux qui menacent l’humanité. Les Lettres persanes en sont l’exemple parfait.
Certaines
lettres, parce qu’elles se plongent dans les ténèbres du siècle de Montesquieu,
nous parlent encore du nôtre :
« J'ai ouï
dire que la seule invention des bombes avait ôté la liberté à tous les peuples d'Europe.
Tu sais que, depuis l'invention de la poudre, il n'y a plus de places
imprenables ;c'est-à-dire, Usbek, qu'il n'y a plus d'asile sur la terre contre
l'injustice et la violence. »
(Lettre 105)
Refus
de l’Orientalisme
Place
de la femme dans la société question la plus vive du roman :
pour Clayssen la culture qu’elle soit orientale ou occidentale fabrique des
différences artificielles entre hommes et femmes, qui ont pour effet de les
éloigner les uns des autres et de produire entre eux une méconnaissance
réciproque. Usbeck non seulement assigne
les femmes à résidence et les fait surveiller même quand elles se promènent,
mais les contraint à des normes morales : bonne épouse fidèle vertueuse,
pudique, pas de liberté en dehors du service du mari. Ignorance de la haine
profonde que certaines lui vouent. Mais des problèmes aussi en occident :
femmes soumises aux désirs des hommes : travestissement ponctuel des
acteurs déconstruire les clichés de genre, identité sexuelle est pour une grande part artificielle et
conventionnelle.
CF E. Said : « L’identité humaine est non
seulement ni naturelle, ni stable, mais résulte d’une construction
intellectuelle quand elle n’est pas inventée de toute pièce. »
Ce roman est notamment une longue méditation sur les
difficultés de l’érotisme et de l’amour humains.
Quelle
description étonnante dresse Montesquieu de la vie concrète du sérail ! Comment
toutes ces femmes enfermées et mariées à un même homme vivent-elles ? Qui sont
ces gardiens qu’on a émasculés - les eunuques -surveillant jour et nuit ces
épouses dont la souffrance est autant liée à l’incarcération qu’à la
frustration du désir ?
Montesquieu
donne la parole aux oubliés, aux humiliés, à toutes ces personnes rendues
muettes et invisibles par une domination sociale violente, à l’image de cet
eunuque dont la vie d’ordinaire anonyme trouve ici un écho très émouvant :
« Dans ce
temps de trouble, je n’ai jamais conduit une femme dans le lit de mon maître, je
ne l’ai jamais déshabillée, que je ne sois rentré chez moi la rage dans le
cœur, et un affreux désespoir dans l’âme. »
(Lettre 9)
Féminisme et démocratie
Enfin,
comment ne pas lire aujourd’hui les Lettres persanes à travers la
question du féminisme et de la démocratie ? Plus précisément, en quoi la place différente
qu’occupe la femme dans chaque société est-elle
révélatrice de l’écart qu’il peut y avoir entre ces sociétés elles-mêmes et
donc des malentendus et des violences
qui l’accompagnent ?
Il n’est pas
anodin que la lettre qui finit le roman de Montesquieu, soit celle de Roxane,
l’épouse préférée d’Usbek, qui révèle à son mari à la fois son infidélité, sa
haine et son suicide imminent.
Cette lettre
de révolte est d’un féminisme bouleversant :
« Comment
as-tu pensé que je fusse assez crédule, pour m'imaginer que je ne fusse dans le
monde que pour adorer tes caprices? Que, pendant que tu te permets tout, tu eusses
le droit d'affliger tous mes désirs? Non: j'ai pu vivre dans la servitude; mais
j'ai toujours été libre : j'ai réformé tes lois sur celles de la nature ; et
mon esprit s'est toujours
tenu dans l'indépendance. » (Lettre 161)
Ecoute
épistolaire et écoute musicale : musique et
chant= mystère, liaison entre les lettres, portée universelle du langage
musical( travail de Nicolas Laferrie, musicien présent au plateau.) fonction
picturale de la musique : créer des images. + voix d’Emmanuelle de
Gasquet : incarnation de l’Etrangère dans l’absolu, l’artiste qui nous
semble étrange, nous rend curieux, nous questionne…+ Olav l’acteur norvégien haute
contre : construire à l’intérieur du processus de création, cet Autre qui
résiste et en même temps permet la connaissance de soi.
L’autre fil
conducteur du spectacle est plus lyrique que théâtral : la musique et le chant.
La beauté
philosophique des Lettres persanes tient en grande partie dans cette
description, en apparence contradictoire, d’une humanité traversée à la fois
par les différences et par l’universel.
Montesquieu
montre la possibilité, toujours difficilement réalisée mais malgré tout présente,
d’un dialogue entre des hommes séparés par les cultures, les sexes, les
religions.
Je veux
rendre concrètement lyrique cette vérité centrale du roman. C’est pourquoi la
musique et le chant coexistent si fortement dans ma mise en scène avec
l’écriture de Montesquieu : chants féminins, masculins, chants transgenres,
chants persans, français, chants en toutes langues, qui portent en eux l’espoir
et l’élan de la paix au milieu des décombres de notre humanité.
Structure
du spectacle en trois parties.
Avec mon
collaborateur artistique François Mouttapa, inspecteur de lettres de l’Académie
de Paris et spécialiste du XVIIIème siècle, nous avons voulu conserver la
structure tripartite du roman de Montesquieu tout en rendant plus saillantes et
dramatiques, par notre montage de textes, ses différentes tonalités. Ma mise en
scène épouse ces grandes ruptures des Lettres persanes et, conformément au
principe de liberté que revendique Montesquieu à l’égard du roman
épistolaire,déploie à l’intérieur de chaque partie une grammaire théâtrale
différente.Mais quel
est alors le fil conducteur du spectacle ?
Prologue : un contemporain désire mettre en scène les «
Lettres persanes »
Dans la
perspective d’entrecroiser le texte de Montesquieu avec une parole contemporaine,
j’ai décidé de ne pas commencer immédiatement le spectacle par les lettres.
Voulant concrétiser l’idée d’un dialogue entre les Lettres persanes et notre
époque, j’ai imaginé un petit prologue dans lequel un spectateur viendrait
soudainement interrompre un récital de chants perses pour investir la scène et
inventer sur place une mise en scène des Lettres persanes. Cet étrange
spectateur, partageant quelque ressemblance avec Peter Quince, l’artisan
metteur en scène du Songe d’une nuit d’été de Shakespeare, va distribuer les
rôles du roman et avec trois bouts de ficelle faire naître la poésie théâtrale
des lettres.
Première partie : l’arrachement
Au
commencement des Lettres persanes, l’auteur livre une série de témoignages
magnifiques et bouleversants de tous ces acteurs cachés du sérail : les femmes
qui y sont enfermées et les eunuques qui les surveillent jour et nuit.
Usbek, le
propriétaire des lieux, part pour l’Europe. S’arrachant à sa terre natale, il
laisse derrière lui toute cette petite société du sérail qu’il dirige et qui
s’afflige de son départ. La tristesse et le désespoir deces êtres reclus et
soumis, se manifestent alors dans toute leur vérité.
Dans cette première partie, je prends, si j’ose dire, les lettres à la
lettre: elles sont d’abord lues puis progressivement dites et incarnées.
L’exil, la distance malheureuse entre les êtres, n’est-il jamais mieux exprimé
que dans la lecture solitaire d’une lettre ?
Passer des
mots lus aux mots dits sans jamais faire croire à un théâtre dialogué, tel est
le chemin délicat et précieux de cette première partie.
Deuxième partie : les étrangetés
Lorsque les
Persans découvrent Paris, la première impression qu’ils décrivent est la
vitesse incroyable avec laquelle vivent les Parisiens. Totalement inadaptés à ce
rythme, nos orientaux ne peuvent pas faire un pas dans la rue sans être
bousculés par un passant. De ces chocs pédestres vont naître un étonnement philosophique et sociologique. Les
corps bousculés d’Usbek et Rica mettent en branle leur pensée. Commence alors
chez eux le début d’une analyse fine et profonde sur les mœurs occidentales.
Dans cette
deuxième partie s’affirme ainsi un moment à la fois burlesque (l’intégration
maladroite dans un monde étranger) et réflexif (l’étonnement philosophique et
ethnologique provoqué par ces coutumes différentes). Les analyses d’Usbek et
Rica sur la vie sociale et politique des européens, suscitent rire et étonnement. Après les larmes du sérail, la
pensée!
Cette pensée
jaillit du caractère d’étrangeté qui accompagne toutes les impressions que les
deux amis reçoivent du monde peu familier qui les entoure. Et quelle vanité
ressort de ce monde ! Des femmes bien nées, souvent défraîchies par le temps,
s’habillent et se comportent comme si jeunesse était toujours là ! Un pape
vivant en grande pompe se prend pour un roi alors que son pouvoir politique est
désormais inexistant ! Bref, tout dans cette société occidentale semble aussi
superficiel que le jeu, aussi léger que le vent.
Tout y est
étrange et c’est en lisant les observations « ethnologiques » de ces deux
persans sur notre propre culture, que nous finissons, lecteurs et spectateurs,
par nous rendre compte de cette étrangeté.
L’Occident
et le pittoresque étant au cœurde cette deuxième partie, j’imagine une écriture
de plateau plus directement théâtrale, plus drôle aussi. Le « metteur en scène
» de ces Lettres persanes devient lui-même acteur puisqu’il endosse le rôle de
Rica, le compagnon d’Usbek, qui est plus jovial,plus épicurien que son ami.
L’aspect
plus fragmentaire des lettres à ce moment-là, m’incite à construire de petits
tableaux satiriques très rythmés où les costumes passent de mains en mains et
participent à cette métamorphose permanente et un peu creuse du monde
occidental tel que le voit Montesquieu.
Au crépuscule
de cette deuxième partie, les deux Persans découvrent derrière les apparences
colorées de l’Occident, un monde plus sombre et plus inquiétant fait de crimes
historiques comme la traite négrière ou le génocide amérindien. Cette tonalité
tragique du roman annonce la troisième partie.
Troisième partie : le théâtre des violences
Si
l’Occident est à la fois malade de sa légèreté et de son impérialisme, tout
n’est pas parfait non plus en Orient. Usbek et Rica voient beaucoup mieux ce
qui passe à l’étranger que ce qui se passe chez eux. Ils sont comme beaucoup
d’entre nous : clairvoyants du lointain, aveuglés du proche. La preuve :
ils n’ont
pas anticipé la série de révoltes et de désordres qui finit par secouer la vie
interne du sérail. Ce chaos n’a qu’une seule cause : le despotisme aveugle avec
lequel s’affirme leur pouvoir domestique.
Dans cette
troisième partie, Usbek oublie toute la sagesse acquise durant son voyage. Le
chef des eunuques lui apprend qu’un étranger -probablement l’amant caché d’une
de ses épouses -s’est introduit dans le sérail. La colère d’Usbek est alors
sans borne et sa tyrannie resurgit. Il commande aux eunuques de punir ses
femmes. Celles-ci, dans des lettres magnifiques, lui crient leur haine et leur
révolte. Cette fin de roman est composée comme une tragédie policière. La fable
et le suspens sont au cœur de ces dernières lettres. Le pessimisme de
l’épilogue le dispute à la beauté et au lyrisme de l’écriture. Ce final
mélodramatique appelle une mise en scène qui sublime la présence physique des
acteurs par les lumières, la sonorisation de leur voix, la projection agrandie
de leur image et enfin le chant.