mardi 18 octobre 2016

Compilation des notes de mise en scène de Guillaume Clayssen

Pour vous aider à approfondir l'analyse de spectacle de Lettres Persanes et à remplir la grille d'analyse, je vous propose un assemblage de ce que dit Guillaume Clayssen à propos de son travail.



D’après le carnet de mise en scène et le dossier pédagogique.

Théâtre rhapsodique : fait de collages, de tissages de textes et de moments mais structure du roman respectée, lettres non lues énumérées ainsi que les lieux où elles ont été écrites et les destinataires, moments qui scandent le spectacle, à la fois abstrait et concret. Fait ressentir à chacun le temps qui passe, mais aussi caractère tragique du roman, machine infernale de la petite et grande Histoire, transe, liturgie théâtrale.
Défi : Partir d’un texte non dramatique et en trouver le chemin dramaturgique. Référence à Brook pour l’espace vide, pas réécriture du roman sous forme de dialogue, mais adresse sur scène de l’un à l’autre parfois, pas seulement au public.
Recherche d’ »une poésie de plateau »

Une convention indispensable avec le public : les acteurs qui disent ces lettres ne sont pas à proprement parler les personnages du roman, mais plutôt nos contemporains mus par la nécessité de faire entendre aujourd’hui cette parole du XVIIIème siècle. Les comédiens prêtent leur voix et leur corps à cette correspondance magnifique, mais sans jamais s’y confondre.
Cette distanciation engendre paradoxalement beaucoup plus de jeu sur scène car elle donne une grande liberté et une grande poésie aux acteurs dans la manière de dire et d’interpréter ces lettres.
Elle introduit aussi un dialogue à la fois critique et drôle avec l’Œuvre de Montesquieu.


Forme naturellement digressive des lettres autorise l’introduction d’une autre trame, celle du monde dans lequel nous vivons aujourd’hui
Faire dialoguer le roman avec nos contemporains en traçant à l’intérieur du texte des lignes de fuite, en inventant de nouvelles digressions.
Nature joyeusement expérimentale du projet
La création collective qu’on appelle « théâtre » doit être pour moi une communauté des imaginaires. Chacun doit rêver à l’intérieur du rêve de l’autre. (Pas de « direction d’acteurs » guetter les signaux plus ou moins forts que chaque acteur envoie avec conscience ou non et qui indiquent le lieu précis d’où il rêve, l’accompagner)

Une dramaturgie des correspondances (échange épistolaire mais tous les sens du mot correspondance : Montesquieu élabore une véritable philosophie du proche et du lointain et invente un procédé que l’ethnologie reprendra à son compte : se voir sous les yeux de l’Etranger pour mieux apprendre qui l’on est. C’est par le détour de l’Autre qu’un vrai retour à soi est possible, un retour éclairé, un retour incarné. Rapprocher ce qui est lointain, éloigner ce qui est proche.
Correspondances des arts, correspondances des époques, correspondance poétique
Mon désir de mettre en scène ce texte de Montesquieu se fonde avant tout sur ses résonances incroyables avec le monde contemporain. Qu’a à nous dire dans cette époque tourmentée qu’est la nôtre, en proie aux intolérances les plus diverses et les plus folles, ce roman épistolaire du XVIIIème siècle ?

Ce roman évoque d’abord le malaise entre les civilisations et la nécessité pour chacune d’entre elles d’être sous le regard de l’autre, ce regard étranger qui permet de se connaître soi-même :
« C'est un grand spectacle pour nous mahométans de voir pour la première fois une ville chrétienne. Je ne parle pas des choses qui frappent d'abord tous les yeux, comme la différence des édifices, des  habits, des principales coutumes : il y a, jusque dans les moindres
bagatelles, quelque chose de singulier que je sens et que je ne sais pas dire. » (Lettre 23)


L’obscurité des Lumières : fonds pessimiste où elles s’enracinent ( Uzbek à la fois philosophe et tyran du sérail mené par des pulsions sadiques à l’égard des femmes) Affronter les zones sombres de l’époque, voir le mal en face et tenter de le penser. Cf Traitement de la lumière : « je tenais à ce que la part d’ombre sur scène ne soit pas écrasée par le feu des projecteurs.
 cf Agamben : Est contemporain celui ou celle qui « est en mesure d’écrire en trempant la plume dans les ténèbres du présent »
Les risques de destruction de notre propre humanité
La philosophie des Lumières n’a jamais été, contrairement à l’image un peu commune qu’on a d’elle,d’un optimisme béat. Au contraire, la clairvoyance des Lumières est venue principalement de la capacité de ses penseurs et écrivains à se plonger dans l’obscurité de leur temps et à voir les dangers profonds et radicaux qui menacent l’humanité. Les Lettres persanes en sont l’exemple parfait.
Certaines lettres, parce qu’elles se plongent dans les ténèbres du siècle de Montesquieu, nous parlent encore du nôtre :
« J'ai ouï dire que la seule invention des bombes avait ôté la liberté à tous les peuples d'Europe. Tu sais que, depuis l'invention de la poudre, il n'y a plus de places imprenables ;c'est-à-dire, Usbek, qu'il n'y a plus d'asile sur la terre contre l'injustice et la violence. »
(Lettre 105)

Refus de l’Orientalisme
Place de la femme dans la société question la plus vive du roman : pour Clayssen la culture qu’elle soit orientale ou occidentale fabrique des différences artificielles entre hommes et femmes, qui ont pour effet de les éloigner les uns des autres et de produire entre eux une méconnaissance réciproque. Usbeck  non seulement assigne les femmes à résidence et les fait surveiller même quand elles se promènent, mais les contraint à des normes morales : bonne épouse fidèle vertueuse, pudique, pas de liberté en dehors du service du mari. Ignorance de la haine profonde que certaines lui vouent. Mais des problèmes aussi en occident : femmes soumises aux désirs des hommes : travestissement ponctuel des acteurs déconstruire les clichés de genre, identité sexuelle est pour  une grande part artificielle et conventionnelle.
CF E. Said : « L’identité humaine est non seulement ni naturelle, ni stable, mais résulte d’une construction intellectuelle quand elle n’est pas inventée de toute pièce. »

Ce roman est notamment une longue méditation sur les difficultés de l’érotisme et de l’amour humains.
Quelle description étonnante dresse Montesquieu de la vie concrète du sérail ! Comment toutes ces femmes enfermées et mariées à un même homme vivent-elles ? Qui sont ces gardiens qu’on a émasculés - les eunuques -surveillant jour et nuit ces épouses dont la souffrance est autant liée à l’incarcération qu’à la frustration du désir ?
Montesquieu donne la parole aux oubliés, aux humiliés, à toutes ces personnes rendues muettes et invisibles par une domination sociale violente, à l’image de cet eunuque dont la vie d’ordinaire anonyme trouve ici un écho très émouvant :
« Dans ce temps de trouble, je n’ai jamais conduit une femme dans le lit de mon maître, je ne l’ai jamais déshabillée, que je ne sois rentré chez moi la rage dans le cœur, et un affreux désespoir dans l’âme. »
(Lettre 9)

Féminisme et démocratie
Enfin, comment ne pas lire aujourd’hui les Lettres persanes à travers la question du féminisme et de la démocratie ? Plus précisément, en quoi la place différente qu’occupe la femme dans chaque société  est-elle révélatrice de l’écart qu’il peut y avoir entre ces sociétés elles-mêmes et donc des malentendus  et des violences qui l’accompagnent ?
Il n’est pas anodin que la lettre qui finit le roman de Montesquieu, soit celle de Roxane, l’épouse préférée d’Usbek, qui révèle à son mari à la fois son infidélité, sa haine et son suicide imminent.
Cette lettre de révolte est d’un féminisme bouleversant :
« Comment as-tu pensé que je fusse assez crédule, pour m'imaginer que je ne fusse dans le monde que pour adorer tes caprices? Que, pendant que tu te permets tout, tu eusses le droit d'affliger tous mes désirs? Non: j'ai pu vivre dans la servitude; mais j'ai toujours été libre : j'ai réformé tes lois sur celles de la nature ; et mon esprit s'est toujours tenu dans l'indépendance. » (Lettre 161)


 Ecoute épistolaire et écoute musicale : musique et chant= mystère, liaison entre les lettres, portée universelle du langage musical( travail de Nicolas Laferrie, musicien présent au plateau.) fonction picturale de la musique : créer des images. + voix d’Emmanuelle de Gasquet : incarnation de l’Etrangère dans l’absolu, l’artiste qui nous semble étrange, nous rend curieux, nous questionne…+ Olav l’acteur norvégien haute contre : construire à l’intérieur du processus de création, cet Autre qui résiste et en même temps permet la connaissance de soi.
L’autre fil conducteur du spectacle est plus lyrique que théâtral : la musique et le chant.
La beauté philosophique des Lettres persanes tient en grande partie dans cette description, en apparence contradictoire, d’une humanité traversée à la fois par les différences et par l’universel.
Montesquieu montre la possibilité, toujours difficilement réalisée mais malgré tout présente, d’un dialogue entre des hommes séparés par les cultures, les sexes, les religions.
Je veux rendre concrètement lyrique cette vérité centrale du roman. C’est pourquoi la musique et le chant coexistent si fortement dans ma mise en scène avec l’écriture de Montesquieu : chants féminins, masculins, chants transgenres, chants persans, français, chants en toutes langues, qui portent en eux l’espoir et l’élan de la paix au milieu des décombres de notre humanité.

Structure du spectacle en trois parties.
Avec mon collaborateur artistique François Mouttapa, inspecteur de lettres de l’Académie de Paris et spécialiste du XVIIIème siècle, nous avons voulu conserver la structure tripartite du roman de Montesquieu tout en rendant plus saillantes et dramatiques, par notre montage de textes, ses différentes tonalités. Ma mise en scène épouse ces grandes ruptures des Lettres persanes et, conformément au principe de liberté que revendique Montesquieu à l’égard du roman épistolaire,déploie à l’intérieur de chaque partie une grammaire théâtrale différente.Mais quel est alors le fil conducteur du spectacle ?


Prologue : un contemporain désire mettre en scène les « Lettres persanes »
Dans la perspective d’entrecroiser le texte de Montesquieu avec une parole contemporaine, j’ai décidé de ne pas commencer immédiatement le spectacle par les lettres. Voulant concrétiser l’idée d’un dialogue entre les Lettres persanes et notre époque, j’ai imaginé un petit prologue dans lequel un spectateur viendrait soudainement interrompre un récital de chants perses pour investir la scène et inventer sur place une mise en scène des Lettres persanes. Cet étrange spectateur, partageant quelque ressemblance avec Peter Quince, l’artisan metteur en scène du Songe d’une nuit d’été de Shakespeare, va distribuer les rôles du roman et avec trois bouts de ficelle faire naître la poésie théâtrale des lettres.


Première partie : l’arrachement
Au commencement des Lettres persanes, l’auteur livre une série de témoignages magnifiques et bouleversants de tous ces acteurs cachés du sérail : les femmes qui y sont enfermées et les eunuques qui les surveillent jour et nuit.
Usbek, le propriétaire des lieux, part pour l’Europe. S’arrachant à sa terre natale, il laisse derrière lui toute cette petite société du sérail qu’il dirige et qui s’afflige de son départ. La tristesse et le désespoir deces êtres reclus et soumis, se manifestent alors dans toute leur vérité.
Dans cette première partie, je prends, si j’ose dire, les lettres à la lettre: elles sont d’abord lues puis progressivement dites et incarnées. L’exil, la distance malheureuse entre les êtres, n’est-il jamais mieux exprimé que dans la lecture solitaire d’une lettre ?
Passer des mots lus aux mots dits sans jamais faire croire à un théâtre dialogué, tel est le chemin délicat et précieux de cette première partie.

Deuxième partie : les étrangetés
Lorsque les Persans découvrent Paris, la première impression qu’ils décrivent est la vitesse incroyable avec laquelle vivent les Parisiens. Totalement inadaptés à ce rythme, nos orientaux ne peuvent pas faire un pas dans la rue sans être bousculés par un passant. De ces chocs pédestres vont naître un  étonnement philosophique et sociologique. Les corps bousculés d’Usbek et Rica mettent en branle leur pensée. Commence alors chez eux le début d’une analyse fine et profonde sur les mœurs occidentales.
Dans cette deuxième partie s’affirme ainsi un moment à la fois burlesque (l’intégration maladroite dans un monde étranger) et réflexif (l’étonnement philosophique et ethnologique provoqué par ces coutumes différentes). Les analyses d’Usbek et Rica sur la vie sociale et politique des européens, suscitent rire et  étonnement. Après les larmes du sérail, la pensée!
Cette pensée jaillit du caractère d’étrangeté qui accompagne toutes les impressions que les deux amis reçoivent du monde peu familier qui les entoure. Et quelle vanité ressort de ce monde ! Des femmes bien nées, souvent défraîchies par le temps, s’habillent et se comportent comme si jeunesse était toujours là ! Un pape vivant en grande pompe se prend pour un roi alors que son pouvoir politique est désormais inexistant ! Bref, tout dans cette société occidentale semble aussi superficiel que le jeu, aussi léger que le vent.
Tout y est étrange et c’est en lisant les observations « ethnologiques » de ces deux persans sur notre propre culture, que nous finissons, lecteurs et spectateurs, par nous rendre compte de cette étrangeté.
L’Occident et le pittoresque étant au cœurde cette deuxième partie, j’imagine une écriture de plateau plus directement théâtrale, plus drôle aussi. Le « metteur en scène » de ces Lettres persanes devient lui-même acteur puisqu’il endosse le rôle de Rica, le compagnon d’Usbek, qui est plus jovial,plus épicurien  que son ami.
L’aspect plus fragmentaire des lettres à ce moment-là, m’incite à construire de petits tableaux satiriques très rythmés où les costumes passent de mains en mains et participent à cette métamorphose permanente et un peu creuse du monde occidental tel que le voit Montesquieu.
Au crépuscule de cette deuxième partie, les deux Persans découvrent derrière les apparences colorées de l’Occident, un monde plus sombre et plus inquiétant fait de crimes historiques comme la traite négrière ou le génocide amérindien. Cette tonalité tragique du roman annonce la troisième partie.


Troisième partie : le théâtre des violences
Si l’Occident est à la fois malade de sa légèreté et de son impérialisme, tout n’est pas parfait non plus en Orient. Usbek et Rica voient beaucoup mieux ce qui passe à l’étranger que ce qui se passe chez eux. Ils sont comme beaucoup d’entre nous : clairvoyants du lointain, aveuglés du proche. La preuve :
ils n’ont pas anticipé la série de révoltes et de désordres qui finit par secouer la vie interne du sérail. Ce chaos n’a qu’une seule cause : le despotisme aveugle avec lequel s’affirme leur pouvoir domestique.
Dans cette troisième partie, Usbek oublie toute la sagesse acquise durant son voyage. Le chef des eunuques lui apprend qu’un étranger -probablement l’amant caché d’une de ses épouses -s’est introduit dans le sérail. La colère d’Usbek est alors sans borne et sa tyrannie resurgit. Il commande aux eunuques de punir ses femmes. Celles-ci, dans des lettres magnifiques, lui crient leur haine et leur révolte. Cette fin de roman est composée comme une tragédie policière. La fable et le suspens sont au cœur de ces dernières lettres. Le pessimisme de l’épilogue le dispute à la beauté et au lyrisme de l’écriture. Ce final mélodramatique appelle une mise en scène qui sublime la présence physique des acteurs par les lumières, la sonorisation de leur voix, la projection agrandie de leur image et enfin le chant.