"Sous
la glace"- pièce radiophonique
Entretien avec Falk Richter
Entretien avec Falk Richter
ARD.de:
Qu’est-ce que les conditions de vie de "Sous la glace" ont à
voir avec les vôtres?
FALK
RICHTER: Mon père a été certainement en partie le modèle du personnage
principal, Jean Personne. C’était un homme très influent dans le domaine de
l’économie. Ainsi, j’ai grandi, enfant, dans cette pensée économique. Mais les
pensées de ces nouveaux consultants, le modèle de vie néolibéral a aussi à voir
avec la vie des artistes et des gens de théâtre.
ARD: Dans
quelle mesure?
RICHTER: Par
exemple, cette exigence d’être toujours flexible: travailler sur des projets à
court terme, avec de gens différents, ne pas cesser de changer d’endroit et
finalement mettre toute sa vie à la disposition du travail. L’artiste peut
parfois vivre ainsi, parce qu’il crée une œuvre qui est identique à lui-même ou
qui le représente tandis que quelqu’un qui ne travaille que sur les chiffres,
court souvent à vide et perd de ses capacités.
ARD:
Pensez-vous que votre père dirait de lui-même qu’il n’a rien créé?
RICHTER:
Non, car il a créé une famille et il est toujours avec la même femme. Mais il
m’a dit - et ça n’a pas été sans importance pour le personnage de Jean Personne
- que maintenant qu’il vieillit, touts les liens avec ses collègues de travail
s’effacent dans sa mémoire, parce qu’en définitive ce n’étaient pas des
relations profondes. Donc il oublie tout ce qui est lié au travail, seules les
relations personnelles demeures. J’ai poussé cela à l’extrême dans le
personnage de Jean Personne, car à la fin il oublie tout.
ARD:
"Notre mode de vie " – tel est le sous-titre de "Sous la
glace". Il fait référence à une citation de Gerhard Schröder qui
justifiait l’intervention en Afghanistan au nom de la défense de notre mode de
vie. Voulez-vous montrer et faire entendre au public le prix qu’exige notre
mode de vie?
RICHTER:
Schröder a dit que nous défendions notre mode de vie d’ici dans la guerre que
nous menions là-bas. Et c’est ce qui m’a incité à observer quel est donc notre
mode de vie, qu’est-ce qu’on défend donc là-bas? Evidemment "Sous la
glace" est aussi une pièce sur la guerre économique que nous menons
ici, vers l’intérieur. Notre vie ici est devenue en partie très dure et
guerrière. Quand on sort du système, on n’est plus intégrable dans le marché du
travail. Si on ne travaille plus, alors on fait partie des cinq millions de
"dépressifs complets" dont on ne peut plus rien faire, en quelque
sorte les "détritus humains" de notre société. C’est l’image qui nous
est communiquée tous les jours. La pensée des consultants qui est représentée dans
"Sous la glace", travaille aussi là-dessus: seuls les
meilleurs s’en sortent. Grow or go !
ARD: …et il
vaut mieux décider seul tout de suite quand le moment est venu de partir…
RICHTER: …
oui (rires). C’est une exagération de mon texte, ça n’existe pas encore
dans la réalité. Par contre, ces entretiens de feedback, où les gens
s’auto-évaluent, existent vraiment. Dans l’ensemble du cycle théâtral "Le
Système" dont "Sous la glace" fait aussi partie, j’ai
voulu identifier les valeurs exactes qui y étaient défendues. Je me suis
demandé: comment décrire notre société aujourd’hui? quelle est notre conception
du bonheur, de la vie ensemble? quel est exactement notre modèle économique?
quand on est en guerre, comme c’est le cas en Occident actuellement, alors on
arrive évidemment, très rapidement à simplifier le point de vue. Ici c’est le
bien, là-bas c’est le mal et il faut défendre le bien.
ARD: Vous
avez dirigé vous même trois des huit mises en scène de vos pièces
radiophoniques. Comment réagissez-vous quand le metteur en scène Ulrich Lampen
retravaille votre texte ?
RICHTER: Je
trouve intéressant de voir ce qu’il enlève de mon texte, ce qu’il fait
peut-être différemment de moi. J’avais déjà trouvé cela très bien dans la façon
dont Ulrich Lampen a travaillé sur "Electronic City". C’est
pour cela que je voulais qu’il fasse aussi "Sous la glace".
Nous nous sommes vus et avons échangé des idées. Dans la pièce, le jeune garçon
(le personnage de Jean Personne enfant, NdR) n’arrive qu’à la fin, habillé
exactement comme Jean Personne, il s’assoit face à lui et reprend son texte :
c’est une sorte d’image délirante, mais on peut aussi penser que maintenant on
rentre dès onze ans dans les entreprises. Ulrich Lampen a donné beaucoup plus
de texte à ce personnage de jeune garçon et j’ai trouvé ça formidable. Ça m’a
même inspiré pour ma prochaine pièce. Il y a un jeune garçon qui joue un rôle
assez important.
ARD: Quelle
est la différence pour vous, en tant qu’auteur, entre écrire une pièce
radiophonique ou une pièce pour la scène ?
RICHTER:
Quand je retravaille mes pièces pour la radio, je fais en réalité toujours une
version complètement nouvelle, en partie même avec de nouveaux textes. Pour la
radio, il faut que le texte remplace complètement l’image. Ce qui est
intéressant, c’est la combinaison de quels passages de textes avec quel espace
sonore. Il est possible d’avoir des pensées parallèles. Par exemple, quand
quelqu’un pense mais se trouve tout de même dans un espace réaliste. Il peut
donc y avoir des moments de conversation réaliste, et pourtant on peut
retourner dans ses pensées. Pour les nouveaux textes, je les écoute souvent une
première fois et je ne vois pas d’images tout de suite. La sonorité de la
langue est pour moi très importante.
ARD: Vous
travaillez avec la langue sans âme des consultants. Comment réussissez-vous à
en faire un texte poétique? Comment travaillez-vous?
RICHTER: La
pièce commence par un passage plutôt poétique, ce sont les pensées de Jean
Personne. Et c’est aussi un texte qui était là au début. Ce monologue de
départ, je l’avais écrit environ un an ou un an et demi avant.
ARD: Est-ce
que cela veut dire que c’est davantage lié à votre père?
RICHTER:
Oui, et à moi. A mes souvenirs d’enfance. Cela se produit comme ça dans
l’écriture. Un être surgit, qui n’existe pas en réalité. Ce sont en partie des
souvenirs d’enfance et en même temps c’est un homme entre cinquante et soixante
ans. De même que les comédiens s’imaginent un personnage, moi aussi. Et
j’attrape alors le point central à partir duquel ce personnage pense et ressent
et c’est ce que j’écris. C’est un mélange d’image et d’événements réels. Et
ensuite cela commence à se déplacer. C’est lié aussi aux images de Jean
Personne, ce chat par exemple, qu’il voit en train de tomber…
ARD: ….un
image incroyablement dure, je trouve …
RICHTER: …
d’un côté c’est évidemment horrible si cela arrive vraiment et qu’il gèle là,
sous la glace. Et en même temps Jean Personne se rend compte qu’il est lui-même
ce chat. Il essaie de s’agripper mais ne trouve pas de point d’appui et dans le
dernier passage il se rend compte que ce genre de chats tombent en masse, et se
jettent les uns sur les autres peu avant de mourir de froid.
ARD: Et
entre-temps, il y a cette langue des consultants.
RICHTER: La
langue des consultants m’a fasciné parce qu’elle est tellement dépourvue de
poésie. Une langue poétique peut signifier beaucoup avec peu de mots et
susciter l’émotion chez quelqu’un. Cette langue des consultants, en revanche,
est incroyablement redondante. Ils ont des phrases incroyablement longues, qui
veulent dire incroyablement peu de choses. Et parfois, ce qu’ils expriment de
façon compliquée est très simple. Par exemple "maximisation des
performances de communication", ça ne veut rien dire d’autre que quelqu’un
a l’air sûr de lui. J’ai renversé la langue des consultants sur un texte très
poétisé comme un acide. Les souvenirs d’enfance de Jean Personne, qui sont
vraiment consistants, sont toujours émaillés de cette langue du consulting et
deviennent de plus en plus plats. Il ne finit par parler qu’avec ces figures de
style bizarres.
ARD: Les
figures de style, justement, me rappellent la campagne publicitaire actuelle
"Tu es l’Allemagne". Ne s’agit-il pas, là aussi, d’une langue
similaire ?
RICHTER:
Exactement, c’est similaire. Quand on lit le manifeste de „Tu es l’Allemagne“,
c’est une idiotie semi-poétique. Comme par exemple: "Tu es l’arbre-
déracine les arbres!" Si l’on prenait cela au sérieux, cela signifierait
se déraciner soi-même. Et dans le fond c’est aussi ce qu’ils veulent dire.
Parce les exigences de la pensée libérale sont précisément que l’on soit
déraciné et flexible. Ce manifeste est fait pour l’homme flexible. C’est ce
qu’on peut lire aussi chez Richard Sennett dans "L’homme flexible" .
Il utilise aussi cette image qu’on était auparavant comme un arbre, qu’on avait
pris racine et devenait de plus en plus solide, et qu’aujourd’hui il s’agit de
s’auto-déraciner. D’être partout. Mais le problème, c’est que les arbres
déracinés meurent.
Interview de
Gisela Krone.
Traduction française d’Anne Monfort
Traduction française d’Anne Monfort