vendredi 4 novembre 2016

Autre interview de Falk Richter à propos de Sous la Glace



"Sous la glace"- pièce radiophonique
Entretien avec Falk Richter
ARD.de: Qu’est-ce que les conditions de vie de "Sous la glace" ont à voir avec les vôtres?
FALK RICHTER: Mon père a été certainement en partie le modèle du personnage principal, Jean Personne. C’était un homme très influent dans le domaine de l’économie. Ainsi, j’ai grandi, enfant, dans cette pensée économique. Mais les pensées de ces nouveaux consultants, le modèle de vie néolibéral a aussi à voir avec la vie des artistes et des gens de théâtre.
ARD: Dans quelle mesure?
RICHTER: Par exemple, cette exigence d’être toujours flexible: travailler sur des projets à court terme, avec de gens différents, ne pas cesser de changer d’endroit et finalement mettre toute sa vie à la disposition du travail. L’artiste peut parfois vivre ainsi, parce qu’il crée une œuvre qui est identique à lui-même ou qui le représente tandis que quelqu’un qui ne travaille que sur les chiffres, court souvent à vide et perd de ses capacités.
ARD: Pensez-vous que votre père dirait de lui-même qu’il n’a rien créé?
RICHTER: Non, car il a créé une famille et il est toujours avec la même femme. Mais il m’a dit - et ça n’a pas été sans importance pour le personnage de Jean Personne - que maintenant qu’il vieillit, touts les liens avec ses collègues de travail s’effacent dans sa mémoire, parce qu’en définitive ce n’étaient pas des relations profondes. Donc il oublie tout ce qui est lié au travail, seules les relations personnelles demeures. J’ai poussé cela à l’extrême dans le personnage de Jean Personne, car à la fin il oublie tout.
ARD: "Notre mode de vie " – tel est le sous-titre de "Sous la glace". Il fait référence à une citation de Gerhard Schröder qui justifiait l’intervention en Afghanistan au nom de la défense de notre mode de vie. Voulez-vous montrer et faire entendre au public le prix qu’exige notre mode de vie?
RICHTER: Schröder a dit que nous défendions notre mode de vie d’ici dans la guerre que nous menions là-bas. Et c’est ce qui m’a incité à observer quel est donc notre mode de vie, qu’est-ce qu’on défend donc là-bas? Evidemment "Sous la glace" est aussi une pièce sur la guerre économique que nous menons ici, vers l’intérieur. Notre vie ici est devenue en partie très dure et guerrière. Quand on sort du système, on n’est plus intégrable dans le marché du travail. Si on ne travaille plus, alors on fait partie des cinq millions de "dépressifs complets" dont on ne peut plus rien faire, en quelque sorte les "détritus humains" de notre société. C’est l’image qui nous est communiquée tous les jours. La pensée des consultants qui est représentée dans "Sous la glace", travaille aussi là-dessus: seuls les meilleurs s’en sortent. Grow or go !
ARD: …et il vaut mieux décider seul tout de suite quand le moment est venu de partir…
RICHTER: … oui (rires). C’est une exagération de mon texte, ça n’existe pas encore dans la réalité. Par contre, ces entretiens de feedback, où les gens s’auto-évaluent, existent vraiment. Dans l’ensemble du cycle théâtral "Le Système" dont "Sous la glace" fait aussi partie, j’ai voulu identifier les valeurs exactes qui y étaient défendues. Je me suis demandé: comment décrire notre société aujourd’hui? quelle est notre conception du bonheur, de la vie ensemble? quel est exactement notre modèle économique? quand on est en guerre, comme c’est le cas en Occident actuellement, alors on arrive évidemment, très rapidement à simplifier le point de vue. Ici c’est le bien, là-bas c’est le mal et il faut défendre le bien.
ARD: Vous avez dirigé vous même trois des huit mises en scène de vos pièces radiophoniques. Comment réagissez-vous quand le metteur en scène Ulrich Lampen retravaille votre texte ?
RICHTER: Je trouve intéressant de voir ce qu’il enlève de mon texte, ce qu’il fait peut-être différemment de moi. J’avais déjà trouvé cela très bien dans la façon dont Ulrich Lampen a travaillé sur "Electronic City". C’est pour cela que je voulais qu’il fasse aussi "Sous la glace". Nous nous sommes vus et avons échangé des idées. Dans la pièce, le jeune garçon (le personnage de Jean Personne enfant, NdR) n’arrive qu’à la fin, habillé exactement comme Jean Personne, il s’assoit face à lui et reprend son texte : c’est une sorte d’image délirante, mais on peut aussi penser que maintenant on rentre dès onze ans dans les entreprises. Ulrich Lampen a donné beaucoup plus de texte à ce personnage de jeune garçon et j’ai trouvé ça formidable. Ça m’a même inspiré pour ma prochaine pièce. Il y a un jeune garçon qui joue un rôle assez important.
ARD: Quelle est la différence pour vous, en tant qu’auteur, entre écrire une pièce radiophonique ou une pièce pour la scène ?
RICHTER: Quand je retravaille mes pièces pour la radio, je fais en réalité toujours une version complètement nouvelle, en partie même avec de nouveaux textes. Pour la radio, il faut que le texte remplace complètement l’image. Ce qui est intéressant, c’est la combinaison de quels passages de textes avec quel espace sonore. Il est possible d’avoir des pensées parallèles. Par exemple, quand quelqu’un pense mais se trouve tout de même dans un espace réaliste. Il peut donc y avoir des moments de conversation réaliste, et pourtant on peut retourner dans ses pensées. Pour les nouveaux textes, je les écoute souvent une première fois et je ne vois pas d’images tout de suite. La sonorité de la langue est pour moi très importante.
ARD: Vous travaillez avec la langue sans âme des consultants. Comment réussissez-vous à en faire un texte poétique? Comment travaillez-vous?
RICHTER: La pièce commence par un passage plutôt poétique, ce sont les pensées de Jean Personne. Et c’est aussi un texte qui était là au début. Ce monologue de départ, je l’avais écrit environ un an ou un an et demi avant.
ARD: Est-ce que cela veut dire que c’est davantage lié à votre père?
RICHTER: Oui, et à moi. A mes souvenirs d’enfance. Cela se produit comme ça dans l’écriture. Un être surgit, qui n’existe pas en réalité. Ce sont en partie des souvenirs d’enfance et en même temps c’est un homme entre cinquante et soixante ans. De même que les comédiens s’imaginent un personnage, moi aussi. Et j’attrape alors le point central à partir duquel ce personnage pense et ressent et c’est ce que j’écris. C’est un mélange d’image et d’événements réels. Et ensuite cela commence à se déplacer. C’est lié aussi aux images de Jean Personne, ce chat par exemple, qu’il voit en train de tomber…
ARD: ….un image incroyablement dure, je trouve …
RICHTER: … d’un côté c’est évidemment horrible si cela arrive vraiment et qu’il gèle là, sous la glace. Et en même temps Jean Personne se rend compte qu’il est lui-même ce chat. Il essaie de s’agripper mais ne trouve pas de point d’appui et dans le dernier passage il se rend compte que ce genre de chats tombent en masse, et se jettent les uns sur les autres peu avant de mourir de froid.
ARD: Et entre-temps, il y a cette langue des consultants.
RICHTER: La langue des consultants m’a fasciné parce qu’elle est tellement dépourvue de poésie. Une langue poétique peut signifier beaucoup avec peu de mots et susciter l’émotion chez quelqu’un. Cette langue des consultants, en revanche, est incroyablement redondante. Ils ont des phrases incroyablement longues, qui veulent dire incroyablement peu de choses. Et parfois, ce qu’ils expriment de façon compliquée est très simple. Par exemple "maximisation des performances de communication", ça ne veut rien dire d’autre que quelqu’un a l’air sûr de lui. J’ai renversé la langue des consultants sur un texte très poétisé comme un acide. Les souvenirs d’enfance de Jean Personne, qui sont vraiment consistants, sont toujours émaillés de cette langue du consulting et deviennent de plus en plus plats. Il ne finit par parler qu’avec ces figures de style bizarres.
ARD: Les figures de style, justement, me rappellent la campagne publicitaire actuelle "Tu es l’Allemagne". Ne s’agit-il pas, là aussi, d’une langue similaire ?
RICHTER: Exactement, c’est similaire. Quand on lit le manifeste de „Tu es l’Allemagne“, c’est une idiotie semi-poétique. Comme par exemple: "Tu es l’arbre- déracine les arbres!" Si l’on prenait cela au sérieux, cela signifierait se déraciner soi-même. Et dans le fond c’est aussi ce qu’ils veulent dire. Parce les exigences de la pensée libérale sont précisément que l’on soit déraciné et flexible. Ce manifeste est fait pour l’homme flexible. C’est ce qu’on peut lire aussi chez Richard Sennett dans "L’homme flexible" . Il utilise aussi cette image qu’on était auparavant comme un arbre, qu’on avait pris racine et devenait de plus en plus solide, et qu’aujourd’hui il s’agit de s’auto-déraciner. D’être partout. Mais le problème, c’est que les arbres déracinés meurent.
Interview de Gisela Krone.
Traduction française d’Anne Monfort