Analyse de spectacle
1. Repères :
Lettres Persanes d’après le roman de Montesquieu + extrait de qu’est-ce que le
contemporain d’Agamben + lettre familiale de l’un des comédiens iranien :
Eram Sohbani + anecdote de l’acteur norvégien (Olav Benestvedt) sur les numéros
de la rue de Charonne à Paris. Confrontation XVIIIème siècle et aujourd’hui.
Mise en scène Guillaume Clayssen dramaturge de la CDE
-Comédie de
l’Est, scène nationale le 6 octobre Grande salle, spectacle complet, ambiance
conviviale à l’accueil, places entre L et M un peu trop haut, entourée de jeunes attentifs, dispositif
frontal, plateau nu à l’entrée.
La
représentation
1.
La scénographie
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L’espace
théâtral : spectateurs en frontal, mais plusieurs passages sont joués
dans la salle ex : début provocateur : personnage qui fait intrusion
dans la salle prétendant être un spectateur qui arrive en retard car il est
allé au théâtre municipal, altercation, doutes du public qui finit par
comprendre que cela fait partie du spectacle. Petit à petit, de façon assez
violente, ce personnage recrute apparemment dans la salle les acteurs qui vont
jouer les Persans… Ce qui suggère que
nous pourrions tous être concernés par le texte de Montesquieu, la troupe ne va
pas incarner les Persans ou pas seulement mais nous dire ce qui les a mobilisés
en lisant ensemble cette œuvre du XVIIIème siècle et qui pourraient nous
mobiliser aussi.
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Plateau nu, pas vraiment de séparation scène
/salle : donner à penser le rapport entre les Lettres Persanes de Montesquieu et
notre propre situation d’emblée. Personnage de l’étrangère qui se présente sur
le plateau de façon naturelle sans projeter la voix de façon théâtrale pour se
présenter. Ça commence comme un concert.
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Espace
scénique : plateau de la grande salle pendrillonné de rideaux noirs
d’abord apparemment nu, espace vide pour mettre en valeur les acteurs cf référence à Brook, images d’abord créées par
eux, évolue par dévoilement et ajout d’accessoires qui situent les différentes
étapes du spectacle et produisent des images qui accompagnent le texte et
permettent au spectateur d’éprouver des émotions : tissage d’un fil de
jardin à cour qui peut représenter les frontières du voyage de perse à Paris,
l’emprisonnement des femmes dans le sérail grâce au jeu de la comédienne entre
les fils, le fil de la correspondance
aussi, le fil sert aussi plus tard de support à un tissus blanc qui permet de
séparer l’espace en deux et de préparer l’étape suivante derrière, pendant
quelque chose se joue devant, écran de tissu avec projection de jeunes femmes
en blancs qui représente le sérail, quatre fauteuils avec revêtement de velours
rouge, type fauteuil de théâtre à l’italienne, très XVIIIème siècle, à jardin :
coiffeuse de loge de théâtre avec ampoules sur le cadre, au lointain dévoilement
de boites d’exposition sorte de cabinets de curiosité avec mappemonde moderne
allumée, grand cadre de miroir qui peut représenter le cadre de scène d’une
salle à l’italienne pour l’opéra mais aussi l’espace du théâtre comme celui où
on se mire, reflète, théâtre sur scène et dans la salle. Espace peu encombré
qui permet beaucoup de déplacements, de danses, de chant. Pas vraiment
figuratif, pas illustratif, très loin de tout orientalisme de pacotille ou de
références appuyées au XVIIIème siècle. Renvoie plutôt à la théâtralité, à
l’étrangeté des acteurs qui créent le spectacle chacun avec son univers et sa
personnalité, sa présence physique. Ni espace réel ni espace mental, espace du jeu où peut se
faire entendre l’œuvre de Montesquieu et son discours sur le rapport à l’Autre,
Orient/Occident, Hommes/femmes mais aussi la diversité des altérités proposée
par les artistes au plateau : acteur, musicien, chanteuse, d’origine
différente français, iranien, norvégien, d’identité sexuelle différente,
affichage de l’homosexualité pour le choix de l’Eunuque : acteur norvégien
haute contre.
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Référence artistique : installations
contemporaine, esthétique de certaines performances mais tout est travaillé,
même si certaines parties issues d’impros comme l’intrusion du début s’adapte
au lieu de la représentation ici à
Colmar( Théâtre municipal etc)
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Dispositif
scénique qui donne matière à jouer car
presque tout est fait à vue au plateau. Parfois dévoilements liés à des
changements d’éclairage. Ex de la partie où les eunuques différents sont joués
par Olav qui est filmé directement sur le plateau à jardin légèrement derrière
le pendillon avec projection de son visage sur l’écran en tissus. Mais tous les
éléments donnent matière à jeu. Ils sont également souvent symboliques.
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Accessoires
qui ne sont pas du mobilier déjà évoqué plus haut : lettres sorties
des poches, corde à sauter, mégaphone…
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les éléments de costumes sont utilisés comme
accessoires souvent : manteau que l’étrangère ôte au début pour faire voir
une tenue qui rappelle des costumes ethniques : Amérique latine, minorités
asiatiques, idem pur le manteau d’Usbeck, simple foulard de mousseline noire
transparente pour évoquer les femmes voilées mais pas référence directe au
foulard islamique ou même orientalisant,
échasses de l’Etrangère à la fin : âme de Roxane qui échappe à
l’ordre du monde sanglant, nécessité pour que la femme soit entendu qu’elle se
surélève, qu’elle devienne héroïque, elle doit faire encore plus d’efforts pour
qu’on l’écoute, mais elle domine également les contingences par son courage et
sa détermination, chant de la mort et plainte des femmes mis ainsi en valeur, objets
et mobiliers évoquent souvent le théâtre : sièges, miroirs de loges,
cadre, siège…Mise en abîme de la société d’Ancien régime. Importance du
paraître dans une société de cour comme au XVIIIème mais aussi comme
aujourd’hui avec les réseaux sociaux, les selfies, l’image que l’on donne de
soi , cf aussi « Le Monde est un théâtre »(Shakespeare)
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Lumière :
permet de délimiter les espaces sur le plateau : exemple Usbek à cour,
Rica plutôt à jardin, les femmes au centre. Jeu entre ombre et lumière cf ce
que dit Guillaume de l’obscurité du siècle des Lumières et de la définition du
contemporain d’Agamben : savoir regarder la part obscure du XVIIème siècle
et de notre temps : femmes qui parlent dans l’ombre de l’oppression.
Lumière qui devient rouge pour évoquer la violence de ce qui se passe dans le
sérail dans la troisième partie.
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Environnement
sonore : musique en direct guitariste +bande son sophistiquée très importante : personnage de la
chanteuse qui évoque l’ailleurs, le monde féminin, réécriture musicale à partir
de musique orientale ou ethnique mais jamais folklore, transformation en quelque
chose de contemporain, musique baroque donc occidentale aussi apportée par le
haute contre norvégien, friction de musiques différentes, confrontation à
l’altérité aussi dans la musique. Chanson de « little boxes » Graeme
Allwright chantée au plateau lors d’un moment de transition qui renvoie à notre
époque et aux souvenirs des artistes sur le plateau. Utilisation du micro pour
amplifier parfois ou du chant direct. Utilisation de sons d’archive
également : la révolution iranienne, manifestation, retour de Khomeny en
Iran, tirs. Le son permet au spectateur de créer des images. Pas vrai théâtre
documentaire pour autant car les sons peuvent évoquer d’autres événements que
l’histoire de l’Iran, Palestine, Syrie par exemple.
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L’image,
video : images du harem d’Usbeck projeté sur un écran de draps blanc, type
caméra de surveillance, en plongée : pas du tout d’exotisme, refus de
l’orientalisme cf référence aux travaux de E. Saïd : rien de lascif et de
voyeur, des femmes en blanc , emprisonnée dans un espace restreint ( jeunes
élèves actrices de l’Ecole Nauvray Auroy où enseigne Guillaume Clayssen),+ film
fabriqué en direct au plateau lorsqu’Olav joue les différents eunuques dans la
dernière partie, à un moment les images du sérail et de l’eunuque se
superposent.
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Costumes :
contemporains au début, fiction des acteurs choisis dans le public. ( A
détailler d’après photos, ne me rappelle plus trop)Importance du manteau d’Eram
(voyageur) dont il se défera : pantalon noir, débardeur noir. Personnage
d’Usbeck sombre et pessimiste, penseur capable d’une très grande violence,
acteur iranien qui introduit aussi l’histoire de sa famille : lettre de sa
grand-mère, révolution iranienne 1979, retour de Khomeny. Hugo qui devient Rica
avec un très beau peignoir oriental dans les oranges flamboyants. Olav
affirmation de son homosexualité, demande de se mettre torse nu pour devenir les
Eunuques, retire un pull classique à chevrons, norvégien, anecdote sur ses
débuts en France : confusion sur la numérotation des maisons rue de
Charonne, la question de la compréhension de la langue- qui n’existe pas dans
les Lettres persanes de Montesquieu où les Persans parlent parfaitement
français alors qu’en général c’est le premier problème des exilés, réfugiés,
voyageurs. Peignoir sombre quand il devient eunuque. Actrice qui joue les femmes
orientales : rien qui puisse aller dans le sens d’une érotisation
stéréotypée et fantasmatique du cliché de l’orientale : jean et sweet
gris, une jeune femme toute simple pour incarner la femme. Costume de
l’Etrangère déjà évoquée.
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Perruques, tutus blancs et transformations en
femmes de deux acteurs dans la deuxième partie lorsque les mœurs parisiennes
sont évoquées : théâtre, opéra cf la lettre sur les femmes françaises du
XVIIIème siècle qui ne veulent pas vieillir : quatre femmes d’âge
différent qui se présentent toutes plus jeunes que la classe d’âge précédente,
médisance des femmes l’une à l’égard de l’autre, absence de solidarité/ les
femmes du sérail d’Usbeck ? satire de l’oppression que subissent les
femmes à propos de leur physique dans un monde dirigé par les hommes.
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Rica qui se déshabille excédé par l’intérêt
qu’on lui porte quand il est en costume oriental : « comment peut-on
être persan ? », curiosité suscitée en tant que bête de foire du fait
de son exotisme : nu =un être humain bâti comme les autres êtres humains
pas de différence , ensuite endosse un costume occidental qui suggère un
costume de courtisan de l’époque de Louis XIV alors qu’il s’agit d’une robe de
tulle blanc enfilée à l’envers : la nudité toujours dévoilée suggère alors
le ridicule de l’ostentation du courtisan, les ravages de la mode et de l’usage
social de celle -ci.
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2. La
performance de l’acteur : certains acteurs jouent plusieurs
rôles : personnages contemporains, personnages persans, eux-mêmes ( Eram, Olav, Hugo), femmes rôle plus unifié,
l’une l’Etrangère chanteuse, l’autre les femmes du sérail et la philosophe qui
dit le texte d’Agamben. Très forte présence des acteurs masculins, femmes
peut-être plus en retrait ou avec une présence différente comme la chanteuse
dont la voix est source d’émotions, le monde féminin à elle seule. Volonté de
ne pas projeter sur la femme un imaginaire machiste, de simples êtres humains
sans réduction à leur statut d’objets, des sujets.
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Pas d’uniformisation du code de jeu. Chaque
acteur amène un univers particulier dans sa diction et dans sa gestuelle même
si l’impression de chorégraphies particulières domine, beauté des altérités qui
se côtoient sur le plateau et inventent ensemble le sens des lettres Persanes
de Montesquieu en résonnance avec notre présent : -Hugo : gouaille,
énergie, diction contemporaine : le saut à la corde : performance.
Eram : diction classique, voix projetée, gestuelle extrêmement expressive
qui accompagne le texte ou en tient lieu par exemple dans le passage où il
« danse » les affrontements révolutionnaires en Iran ou ailleurs.
Olav : léger accent, chant du haute contre, gestuelle sinueuse pour
représenter la fourberie des Eunuques, expression du visage reflétant la
violence sadique des Eunuques frustrés ne jouissant que dans l’oppression
infligée aux femmes, dans la cruauté. Actrice : adresse simple au public,
au micro souvent, parole sans théâtralité affichée, presque banale. Force de la
lettre finale de Roxane à rebours des clichés de la passion et du tragique,
parole de femme d’au-delà de la mort ou simplement maîtresse d’elle-même qui a
longtemps pratiquer la réserve et la retenue, la feinte et la simulation pour
affirmer simplement sa liberté intérieure constante, même sous la domination
d’Usbeck et des eunuques.
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Les lettres sont adressées soit aux partenaires
sur le plateau soit directement au public, mais sans que le texte de
Montesquieu ne soit transformé en dialogue théâtral. Variations liées à
l’amplification ou non qui soutient l’attention du public.
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Performances des acteurs multiples : danse,
chant, diction de texte, jeu dans des registres différents. Très impressionnant
- lettres non dites évoquées par une énumération dans
l’ordre du roman de Montesquieu : litanie, transe rythmique parfois,
scansion qui structure le spectacle et illustre le temps qui passe. Idem en plus
restreint pour l’énumération des lieux traversés qui illustre la durée du
voyage et l’espace.
-chorégraphie de la déchirure des lettres : juste
avant la lettre sur l’invention de la poudre et de la bombe qui fait qu’il n’y
ait plus de refuge nul part, texte qui résonne à plein avec notre actualité,
suivi du texte sur les méfaits de la chimie.