mardi 6 décembre 2016

Acteur de Py: Philippe Girard. portrait dans le Journal le Temps

Philippe Girard, le génie de l’excès
L’acteur français cultive l’emphase avec un brio stupéfiant, drôle et bouleversant au Festival d’Avignon. Tête-à-tête dans un cloître
Si le théâtre devait disparaître et s’il ne devait rester qu’un acteur, ce serait lui. Lui avec ses yeux bleus comme la promesse d’un été éternel; lui avec ses épaules de Viking normand; lui avec sa voix d’encens faite pour se répandre en vapeur; lui avec ses grands airs qui finissent en frises comiques. Mais qui, «lui»? Philippe Girard, interprète d’Orlando ou l’Impatience, comédie déraisonnable d’Olivier Py, une vie de théâtre, avec ses enfants perdus, ses blessures d’amour, ses complots, sa pompe, funèbre parfois, et ses phrases qui tournent en versets (lire LT du 08.07.2014). Le spectacle sera à l’affiche de la Comédie de Genève en avril.
Philippe Girard y incarne les pères, «père désespéré», «père déshonoré», «père révolté», «père fou», «père recommencé», autant de stations dans la passion du jeune Orlando, comédien en quête de souche. Le spectacle procède par vagues. Et l’acteur en est la bouée. Il est à lui seul tous les théâtres d’Olivier Py. Voyez-le, boursouflé jusqu’au ridicule, dans un manteau de soie rose: il joue le poète manigançant sa propre mort. Voyez-le encore en artiste d’Etat, raide comme une baïonnette: il défend la culture pour tous. Admirez-le, enfin, livide comme un cierge brûlant dans une chapelle de montagne, ultime servant du théâtre.
Mais il me tend la main à l’instant, dans la clarté du cloître Saint-Louis, quartier général du Festival d’Avignon. On nous trouve une arrière-cour où refaire le monde en paix. On voudrait qu’il nous dise d’où vient cette lave, cette voix d’onction et d’orage selon la nécessité, cette grandeur d’artifice qui lui a fait incarner Rodrigue dans Le Soulier de satin de Paul Claudel, dans une mise en scène d’Olivier Py, au Grand Théâtre à Genève en 2003; ou encore François Mitterrand dans Adagio (Mitterrand, le secret et la mort), du même Py à Paris.
Au commencement, il y a un garçon taiseux dans une ville taiseuse de Normandie, Evreux. Le père est garagiste. Les repas de famille sont des mécaniques rodées mais sans éclat. On n’y parle pas. C’est la règle. Mais on écoute France Musique tous les soirs. Philippe se rêve chef d’orchestre. Ses parents le voient professeur. Un jour, il annonce qu’il renonce aux études pour suivre une école d’acteurs. «Encore un raté dans la famille», lâche le père.
L’adolescent a vu Laurent Terzieff réciter Rainer Maria Rilke dans un théâtre à Paris. Il a 17 ans et il n’oubliera jamais l’incandescence de ce veilleur de songes, ses mots qui sont des sorts jetés dans les mémoires. Il voudrait être comme ce grand acteur, un tronc maigre qu’un poème habille. Alors, il cherche un atelier où apprendre à dire des mots plus grands que soi. Antoine Vitez est sa providence. Le metteur en scène français éblouit des générations de spectateurs: son marxisme éclairé, sa fréquentation passionnée de Victor Hugo, de Molière et de Racine, ses spectacles magistraux, tout le distingue. Philippe Girard est de ses élèves. «Toi, tu es naturellement lyrique, il faut que tu apprennes à devenir dramatique», lui dit Vitez.
«Mon lyrisme vient de ma passion pour l’opéra, celle que je me suis découverte enfant, raconte-t-il. Un acteur lyrique transforme un sentiment inexprimable en un chant. Il faut trouver la note et la tenir. Mes pères ont pour nom Philippe Clévenot, Nada Strancar, Laurent Terzieff. Ce que j’aime chez eux, c’est qu’ils sont modifiés par le poème. Les Grecs pensaient que les comédiens étaient traversés par la parole d’un dieu. Je crois aussi qu’il y a un moment où le dieu prend feu en vous. C’est lui qui parle.»
Hors de ce feu, Philippe Girard serait plutôt bonhomme. Pas de mine torturée, non. Mais la gentillesse distraite d’un personnage de Jacques Tati. La candeur comique de Bourvil, dont il a les accents parfois sur scène. On le lui fait remarquer. «Nous sommes Normands, l’un et l’autre», note-t-il. «Olivier Py, comment est-ce qu’il est entré dans ma vie? J’ai été engagé en 1990 pour jouer dans Richard II de Shakespeare. Dans la distribution, il y avait un jeune garçon discret qui passait son temps à griffonner des visages rigolos sur sa brochure. C’était Olivier Py. Il m’a dit qu’il écrivait. Un an plus tard, il m’envoie Les Aventures de Paco Goliard. Je découvre un écrivain. Je joue la pièce à Avignon, depuis notre fidélité continue. Un poète qui est aussi un chef de troupe, c’est émouvant. Il écrit son théâtre et il en invente les arcanes scéniques. C’est ça, le vrai travail du théâtre. Il y a tant d’impostures dans notre métier.»
Ça, c’est un pavé jeté dans la mare aux vanités. Celles que Philippe Girard a en horreur. «Voyez tous ces metteurs en scène qui se prétendent artistes. Ils feraient mieux de se faire petits au service des auteurs. Il n’y a pas d’art de la mise en scène, mais une parole à porter. Tout le reste est posture et foutaise. Ce que j’aime chez Py, c’est qu’il sait ce qu’il écrit, mais pas comment le jouer. Il ne prétend pas diriger les acteurs. Il nous donne la permission d’inventer. Antoine Vitez ne procédait pas autrement. Il disait: «Fais-moi une proposition d’interprétation si tu veux que je t’aide.» Puis il nous ouvrait des portes.»
Foi dans le pouvoir du verbe. Tout est là: la folie d’un jeu qui serait une maison des morts sans cesse ranimée. Avec au salon Sarah Bernhardt languissant en fée protectrice. L’étrangeté de Philippe Girard, l’émotion qu’il libère, viendrait d’un labeur et d’une rêverie, d’une gymnastique et d’une ascèse. Pour apprendre Orlando ou l’Impatience, cette pièce à tirades, il a marché sur les trottoirs de Paris pendant des jours, comme il fait toujours, sa brochure dans la main. Il a marmonné la musique de Py, sa phrase cocasse, crue ou élégiaque. Il a trébuché, puis un jour il s’est senti porté. Il a su alors qu’il y arriverait.
«En 2010, j’ai accepté de jouer Mitterrand, mais très vite j’ai réalisé que c’était absurde. Je n’avais ni son physique ni son âge. Je me levais la nuit en sueur, je voulais renoncer. J’ai lu un poème de Mitterrand jeune et j’ai connu un déclic. C’est ce texte qui m’a donné la clé pour jouer.» A la fin d’Orlando, il se dresse en prophète. Sa dignité est celle d’une ampoule – la fameuse servante des acteurs – qui clignoterait dans une loge désertée. Dans sa bouche, l’être est un sablier, mais rien n’est inexorable: «Nous sommes neige sans en avoir la pureté, nous sommes écume sans en avoir la grâce, nous sommes cendres sans en avoir l’humilité, nous sommes boue sans en avoir la fertilité, nous sommes poussière sans en avoir la légèreté, nous sommes vides sans avoir cette aspiration au possible.»
Philippe Girard est alors réellement un acteur-écho. Ecoutons-le encore, sur scène: «Et il y a ceux qui voient dans leur manque une fleur, une mer, un théâtre. Nous sommes nés pour nommer notre manque. Pour que le manque ne manque pas, pour qu’il devienne un trésor d’absence où la parole vit, pour qu’il devienne une cloche qui sonne et acclame les noces obscures de notre boue avec la vérité éternelle de l’amour.»
Il suffit de le voir à ce moment-là pour savoir: cette liturgie lui fait du bien; mieux, il y aurait là comme une volupté. «Quand je vois quelque chose de beau, j’ai les mains qui tremblent d’émotion. Je ne cache jamais ma joie.» Cloître Saint-Louis, l’acteur ressemble à un vacancier, avec son bermuda bleu, sa chemise vichy, son teint hâlé. Il ne plastronne pas, il ne flatte pas («non, je ne lis jamais les critiques, désolé»), il raconte des extases lyriques avec l’humilité d’un anachorète. «Au Grand Théâtre à Genève, un spectateur m’a dit après Le Soulier de satin: «Vous m’avez fait pleurer comme à l’opéra.» C’est le plus beau compliment qu’on m’ait jamais fait.»

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Philippe Girard
«Les Grecs pensaient que les comédiens étaient traversés par la parole d’un dieu. Je crois aussi qu’il y a un moment où le dieu prend feu en vous. C’est lui qui parle»