jeudi 19 janvier 2017

Extrait de Nous les héros

LE TEXTE : EXTRAIT DE NOUS, LES HÉROS
Cette pièce n’est pas classiquement découpée en actes et en scènes. Les tableaux se
succèdent, simplement séparés par des points de suspension, qui indiquent parfois des
intermèdes musicaux .
La séquence qui suit, entre La Mère, chef de troupe, et Monsieur Tchissik, l’un des
comédiens, époux de l’actrice principale qui a rejoint la troupe familiale, est l’une des scènes
à deux personnages les plus longues de la pièce.

La dernière réplique de Monsieur Tchissik est caractéristique de l’écriture de Lagarce telle
qu’on la connaît : les personnages cherchent ce qu’ils ont à dire en même temps qu’ils
cherchent comment le dire. Le mouvement de la langue est celui de la répétition – et il faut
aussi entendre « répétition » dans son sens proprement théâtral, comme le temps
d’élaboration du spectacle ; le temps que prend une troupe pour chercher, le temps privilégié
où forme et sens émergent dans le même mouvement.

La Mère - Les affaires de la troupe marchent mal. Son répertoire est épuisé, je suis épuisée,
nous sommes épuisés, nous n’allons pas pouvoir tenir encore très longtemps...
Le manque d’intérêt des gens pour nous est incompréhensible. Est-ce que Raban, lorsqu’il aura épousé Joséphine, aura des idées neuves qui lui permettront de renouveler notre travail? Je ne sais pas. J’ai des doutes, il faut de la volonté, nous avions de la volonté, mon mari avait de la volonté, est-ce qu’il en a ?
Il faudra encore des années avant que la changement ne s’amorce, j’en ai bien peur et je ne
suis pas si vieille pour mourir aussitôt, ou renoncer et ne plus m’en soucier. Je ne peux pas
faire ça.Monsieur Tschissik, il faut que nous puissions parler.
Nous voudrions, vous le savez, que vous signiez une déclaration attestant que vous n’avez chez nous qu’un emploi subalterne et épisodique et que, en aucun cas, vous n’êtes engagé à demeure.

Monsieur Tschissik - Je l’ai déjà dit, je ne signerai pas ça !

La Mère - Tout de suite, vous vous énervez ! Nous parlons. Je ne vous comprends pas.
Qu’est-ce que cela fait ? Votre honneur et même votre travail ne sont pas en cause mais pour
les déclarations que nous devons faire à l’administration, ce n’est pas négligeable.

Monsieur Tschissik - Il s’agit d’une tricherie qui nuirait considérablement à mon image de
marque et à ma réputation.

La Mère - Vous ne seriez pas soumis à l’assurance obligatoire et en conséquence, ce que je me tue à vous expliquer, nous ne serions pas contraints de payer les sommes complémentaires importantes qui vont se noyer bêtement dans ce gouffre...Vous jouez chez nous de petits rôles...

Monsieur Tschissik - Et alors ? Vous pouvez m’en donner de plus grands, de plus longs, et
si vous ne voulez pas, vous devrez de toutes façons me déclarer comme un acteur à part entière...

La Mère - Mais votre femme est déjà suffisamment déclarée...

Monsieur Tschissik - Ma femme, c’est ma femme et moi, c’est moi ! Nous voulons tous les
deux l’assurance obligatoire et totale et ce n’est pas la peine de discuter !

La Mère - Nous avons des frais, vous n’imaginez pas...

Monsieur Tschissik - Ce n’est pas mon problème, je suis artiste, pas comptable aux écritures ! Vous pouvez renoncer à déclarer le père de votre mari, il est âgé...
La Mère - Mais il y a longtemps que nous ne le déclarons plus, je ne crois pas qu’il l’ait jamais
été... Il a déjà été déclaré ? De toutes manières, ce n’est pas la question, il est vieux et on ne
déclare pas les vieux !
Monsieur Tschissik - Et vos enfants, la petite, peut-être pourriez vous...
La Mère - Mais les enfants non plus ne sont pas déclarés, ils sont mes enfants, ils ne peut
rien leur arriver, que voulez-vous qu’il leur arrive, et s’il devait leur arriver quelque chose, s’ils
devaient renoncer ou sombrer dans la maladie, je m’occuperais d’eux, ils n’ont pas besoin
d’assurance, je suis là...
Monsieur Tschissik - Votre assurance couvre également vos enfants ?
La Mère - De quoi ? Je n’ai pas besoin quant à moi d’être assurée et couverte, je ne vais tout
de même pas me retourner contre moi-même s’il devait m’arriver quelque chose...
Monsieur Tschissik - Mais alors, personne n’est légalement assuré ?
La Mère - C’est une affaire de famille et je suis sincèrement déçue que cet aspect sentimental
ne puisse être pris en compte, et vous encourager à quelques arrangements...
Personne, sauf vous et votre épouse et Max, encore, mais nous voudrions également en
parler avec lui. Et Raban encore, mais lorsqu’il aura épousé Joséphine, un arrangement sera
certainement trouvé...
Monsieur Tschissik - Mais, c’est terrible, ce que vous me dites là, vous m’effrayez, terrible et
inquiétant, et dangereux, il n’y a pas d’autre mot, dangereux et rigoureusement malhonnête
aux yeux de l’État et de son administration. nous vivons dans une jungle. Jamais je ne vous
aurais crue capable de telles malversations...
La Mère - Mais de quoi est-ce que vous parlez ! Malversations ? De quoi est -ce que vous me
parlez ? Vous croyez que l’argent sort des malles à costumes et que nous pourrions en plus
de tous les frais, et de la nourriture, et des affiches, et des programmes, et de la location des
salles, remplir parfaitement les paperasses et cotiser avec sérieux ? Vous rigolez ? Ce n’est
pas le Kristall-Palast de Leipzig, ici, c’est une entreprise artisanale, un commerce de détail...
Monsieur Tschissik - Mais si vous ne payez pas notre assurance obligatoire...
La Mère - Qu’est-ce qui va vous arriver ? Vous allez vous casser une jambe, vous allez
sombrer dans la pneumonie compliquée et dormir à l’hospice ? Vous êtes en bonne santé...
Monsieur Tschissik - J’ai l’air bien portant mais...
La Mère - Nous ne vous abandonnerions pas...
Monsieur Tschissik - Vous nous abandonneriez !
La Mère - Nous ne vous abandonnerions pas ! Je vous soignerais moi-même !
Monsieur Tschissik - Lorsque nous partirons, car un jour nous partirons, nous quitterons
cette vie de désarroi et nous renoncerons à cette errance, lorsque nous vous quitterons, car nous, un jour, nous vous quitterons,lorsque nous retournerons vers des villes plus modernes et plus accueillantes, lorsque nous vous quitterons ou lorsque nous serons vieux, si nous sommes vieux un jour, si je ne meurs
pas avant, si la mort ne vient pas me prendre,lorsque nous serons vieux, nous irons chaque semaine au bureau des aides chercher l’aide administrative, nous attendrons des heures dans les courants d’air avec d’autres rescapés de l’existence qui nous parleront de leurs exploits, de leur gloire passée, des fous minables qui oseront comparer leur vie d’acteur à la nôtre - je ris - je serai fatigué, je serai malade,je serai juste là pour obtenir le minimum que la société me devra, car elle me le devra, je n’aurai plus aucun espoir, je serai seul, ma femme m’aura quitté, est-ce que je ne sais pas cela ?
Elle m’aura quitté ou elle sera morte de privations et de la tuberculose, je ne sais pas ce qui est le mieux,
je n’aurai plus aucune force pour résister à rien et combattre, car c’est d’un combat que je vous parle,
et à ce moment-là, juste à ce moment-là, j’entendrai alors, derrière le guichet, la grotesque réponse imbécile et narquoise du préposé me demandant les justificatifs de mes années obscures, les preuves de ce travail-ci, car c’est du travail et pas autre chose, les preuves de ce travail-ci avec vous, auprès de vous, dans votre boutique,et alors,alors, je me souviendrai de vous, je vous aurai oublié mais vous me reviendrez en mémoire,
subitement, je serai juste un pauvre débris du monde et les mains vides, je serai là, je me souviendrai de vous, je me rappellerai notre conversation d’aujourd’hui, celle où j’avais renoncé à mes droits, à ma déclaration obligatoire et totale à l’assurance générale, cela me reviendra avec ironie et sarcasme, ce jour imbécile, aujourd’hui, où je me serais laissé avoir, car avoir et pas d’autre histoire, et où j’avais renoncé à toutes traces de mon passage ici.
À ce moment-là, où est-ce que vous serez ? Hein ? La question : où est-ce que vous serez ?
La Mère - Et moi qui croyais que des liens affectifs...Je suis déçue. Cette absence de confiance.
Ce n’est pas beau, pas beau du tout. Et décevant oui, et triste même.